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conservait encore toute sa mémoire : il reconnut tout le monde; il fit un signe à l'Impératrice; il lui prit et lui baisa la main en la serrant sur son cœur; il semblait lui dire un éternel adieu; et pendant le profond et douloureux silence que cette scène déchirante excitait, il rendit le dernier soupir à dix heures cinquante minutes du matin.

La malheureuse Impératrice, si faible et si souffrante elle-même, avait passé des nuits entières à côté du lit de douleur de son auguste époux; elle a reçu son dernier soupir, lui a lavé elle-même les mains et le visage, lui a fermé les yeux et la bouche, et après avoir rempli ce triste devoir, comme dans le calme affreux du désespoir, elle s'est jetée sur le corps de celui qu'elle avait tant chéri, et s'est abandonnée à toute l'effusion de sa douleur.

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« Notre ange est au ciel, écrivait-elle quelques instans après à l'Impératrice mère, et moi je végète encore sur la terre. Qui « aurait pensé que moi, faible, malade, je pourrais jamais lui « survivre? Maman, ne m'abandonnez pas, car je suis absolument << seule dans ce monde de douleur... Notre cher défunt a repris son << air de bienveillance: son sourire me prouve qu'il est heureux, et qu'il voit des choses plus belles qu'ici-bas... Ma seule consola«tion dans cette perte irréparable est que je ne lui survivrai pas. « J'ai l'espérance de m'unir bientôt à lui (1) ».

D'après quelques expressions de cette lettre touchante, et celles que nous avous déjà rapportées du journal du docteur Wylie, la mort d'Alexandre, événement déjà si important pour l'Europe, était environné d'un nuage mystérieux que nous ne chercherons pas à percer par d'indiscrètes conjectures. Quels regrets ou quelles inquiétudes, quels chagrins secrets avaient abrégé les jours de ce puissant monarque ? Cette révélation est encore attendue par l'his

toire.

les

Nous nous sommes fait une loi de ne point faire entrer dans le récit des faits que nous préparons pour nos successeurs, pour historiens à venir, le portrait biographique des grands personnages

(1) On sait que cette princesse a succombé six mois après à sa douleur,

que la mort vient de traduire au tribunal de la postérité. Ce serait ajouter aux peines qu'exige ce recueil une tâche dont d'autres s'acquitteront mieux que nous, mais pour laquelle nous recueillerons des documens.

Comme homme privé, Alexandre réunissait toutes les qualités propres à le faire chérir : comme empereur, les événemens qui remplissent sa vie sont dans la mémoire de tout le monde. C'est l'histoire de l'Europe. Il en a fait douze ans les destinées. L'esprit de parti pourra contester les services qu'il a rendus à l'Europe; mais la nation russe le mettra certainement au rang de ses plus grands souverains. A cet empire déjà si vaste, il a incorporé soit par des victoires, soit par des traités, le grand-duché de Finlande, la Bessarabie, les provinces de Perse jusqu'à l'Araxe et au Kur, la province de Bialijstock et le royaume de Pologne; il a fait plus, il a jeté, par des institutions sagement combinées, les élémens de la civilisation de son pays; il a préparé l'abolition générale de la servitude, et le bonheur d'une nation dont il a augmenté la puissance et la renommée militaire, et c'est avant d'avoir atteint quarante-huit ans, et dans un règne de moins de vingt-cinq ans (1), qu'il avait accompli cette carrière immense de travaux, de bienfaits et de gloire !..

On n'essaiera point de peindre la douleur de la population de Taganrog, ville qu'Alexandre voulait placer au rang des plus belles et des plus riches de l'Europe. Cette population, qui le regardait comme un père, avait suivi avec anxiété les progrès de la maladie. L'église ne désemplissait point d'une foule empressée d'aller demander au Ciel la conservation d'une existence si précieuse, pour cette ville, pour l'Empire, pour le monde.

Le troisième jour, après les premiers honneurs religieux et funèbres rendus à la dépouille mortelle d'Alexandre, on fit l'ouverture du corps pour l'embaumer. On trouva dans la tête un demi-verre d'eau, ce qui devait, dans l'opinion des médecins, avoir contribué à accélérer sa mort...

