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M. le comte de la Bourdonnaye, appelé à la tribune par son tour d'inscription, commença par répondre à l'objection déjà faite plusieurs fois, que la Chambre, où figuraient tant d'émigrés, se constituait juge dans sa propre cause.

Et depuis quand donc, dit l'honorable orateur, les mandataires d'un grand peuple seraient-ils sans intérêt dans la discussion d'intérêt public qu'ils sont appelés à défendre? Depuis quand faudrait-il être étranger dans sa propre patrie, pour en être le législateur, et juge de tout ce qui tient à sa gloire et à sa prospérité ?

Par quel contre-sens général toutes les constitutions représentatives auraitent-elles spécialement confié la défense de la propriété et des intérêts à ceux que leur fortune et leur situation politique en ont établi les défenseurs naturels et nécessaires, s'ils doivent se retirer quand il s'agit de statuer sur la propriété et sur ses intérêts?

« Vous qui vous glorifiez d'être ici les représentans d'une opinion et ses défenseurs, dans quelle circonstance, dites-le-nous, vous êtes-vous retirés quand cette opinion était attaquée? Etes-vous restés neutres dans la discussion des lois d'élection, qui touchaient à vos intérêts privés comme à votre intérêt général? Êtes-vous sortis de cette Chambre quand il s'agissait de prononcer sur des troubles publics ou des accusations dans lesquelles vous étiez impliqués ?

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Dites-le-nous de bonne foi, sur quels intérêts généraux la législature pent-elle se prononcer, sans blesser ici des intérêts privés, ou sans en satisfaire? Cependant, qui de nous s'est jamais récusé?

• Avez-vous exclu de vos délibérations les trente associés des compagnies des canaux, qui mirent un poids si prépondérant dans la question importante de la canalisation? Avez-vous exclu les banquiers des emprunts dans les lois de création de rentes? Avez-vous le projet de vous récuser, vous tous qui possédez des rentes sur l'état, quand il s'agira de réduction de rentes ?

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Pourquoi donc vouloir établir deux poids et deux mesures? pourquoi répúdier vos principes pour ne suivre plus que la doctrine de vos in

térêts.

« Vous voulez que toutes les opinions, que tous les intérêts aient des représentans dans cette Chambre, pour qu'ils y trouvent toujours des défenseurs; et ce serait le jour où ils seraient attaqués avec le plus de fureur que vous récuseriez leurs représentans, que vous en banniriez leurs défenseurs? Quelle contradiction!

« Vous dites que la majorité de cette Chambre est juge et partie dans cette grande discussion; je l'ignore: mais s'il était vrai qu'un grand intérêt de justice et de réconciliation réunît aujourd'hui cette majorité, qu'en faudrait-il conclure dans notre système constitutionnel, si ce n'est que cet intérêt devenu un besoin général de la société doit être satisfait?

Rentrant alors dans le fond de la question, M. de la Bourdonnaye, considérant que la loi d'indemnité est nécessaire pour que le maintien des confiscations révolutionnaires et des ventes nationales ne reste pas éternellement au milieu de nous comme un monument

de nos discordes civiles, un objet perpétuel de haine et de discussions, recherche sur quel principe elle doit reposer, et ne le trouve point dans les articles du projet proposé.

« Pour lui, ces honorables victimes des proscriptions révolutionnaires ne sont pas seulement des êtres malheureux, dont l'humanité se fait un devoir d'adoucir l'infortune; des hommes injustement opprimés, dont la justice doit embrasser la cause; des sujets fidèles punis pour leur attachement aux lois de leur pays ce sont encore les propriétaires de droit des biens dont ils ont été dépouillés de fait, parce que s'il reconnaît à la puissance légitime le droit de légaliser les actes du gouvernement de fait qui sont de la compétence du pouvoir souverain, il ne reconnaît à aucune autorité le droit de légitimer, sans le concours des propriétaires, les spoliations dont ils sont victimes, le droit de valider, sans une juste et préalable indemnité, des transmissions de biens opérées par la violence.

