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l'opinion de Platon, voyons si on ne pourrait pas dire avec beaucoup de vraisemblance que le monde étant composé de deux substances, d'ame et de corps, Dieu n'a pas engendré celui-ci, mais la matière s'étant offerte à lui toute produite, il l'a formée, il l'a disposée, et a donné à son étendue indéfinie les bornes et les figures qui lui convenaient le mieux. L'ame, qui est douée d'intelligence, de raisonnement, d'ordre et d'harmonie, n'est pas seulement l'ouvrage de Dieu, mais une partie de son être; elle n'a pas été seulement faite par lui, mais de lui et de sa propre substance.

Ainsi Platon, dans sa République, après avoir divisé l'univers comme une ligne qu'on couperait en deux parties inégales, divise encore chaque partie en deux autres dans la même proportion. Il suppose deux genres d'êtres qui comprennent, l'un les choses sensibles, l'autre les substances purement intelligibles. Entre celles-ci, il met au premier rang les premières formes ou idées, et au second les notions mathématiques. Dans le genre des choses sensibles, il place d'abord les corps solides, et en second lieu leurs images et leurs figures. Il assigne à chacun de ces quatre genres une faculté propre qui en est le juge aux idées, l'entendement; aux notions mathématiques, la pensée; aux corps solides, la certitude; aux images et aux figures des corps, la conjecture. Dans quelle vue a-t-il donc divisé l'univers en deux sections inégales? et de ces deux sections, quelle est la plus grande? est-ce celle des substances intelligibles ou celle des êtres sensibles? car il ne s'est pas expliqué sur cela. Il semble d'abord que la classe des êtres sensibles doive être la plus grande, parceque la substance individue des substances intelligibles, qui est toujours semblable à elle-même, est resserrée dans un espace étroit et ne souffre pas de mélange; mais la substance qui est disséminée, et, pour ainsi dire, errante sur les corps, a produit le genre des ètres

sensibles. D'ailleurs la substance incorporelle a ses limites naturelles; le corps, qui est infini et indéterminé, à raison de sa matière, devient sensible lorsqu'il est borné par la participation de la substance intelligible. De plus, comme chacune des choses sensibles a plusieurs images, plusieurs figures et plusieurs ombres, qu'en général la nature et l'art peuvent tirer d'un seul modèle un très grand nombre de copies, il suit de là nécessairement que les choses sensibles qui sont ici-bas doivent être, suivant Platon, beaucoup plus nombreuses que les substances intelligibles qui sont au-dessus de nous, puisque ces substances intelligibles sont les idées, les exemplaires des choses sensibles, et que celles-ci sont les images et les copies des premières.

J'ajoute que Platon assigne au genre des notions mathématiques l'intelligence des idées que l'on conçoit, abstraction faite des corps; que de la science des nombres il applique ces idées à la géométrie, de cette dernière science à l'astronomie, et enfin à l'harmonie. Car les idées deviennent géométriques quand au nombre se joint la grandeur; les corps acquièrent de la solidité par l'accession de la profondeur à la grandeur; ils sont astronomiques quand le mouvement s'unit à la solidité; enfin ils sont harmoniques lorsque la voix suit le mouvement. Si donc nous faisons abstraction de la voix dans les corps en mouvement, du mouvement dans les corps solides, de la profondeur dans les surfaces et de la grandeur dans les quantités, nous voilà revenus aux idées intelligibles qui n'ont aucune différence entre elles, considérées dans l'unité et la monade. Car l'unité ne produit pas de nombre, à moins qu'elle ne soit jointe à la dyade, qui est infinie de sa nature. C'est alors que produisant le nombre, elle va d'abord aux points, ensuite aux lignes, puis aux surfaces, aux profondeurs, aux corps et aux qualités que ceux-ci prennent dans leurs affections.

Les choses intelligibles n'ont qu'un juge, qui est l'entendement; car la pensée est l'intelligence appliquée aux mathématiques, dans lesquelles les choses intelligentes sont représentées comme dans des miroirs. Mais parceque les corps sont très nombreux, la nature nous a donné pour les connaître et les juger cinq organes différents; encore ne pouvons-nous pas les saisir tous, parcequ'un très grand nombre, par leur petitesse, échappent à nos sens. Ainsi chacun de nous étant composé d'ame et de corps, la faculté intellectuelle qui domine en nous occupe peu d'espace et est comme enfoncée dans une vaste masse de chair. La proportion doit être la même dans l'univers, entre les êtres intelligibles et les choses sensibles; car les êtres intelligibles sont le principe des substances corporelles, et chaque être est toujours plus grand que le principe qui l'a produit. Mais peut-être dira-t-on qu'en comparant les choses sensibles avec les substances intelligibles, nous égalons en quelque sorte les choses mortelles aux divines; car Dieu est au nombre des substances intelligibles. D'ailleurs, en toutes choses, le contenu est moindre que le contenant. Or, la nature de l'univers enferme le sensible dans l'intelligible; car Dieu ayant placé l'ame au centre du monde, l'a distribuée dans toute son étendue, de manière qu'elle enveloppe au dehors tout l'univers1. L'ame est invisible et inaccessible à tous les sens, comme Platon le dit dans ses livres des Lois. Ainsi chacun de nous est périssable, mais l'univers ne périra jamais c'est que dans chacun de nous le principe de la vie est contenu dans une substance mortelle et corruptible. Dans l'univers, au contraire, la partie principale, qui reste toujours la même, conserve la substance corporelle qu'elle contient au milieu d'elle. Dans la nature corporelle, on appelle indivisibles

