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à des animaux privés de raison. Quels hommes ont établi une opinion semblable?

Ce sont ceux qui forgeant l'acier homicide
Versèrent les premiers le sang d'un bœuf timide,

Et de sa chair sanglante osèrent se nourrir.

1

C'est ainsi que les tyrans s'essaient aux meurtres. Ceux d'Athènes firent mourir d'abord le plus méchant des sycophantes 1 nommé Epitédius, ensuite un second, puis un troisième. Bientôt les Athéniens, accoutumés à voir verser le sang, souffrirent qu'on fit périr Nicératus, fils de Nicias, le général Théramène et le philosophe Polémarque. De même dans les commencements on mangea un animal sauvage et malfaisant, ensuite un oiseau et un poisson pris dans des filets. Quand une fois on eut goûté la chair des animaux, on en vint insensiblement, par des essais répétés, jusqu'à manger le bœuf qui partage nos travaux, la brebis dont la toison nous couvre, et le coq qui fait sentinelle dans nos maisons. Ainsi cette insatiable cupidité s'étant peu à peu fortifiée, on a été jusqu'à égorger les hommes, à les massacrer et à leur faire des guerres cruelles.

Il faut donc prouver que dans la seconde naissance, les ames vont habiter indifféremment tous les corps, que celle qui animait le corps d'un homme passe dans celui d'une brute, et celle d'une bête féroce dans un animal domestique; que la nature changeant ainsi, et transportant toutes les ames,

Les place tour à tour dans des corps différents.

Sans cela, les autres considérations ne suffiront pas pour détourner les hommes d'un genre d'intempérance qui engendre dans le corps des maladies funestes, et qui dégrade l'ame en la livrant à des guerres injustes et cruelles. 1 On sait que ce mot signifie délateur.

Tous ces maux sont la suite nécessaire de l'habitude que nous avons prise de ne pas recevoir un étranger, de ne pas célébrer une noce ou traiter des amis sans verser du sang et sans commettre des meurtres. Mais quoique la doctrine du passage des ames en divers corps ne soit pas démontrée, le doute seul ne doit-il pas nous imposer la plus grande réserve et la plus grande crainte? Si dans un combat nocturne un homme fondait l'épée à la main sur un ennemi renversé et couvert de ses armes, et que quelqu'un lui dit qu'il soupçonne que la personne qui est à ses pieds est son père, son fils, son frère ou son ami, que devrait-il faire? Suivre cet avis douteux et sauver un ennemi en le croyant son ami; ou, sans égard pour un doute trop vague, tuer son parent ou son ami en le prenant pour un ennemi? Il n'est personne qui ne frémisse de cette dernière supposition.

Quand Mérope, dans la tragédie qui porte son nom, lève la hache sur son propre fils, qu'elle prend pour son meurtrier, et que, prête à le frapper, elle s'écrie:

Je vais donc t'immoler à ma juste vengeance!

quel frémissement n'excite-t-elle pas dans tout le théâtre ! Dans quelle incertitude cruelle ne met-elle pas tous les spectateurs, par la crainte qu'ils ont qu'elle ne prévienne l'arrivée du vieillard qui doit arrêter son bras et qu'elle ne tue son fils! Si dans ce moment un vieillard fût venu lui dire: Frappez, c'est votre ennemi, et qu'en même temps un autre lui eût dit: Arrêtez, c'est votre fils, quel crime eût été plus grand, ou de sacrifier la vengeance d'un ennemi à la crainte de faire périr son fils, ou de se rendre coupable du meurtre de son fils en voulant immoler son ennemi? Puis donc que ce n'est ni la haine, ni la colère, ni la crainte, ni le desir de la vengeance, qui nous portent à égorger les animaux, et que c'est uniquement pour un léger plaisir que nous plongeons le couteau dans le sein

de ces malheureuses victimes, supposons qu'un philosophe vienne nous dire Frappez, c'est un être privé de raison, et qu'un autre nous dise au contraire: Arrêtez! que savez-vous si l'ame d'un de vos parents ou celle d'un dieu n'est pas logée dans ce corps? Serait-ce donc, ô dieux! un égal danger de croire ce dernier et de ne pas frapper l'animal, ou, en refusant de le croire, de s'exposer à tuer son fils ou son parent?