« Il ne peut donc voir, dans l'article 9 de la Charte, qu'un acte conservatoire, qu'une mesure politique, qui peut bien garantir aux acquéreurs des biens confisqués la possession des immeubles portés sur leurs contrats; mais non leur conférer un droit de propriété; droit qu'ils ne peuvent obtenir que de l'accomplissement des dispositions de l'article 10 de la Charte; c'est-à-dire d'une juste indemnité.

« Si les assemblées prétendues nationales étaient illégales, dit l'honorable orateur, leurs décrets frappés de nullité par leur origine, n'étaient que des actes de violence dont les effets ont cessé avec la violence qui les a produits; et les émigrés dépossédés de fait, mais non pas de droit, ont de légitimes prétentions à une indemnité pour cette cession de leur droit dont l'état leur demande aujourd'hui l'abandon.

« Si au contraire les émigrés ont été spoliés à la fois de droit et de fait par les décrets de la Convention, comme on ne peut être dépouillés de droit de ses biens que par une autorité légale, il en résulterait qu'il faudrait regarder comme légaux les décrets révolutionnaires... Mais alors il ne serait dû aucune indemnité; car une indemnité n'est qu'une compensation d'une chose ou d'un droit cédé, et quand on a perdu une chose ou un droit par une décision légale, on n'y conserve plus aucune prétention légitime, on n'a plus rien à en concéder, il n'y a plus matière à compensation à indemnité; d'où il faut conclure qu'une loi d'indemnité qui partirait de ce faux principe, que les émigrés ont perdu la propriété et la possession de leurs biens par suite des confiscations révolutionnaires, serait contradictoire dans ses termes, puisqu'elle ne serait pas une loi d'indemnité, mais une loi de grâce et de pure libéralité. Elle serait encore moins une loi politique et une loi de restauration; car elle consacrerait la doctrine du gouvernement de fait, et justifierait tous les actes de la révolution...

«

Mais, répondront sans doute les défenseurs du projet; ce n'est pas nous qui reconnaissons la légalité des ventes nationales; c'est la Charte qui les a consacrées.

Remarquez, je vous prie, messieurs, à quoi tendrait ce système de défense: à justifier le projet de loi, aux dépens de la couronne, à lui attribuer la spoliation de ses plus fidèles serviteurs; accusation injuste que tous les cœurs repoussent, accusation maladroite que la raison désavoue. Car on peut concevoir, que dans des circonstances difficiles, subissant la loi de la nécessité, l'anguste législateur de la Charte ait pu faire de trop larges concessions, peut

étre aux intérêts matériels de la révolution; mais il est impossible de penser qu'il ait consenti à admettre ses principes et à reconnaître ses intérêts moraux. Ce n'est pas celui qui data la Charte de la dix-neuvième année de son règne que l'on peut soupçonner d'avoir admis la légalité des décrets de la révolution. Ce n'est pas celui qui s'intitula dans cet acte solennel roi de France par la grace de Dien, que l'on peut soupçonner d'avoir reconnu la souveraineté du peuple dont il ne consentait pas à tenir sa couronne.

Nous n'admettrons jamais que l'étendue du pouvoir légitime, quelque grand qu'il soit, puisse aller jusqu'à donner à la violence et à l'injustice le caractère et les effets de la justice et de la légalité.

La Charte a maintenu la possession des acquérenrs dans l'intérêt de la tranquillité publique; mais sans rien préjuger contre les droits des émigrés, qu'il n'était pas au pouvoir du monarque d'anéantir, contre des droits qu'il a positivement reconnns et déclarés le même jour par un acte émané du même pouvoir dictatorial que la Charte : l'ordonnance du 4 juin, sur la dotation de la chambre des pairs.

C'est le fait et non le droit que la Charte a maintenu...