1 Plutarque copie ici Platon, qui lui-même n'a fait que suivre Timée.

et sans parties les corps les plus petits; les êtres incorporels et intelligibles sont tels par la simplicité de leur substance, par leur pureté,jleur sincérité, par leur exemption de toute solidité et de toute diversité.

D'ailleurs il est absurde de vouloir juger des êtres incorporels par les substances corporelles. Le moment actuel s'appelle indivisible et sans parties; cependant il est en même temps partout, et nulle partie de l'univers n'en est privée. Bien plus, toutes les affections, toutes les actions, toutes les générations et les corruptions qui arrivent dans le monde sont contenues dans ce moment actuel. L'entendement est le seul juge des choses intelligibles, à cause de sa simplicité et de son égalité, comme la vue est le seul juge de la lumière. Mais les corps, à raison du grand nombre de leurs différences et de leurs inégalités, ont, pour être connus, des juges différents qui nous les font discerner: ce sont nos organes. C'est donc injustement qu'on déprise la faculté spirituelle et intelligente qui est en nous, car elle est pleine de grandeur, elle a une multitude de rapports, elle surpasse tout ce qui est sensible et s'élève jusqu'aux substances divines. Ce qui est encore plus important, c'est ce que Platon dit dans son Banquet, où il enseigne que pour bien user de la faculté d'aimer, il faut retirer son ame de l'affection des beautés corporelles et s'attacher aux beautés intellectuelles. Par là, il nous exhorte à ne pas nous asservir à la beauté d'aucun corps, d'aucune étude ou d'aucune science, mais à nous séparer de ces objets si petits en soi, pour nous porter vers le vaste océan de la beauté divine 1.

III.

Pourquoi Platon, qui assure toujours que l'ame est

1 Platon, tom. III, pag. 240, d'où Plutarque a pris ce qu'il dit ici presque mot à mot.

plus ancienne que le corps, qu'elle est son principe et la cause de sa génération 1, dit-il cependant que l'ame n'eût pas existé sans le corps, ni l'entendement sans l'ame, mais que l'ame est dans le corps et l'entendement dans l'ame?? Il semblerait d'après cela que le corps serait tout à la fois et ne serait pas, puisqu'il existerait avec l'ame et qu'il serait produit par l'ame. Est-il vrai, comme nous l'avons souvent dit, que l'ame, encore séparée de l'entendement, et le corps privé de toute forme; ont toujours existé ensemble, et que l'un et l'autre n'ont eu ni génération ni principe? Mais quand l'ame eut reçu l'intelligence et l'harmonie, et que cet accord eut produit en elle la sagesse, alors elle fut cause du changement qu'éprouva la matière, dont les mouvements furent forcés d'obéir à ceux de l'ame, qui, se soumettant la matière, l'attira et la changea en elle. Ce fut ainsi que le corps du monde reçut sa génération de l'ame, qui lui donna la forme, la figure et la ressemblance avec ellemême. Car l'ame ne tira point le corps de sa propre substance, et elle ne le créa pas non plus de rien; mais, d'une matière sans ordre et sans figure, elle forma un corps bien ordonné et docile à ses mouvements. Celui qui dirait que la faculté des germes productifs est toujours avec le corps, et que cependant le corps du figuier, par exemple, ou de l'olivier, a été produit par ces germes, ne dirait rien d'absurde. En effet, le corps ayant reçu de la semence le mouvement et le changement qui s'est fait en lui, a germé et s'est développé tel qu'il existe. De même la matière qui était indéterminée et sans forme ayant été façonnée par l'ame qui résidait en elle, a reçu la forme et la disposition qu'elle a maintenant 3.

1 Cette doctrine de Platon se trouve fréquemment dans ses ouvrages et en particulier dans son Xe livre des Lois.

2 Voyez le Timée de Platon.

3 On voit par ce passage, dans lequel Plutarque copie plusieurs textes

T. IV.

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