L'opinion des stoïciens sur cette matière ne peut soutenir le parallèle avec la nôtre. Comment osent-ils justifier l'usage de manger de la viande, tandis qu'ils parlent. avec tant de véhémence contre la sensualité et le luxe des tables? Ils regardent la volupté comme une jouissance efféminée, qui n'est ni bonne en soi ni convenable à l'homme; et cependant ils approuvent ce qui mène à la volupté. Puisqu'ils ont banni des repas la pâtisserie et les parfums, n'était-ce pas une conséquence naturelle que d'en proscrire la chair et le sang? Mais comme si leurs préceptes philosophiques se bornaient à des jour– naux de recette et de dépense, ils prescrivent de retrancher de la table les choses inutiles et superflues, et ils n'interdisent pas ce qu'il y a dans le luxe de meurtrier et de barbare. Avons-nous donc, disent-ils, quelque rapport de justice avec des animaux privés de raison? En avons-nous davantage, peut-on leur répondre, avec les parfums et les essences étrangères? Cependant vous les proscrivez comme superflus, comme propres à favoriser la volupté. Examinons maintenant s'il est vrai que nous n'ayons aucun rapport de justice avec les animaux, et faisons-le, non avec subtilité, comme les sophistes, mais en considérant nos propres affections, en nous interrogeant nous-mêmes, afin de bien discuter cette matière '...

1 On voit que ce discours est très incomplet, et que nous avons perdu la preuve de cette dernière proposition, que Plutarque ne fait ici qu'énoncer. On peut y suppléer en lisant le traité de Porphyre.

T. IV.

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QUESTIONS PLATONIQUES.

PRÉFACE DU TRADUCTEUR.

L'objet de ce traité est d'expliquer certains termes métaphysiques employés par Platon, et quelques effets physiques que ce philosophe rapporte sans en assigner la cause. La première et la dernière de ces questions roulent seules sur des objets différents. Dans l'une Plutarque examine en quel sens Socrate disait que Dieu lui avait ordonné de faire à l'égard des hommes les fonctions de sage-femme, et il expose la manière dont cet illustre Athénien procédait dans la recherche de la vérité; l'autre contient une discussion grammaticale sur les diverses parties d'oraison, d'après la définition que Platon a donnée du discours. Parmi ces questions, il y en a d'intéressantes; la première surtout nous offre un tableaų touchant du zèle de Socrate à rechercher la vérité et à la faire connaître aux autres. On aime à pénétrer avec Plutarque dans le cœur de cet homme estimable, à y voir son attachement et son zèle pour la vertu, sa fidélité à suivre la mission à laquelle il se croyait appelé par la Providence, d'exciter les hommes à l'amour du bien, en les rendant attentifs aux notions naturelles que Dieu a mises dans leur ame, en les aidant à développer ces germes précieux, à les conduire à leur maturité, à leur faire produire des fruits abondants et durables.

Les questions qui roulent sur des objets de métaphysique ont moins d'intérêt, parcequ'elles sont toujours mêlées d'un peu d'obscurité; que les anciens philosophes, et surtout Platon, en augmentaient encore les ténèbres en les revêtant des formes d'une dialectique très serrée, en les présentant sous des idées abstraites, empruntées de la géométrie ou d'autres sciences aussi difficiles. Nous trouverons en particulier ici la doctrine pythagoricienne des nombres, doctrine si obscure que Cicéron lui-même, pour parler d'une chose inintelligible, dit qu'elle est plus obscure que les nombres de Platon. Si un philosophe tel que Cicéron trouvait de l'obscurité dans la métaphysique de Platon, je crois que nous pouvons sans honte avouer le peu d'intelligence que nous en avons. Pour moi, je reconnais sincèrement qu'il y a des choses que je suis loin de comprendre, et dans lesquelles je me bornerai à approcher du

sens le plus qu'il me sera possible. La sixième question traite de quelques objets physiques sur lesquels Plutarque ne donne pas des solutions bien satisfaisantes, parceque de son temps ces objets n'étaient pas encore assez connus. Je rapprocherai des opinions anciennes les observations nouvelles, afin de suppléer à ce que les explications de Plutarque ont d'insuffisant. La discussion grammaticale traitée dans la dernière question est un peu aride, mais elle contient des remarques utiles sur la langue grecque, et en particulier sur des mots dont l'usage est très fréquent dans les écrivains de cette nation, et qui, variant beaucoup dans leurs acceptions, offrent aux lecteurs plus de difficultés. Ce traité n'étant pas susceptible d'une analyse suivie, puisqu'il ne contient que des questions détachées, je me contenterai d'une simple table de ces questions, comme je l'ai déja fait pour d'autres traités semblables 1.

1 Voyez la table à la fin du volume, page 578.

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