Mais quand il serait vrai que l'art. 9 de la Charte eùt transmis aux acquéreurs la propriété des émigrés, il faudrait au moins reconnaitre que cette transmission n'était pas légalement consommée avant la restauration, puisque la Charte a été appelée à la légitimer ; ce serait à l'époque de cette transmission légale, que l'indemnité serait acquise aux émigrés; et c'est parconséquent à cette époque que la valeur de la compensation devrait être fixée par l'évaluation des biens dont elle doit être le juste dédommagement... »

En résumé, dans l'opinion de M. de la Bourdonnaye, le projet de loi, fait avec trop de précipitation, trompait toutes les espérances; il n'accordait pas assez aux émigrés pour tranquilliser leurs acquéreurs, et leur donnait cependant trop encore pour ne pas mécontenter ceux qui ne voudraient rien accorder. Le projet de loi, rédigé dans un système de déception, semblait n'avoir pour objet que d'investir un seul homme du pouvoir immense et arbitraire de disposer de la fortune publique comme des fortunes privées, sans responsabilité, sans surveillance, comme sans appel à d'autre autorité qu'à la sienne..... Il concluait donc à renvoyer le projet tout entier à un nouvel examen de la commission à laquelle il proposait d'ajouter de nouveaux membres.

Ce discours venait de porter la discussion sur un terrain nouveau. M. de Beaumont, qui s'était annoncé pour défendre le projet de loi, considère la question sous le même point de vue que le préopinant. Il soutient comme lui le principe que le Roi n'avait pas le pouvoir de consacrer la spoliation illégale, non-seulement d'une classe entière, mais d'un seul de ses sujets.

Lorsque Louis XVIII fut rendu à nos vœux, dit l'honorable membre, at-il succédé au pouvoir de Buonaparte, ou bien a-t-il recueilli l'héritage de ses ancêtres?

« Si Louis XVIII a été le successeur de Buonaparte, qui lai-même l'était de la révolution, de quel droit les émigrés viendraient-ils réclamer une indemnité? Il est clair que la révolution qui les a dépouillés ne leur doit rien. Vaincus sans avoir pu combattre, ils ont subi le sort des vaincus? ils n'ont rien a prétendre, et c'est par cette raison que j'ai qualifié du nom de faveur la remise qui leur fut faite par le gouvernement usurpateur dit impérial, d'une partie de leurs biens non vendus.

« Mais si Louis XVIII, en remontant sur le trône de ses ancêtres, n'a fait que ressaisir l'héritage de sa famille, s'il y est remonté par son propre droit et en vertu de sa légitimité, alors, messieurs, tout émigré a pu réclamer le même droit... Il y a ici réciprocité entière, la succession légitime de chaque famille en particulier, garantit à la famille royale sa succession légitime... Cette question tient au fondement de la socité et de la monarchie, car une légitimité ne peut s'accroître sans que, par sa chute, elle n'ébranle toutes les autres...

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Il demeure donc constant que le Roi ayant repris sa couronne comme l'héritage de sa famille, les émigrés n'ont pu être légalement dépouillés par l'assemblée législative et par la convention... Il est incontestable qu'au moment de l'arrivée du Roi en France, les émigrés étaient encore seuls légitimes et véritables propriétaires. Ce serait donc de la restauration qu'il faudrait dater leur spoliation légale...

On n'a pas bien entendu l'art. 9 de la Charte, en le considérant isolément de l'art. 1o, qui en est le complément nécessaire...

Que dit l'art. 9 de la Charte? que toutes les propriétés sont inviolables! mais c'est une vérité de tous les lieux et de tous les temps... Sans aucune exception de celles qu'on appelle nationales, la loi ne mettant aucune différence entre elles ? Ceci est une concession à ce que l'on a cru être la nécessité des circonstances; et quelle a été cette concession, quelle a-t-elle pu être, sinon de consacrer irrévocablement la vente légale des biens des émigrés, d'en perpétuer la possession dans les mains des acquéreurs, et de leur en assurer enfin la propriété légitime, par l'exécution des conditions prescrites par l'article 10? C'est comme si on leur eùt dit : « On pourrait vous reprendre ces biens en vous rem. boursant le vil prix qu'ils vous ont coûté; on consent pour le bien de la paix, « à vous en laisser la possession de fait, à vous répondre qu'elle ne sera pas « troublée, à vous garantir de toutes poursuites judiciaires de la part des légitimes propriétaires, vous en aurez la propriété de droit, quand ces derniers « auront été indemnisés. » C'était, je pense, une assez belle concession; et si ce n'est par là l'objet de l'art. 10 de la Charte, il faut dire qu'il n'en a

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aucun. »

Ainsi l'orateur établit qu'il n'y a d'autre moyen d'établir la légalité de possession des acquéreurs de biens d'émigrés, que par l'indemnité intégrale, préalable des légitimes propriétaires. — Il n'admet point cependant qu'on doive leur rendre les revenus de leurs biens pendant tout le temps qu'ils ont été dépossédés.