Au moment où l'on voulut élever le trône et tendre les apparte

(1) L'empereur Alexandre était ué le 25 décembre 1777, il était monté sur le trône de Russie le 24 mars 1801. Il avait épousé, 9 octobre 1793, Éli

mens en noir, on s'aperçut qu'on manquait de tous les articles né cessaires pour cette décoration funèbre; on n'avait ni drap noir, ni velours, ni crêpe; il fallut envoyer des courriers partout pour s'en procurer. Les parfums précieux nécessaires manquaient également, il fallut les faire venir d'Odessa : mais en peu de jours les objets les plus nécessaires arrivèrent, et le corps fut déposé (le 23 décembre) avec toute la pompe que comportaient les localités dans le couvent de Saint-Alexandre-Newski, à Taganrog, en attendant sa translation à Pétersbourg, dont nous reprendrons le récit dans le volume sui

vant.

La nouvelle de la mort de ce grand monarque arriva dans toutes les capitales de l'Europe en même temps que celle de sa maladie. L'éloignement des lieux, la difficulté des communications dans cette saison, et les progrès si rapides de la maladie, expliquent suffisamment le délai qu'éprouva cette triste nouvelle (1). De là les bruits répandus dans quelques journaux anglais de l'opposition, que l'empereur avait été étranglé par des conspirateurs à son retour de la Crimée, dans une promenade sur la mer d'Azow, bruit accrédité par l'ignorance où l'on était des circonstances de sa maladie, et auquel les révélations postérieures faites sur l'existence des conspirations tramées contre l'empereur sembleraient aussi donner quelque vraisemblance. Mais ces bruits, qui coururent toute l'Europe occidentale, ne pouvaient être accueillis à Pétersbourg, où les progrès de la maladie étaient transmis par des courriers chaque jour expédiés de Taganrog. Voici comment s'exprimait la Gazette de Pétersbourg du 13 décembre:

«Le 29 novembre il arriva ici, à trois heures après midi, une lettre de l'empereur Alexandre, en date du 17 novembre, dans laquelle S. M. annonçait son retour à Taganrog, dans un état souffrant. Le 30 novembre, S. A. I. la grande-duchesse Hélène reçut une lettre de l'impératrice Élisabeth, sous la date du 24. S. M. priait S. A. I. d'annoncer à l'impératrice Marie que l'Empereur se trouvait mieux, ajoutant qu'elle n'écrirait point elle-même à S. M., pour qu'on ne crût pas que la maladie de l'Empereur eût un caractère grave.

sabeth Alexiowna, princesse de Bade, âgée maintenant de 45 ans; mariage dont il n'était issu aucun enfant.

(1) On la reçut à Varsovie le 8 décembre, à Vienne le 14, à Paris le 17, à Londres le 18.

Le 4 décembre, dans la matinée, il arriva une seconde lettre de l'impératrice Élisabeth, en date du 24 novembre, dans laquelle S. M. annouça que la fièvre, qui avait repris l'Empereur, l'empêchait d'écrire, et ajoutait qu'elle espérait être, dans quelques jours, en état d'écrire sur d'autres objets.

« Le 7 décembre, à huit heures du soir, on reçut une lettre écrite, le 27 novembre, par M. le baron de Diebitsch, adjudant-général et chef de l'état-major de l'Empereur, et qui annonçait que la maladie de S. M., qu'il nommait la fièvre jaune, empirait, que les paroxysmes devenus plus violens le 25, et surtout le 26, se succédaient presque sans interruption. Cet état de l'auguste malade détermina, le 27, les personnes qui l'entouraient, à conseiller de lui administrer le saint-viatique, et S. M. le reçut avec la foi et la fermeté qui la caractérisaient. On employa ensuite les remèdes propres à tempérer l'inflammation. Les médecins n'avaient pas encore perdu tout espoir, quoiqu'ils ne cachasssent point que l'état du malade était très-critique.

Le 8, vers la fin de la prière publique de l'église, il arriva un courrier, porteur d'une lettre de l'impératrice Elisabeth, en date du 29 novembre. S. M. mandait qu'on avait remarqué une amélioration sensible dans l'état de l'Empereur, ce qui était confirmé par une lettre particulière de l'adjudant-général, le prince Wolkonsky, où il ajoutait que le matin l'Empereur avait reconnu tous ceux qui l'entouraient, et qu'il avait parlé à haute voix avec l'Impératrice.

Le premier médecin Wylie écrivait, dans le bulletin du même jour, que, par l'application des remèdes extérieurs, on avait réussi à tirer S. M. de l'état lethargique où elle se trouvait, ce qui relevait encore les espérances.

« Le même soir on reçut une lettre et un bulletin du médecin Wylie, sous la date du 28, et portant que l'Empereur se trouvait ce jour-là à toute extrémité, et que les symptômes étaient effrayans; mais, comme cette poste avait été retardée, on avait déjà la nouvelle de l'amélioration du 29.