L'état, dit-il, ne peut restituer que ce qui a échappé à la destruction; en un mot que ce qui subsiste, comme après un naufrage ou un incendie, chacun

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recueille ce qui s'est conservé des débris de sa propriété dans quelques mains qu'ils se trouvent. Et ceci, messieurs, doit servir de réponse aux diverses ohjections qui vous seraient faites par ceux qui voudraient comparer à la spoliation des émigrés les pertes causées par le maximum, par la banqueroute, par les assassinats et de toutes autres manières par lesquelles la propriété a péri.

« Un seal raisonnement nous prouvera combien la position des émigrés diffère de celle des autres personnes ruinées par la révolution.

« Tout le monde conviendra que si le Roi, en remontant sur son trône, n'eût pas imposé aux émigrés la loi de respecter les ventes que le gouvernement révolutionnaire avait faites de leurs biens, rien n'aurait pu les empêcher d'attaquer les individus qui s'en étaient emparés pendant leur absence, et que les tribunaux du royaume n'auraient pu refuser de les en remettre en possession: en les empêchant d'exercer ce recours qui leur appartenait, le Roi ou l'état a contracté une dette envers enx, a contracté l'obligation de les dédommager du sacrifice de leurs droits qui leur était imposé. Mais il n'en était pas de même des personnes ruinées par le maximum ou par la banqueroute; le Roi ne leur a imposé aucun sacrifice, ne les a privés d'aucun droit; s'ils en avaient quelqu'un avant le retour du pouvoir légitime, ils l'ont certainement encore et peuvent l'exercer s'il leur convient de le faire: ainsi l'état ne contracte aucun engagement envers eux, il n'a aucun dédommagement à leur offrir. »

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En accordant une indemnité intégrale aux émigrés, vous aurez été justes envers eux; mais l'aurez-vous été envers l'état ? aurez-vous satisfait à ce que demandait la politique, à ce que réclamait la conscience publique? je ne le pense pas. Qu'aurait-il fallu faire pour satisfaire à tous les voeux? Rendre à chacun ce qui lai appartient : les biens aux émigrés, les indemnités aux acquéreurs. De cette inanière, l'état se fut libéré à bien meilleur marché, parce que les biens ne valent pas dans les mains des acquéreurs ce qu'ils vaudraient dans celles des émigrés, et que l'état n'aurait été tenu à les indemniser que comme ils possèdent, valeur nationale.

« La Charte n'a point interdit contre eux l'action en lésion admise de temps immémorial par la législation française pour vente d'immeubles... La Charte n'a point entendu confirmer certaines possessions dans la propriété des biens qu'ils ne tiennent à ancun titre, qu'ils n'ont pas même nationalement, dont ils se sont emparés par la violence on par la ruse.

«La politique eût été satisfaite, parce que la sanction de la loi donnée à l'émigration est d'un funeste exemple...

« Il est encore une considération qui n'est pas sans importance, c'est que vous auriez replacé le droit électoral où il devrait naturellement se trouver, dans les mains des familles qui en sont injustement privées par la même violence qui les a dépouillées de tous les autres biens; qui, victimes de la tourmente révolutionnaire, doivent être particulièrement attachées au maintien de l'ordre établi et à la stabilité du trône qui le protége.

« Ne vous abusez pas, Messieurs: quelle que soit l'indemnité que vous vonliez donner aux émigrés, elle ne saurait seule effacer la tache qui souilla dans son origine le passage de leurs biens dans la main des premiers acquéreurs. Vous n'empêcherez pas qu'on ne pense et qu'on ne dise que ce n'est point une industrie legitime que celle par laquelle on acquiert un bien pour le dixième, pour le vingtième, pour le centième de sa valeur, que ce ne fut point une fortune honorable que celle qui fut obtenue au prix du sang et des larmes....

En résumé l'honorable membre demandait s'il ne serait pas pos

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