Enfin le 9 décembre, à sept heures du matin, on apprit la fatale nouvelle du plus grand des malheurs: l'Empereur avait expiré le 1er, à dix heures cinquante minutes du matin. Aussitôt les membres de la famille impériale, le conseil de l'Empire et les ministres, se rassemblèrent au palais, où S. A. I. le grand-duc Nicolas prêta le serment de fidélité à S. M. l'empereur Constantin, et, après lui, tous les foctionnaires d'état qui se trouvaient présens. Le Sénat dirigeant publia à cette occasion un oukase de la teneur suivante :

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Dans l'assemblée générale des départemens de Pétersbourg, du Sénat dirigeant, le prince Dmitrji Jwanowitsch Lobanow-Rostowskji, ministre de la justice et général d'infanterie, a communiqué la douloureuse nouvelle que S. M. l'empereur Alexandre a, d'après la volonté du Tout-Puissant, terminé sa carrière mortelle le 1er décembre, à Taganrog, par l'effet d'une maladie aiguë. Le Sénat dirigeant, après avoir prêté, en assemblée générale, serment ⚫ de fidélité à l'héritier légitime du trône, S. M. I. notre souverain l'empereur Constantin, a ordonné: 1o de faire connaître partout cet événement par des oukases imprimés; 2o d'envoyer à toutes les autorités militaires et civiles la formule du serment qu'elles ont à prêter, comme fidèles sujets de S. M. I., et de leur prescrire par des oukases, qu'aussitôt après ces communications, elles aient à faire prêter serment à tous nos fidèles sujets mâles de l'Empereur, quels que soient leur rang et leur état, à l'exception des paysans de la ⚫ couronne et des domaines seigneuriaux, ainsi que des serfs, et à envoyer au Sénat les procès-verbaux de cette prestation de serment, revêtus des signa⚫tures des individus qui l'ont prêté.

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Mais afin que de son côté le synode dirigeant puisse en conséquence • rendre aussi les dispositions qui dépendent de lui, il lui sera fait les commu.

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nications nécessaires à cet égard, et envoyé un nombre suffisant d'exemplaires de la formule du serment avec une annonce, qui sera également envoyée, avec des exemplaires pareils, aux départemens de Moscou, et à l'assemblée générale du sénat dirigeant de cette ville. 3° Les oukases à cette fin seront expédiés avec les formules par des courriers exprès du sénat. 4o Il sera fait à S. M. l'Empereur un rapport sur cette résolution du sénat << dirigeant. >>

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Cet exposé rend un compte détaillé de la réception des fâcheuses nouvelles de Taganrog et des premiers actes du gouvernement, relativement à la succession du trône, mais il garde le silence sur les embarras où la vacance du trône jeta d'abord la famille impériale, le sénat et le conseil dirigeant de l'empire.

Il était connu depuis trois ans des hommes d'état chargés de la direction des affaires en Europe, que le czarowitz grand-duc Constantin, héritier présomptif de la couronne impériale, puisque son frère n'avait point d'enfans, avait fait après son divorce avec la grande duchesse Ulrique de Saxe-Cobourg (août 1820) et son mariage avec la princesse de Lowicz (Jeanne Grusynska, fille d'un simple gentilhomme polonais), peut-être comme condition de ce mariage, une renonciation formelle à l'empire, et que cette renonciation, soumise à l'impératrice mère, avait été solennellement acceptée par l'empereur Alexandre, qui en avait dressé un manifeste en quatre expéditions, déposé par son ordre dans la grande cathédrale de l'Assomption à Moscow, et sous la garde des trois autorités suprêmes de l'empire, le saint synode, le sénat et le conseil dirigeant, manifeste qui ne devait être ouvert qu'à la mort de l'empereur Alexandre.

Ce secret, long-temps renfermé dans le cercle resserré des hommes d'état, venait même de recevoir une sorte de publicité par l'indiscrétion du rédacteur de l'almanach de Berlin, qui, dans la liste des membres des familles souveraines, avait désigné le grand-duc Nicolas comme héritier présomptif de l'empire, indiscrétion qui fut regardée comme un grief punissable par la police prussienne, jusqu'à ce qu'il fût déclaré que le trône impérial restait au grand-duc Nicolas.

Quoi qu'on pût alors penser de la légitimité de la renonciation, et après des délibérations dont le secret est enseveli dans le sein

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