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dites pas que c'est un effet de sa faiblesse : c'est au contraire une preuve de la force et de la perfection de sa vertu naturelle. Elle n'a que faire d'une intelligence empruntée d'ailleurs et pour ainsi dire mendiée.

Cependant tout ce que les hommes leur enseignent pour se divertir, tous les exercices qu'ils leur font faire, et ceux même qui sont les plus contraires à la disposition naturelle de leur corps, ils les apprennent avec facilité, tant est grande leur intelligence! Je ne parle ni des chiens qui suivent les bêtes à la trace, ni des jeunes chevaux qu'on dresse à marcher en cadence, ni des corbeaux à qui l'on apprend à parler, ni des chiens qui sautent dans des cerceaux qu'on fait tourner. Mais nous voyons sur nos théâtres des boeufs et des chevaux danser, se coucher, se tenir sur leurs pieds de derrière, et faire avec une étonnante facilité des mouvements et des tours que les hommes eux-mêmes auraient bien de la peine à exécuter. Ils ne les oublient plus après qu'on les leur a montrés, quoiqu'ils ne leur soient d'aucune utilité, et seulement pour faire preuve de leur docilité à s'instruire. Si tu doutes que nous n'apprenions les arts, j'irai plus loin et je te dirai que nous les enseignons. Les perdrix, en fuyant, montrent à leurs petits à se renverser sur le dos et à mettre devant eux avec leurs pieds une motte de terre qui les cache. On voit sur les toits des maisons les cigognes plus âgées apprendre aux jeunes à voler. Les rossignols forment leurs petits à chanter. Ceux qu'on prend tout jeunes et qui sont élevés par les hommes, chantent moins bien parcequ'on les a' ôtés trop tôt à leurs vrais maîtres. Enfin, depuis que j'habite ce nouveau corps, je suis tout étonné des discours que j'avais entendu tenir à des sophistes par qui je m'étais laissé persuader que, de tous les animaux, l'homme était le seul qui fùt doué de raison et d'intelligence.

ULYSSE. Ainsi, Gryllus, d'après ta propre expérience,

tu es bien convaincu que la brebis et l'âne ont de l'intelligence?

GRYLLUS. Sans doute, mon cher Ulysse, et tu dois conclure de mes raisonnements que les animaux ne sont privés par leur nature ni de raison ni d'intelligence, comme entre les arbres l'un n'est ni plus ni moins animé qu'un autre; qu'ils sont tous également insensibles, puisqu'aucun d'eux n'a une ame; que de même, entre les animaux, il n'y en aurait pas de plus lents et de moins propres à apprendre s'ils n'étaient pas tous doués d'intelligence, mais seulement les uns plus et les autres moins. Observe encore que la pesanteur et la stupidité de certains animaux sont bien compensées par la finesse et l'astuce des autres. Tu peux facilement t'en convaincre en comparant le renard, le loup et l'abeille avec l'âne, la brebis et le frelon. C'est la même chose que si tu te mettais en parallèle avec le géant Polyphème, ou ton grandpère Autolycus avec Homère le Corinthien'. Car je ne crois pas qu'il y ait entre les animaux autant de différence qu'il y en a d'homme à homme, en fait d'intelligence, de raisonnement et de mémoire.

ULYSSE. Mais ne crains-tu pas, Gryllus, de bien outrer les choses en accordant de la raison à des êtres qui n'ont pas l'idée de la Divinité ?

GRYLLUS. D'après cela, Ulysse, sage et prudent comme tu l'es, nous ne croirons jamais que tu sois de la race de Sisyphe 2.

1 Il ne s'agit pas ici du poëte Homère, mais vraisemblablement de quelque citoyen de Corinthe renommé par sa bêtise autant qu'Autolycus, habitant de la même ville, l'était par sa finesse. Mercure, dont il passait pour être le fils, l'avait, dit-on, rendu le plus habile larron de son temps. Sisyphe le convainquit un jour de friponnerie et lui débaucha sa fille Anticlée, qu'il rendit mère d'Ulysse. Quant au géant Polyphème, il n'est personne qui ne sache comment il se laissa sottement attraper dans son antre par le héros grec.

2 Xylandre a cru que ce traité était incomplet, et que ce qui nous en manquait devait être considérable. M. Reiske est d'un avis contraire, et

voici quelle est sa raison. Ulysse vient de dire à Gryllus qu'il a tort d'accorder la raison à des êtres qui ne sont pas capables de connaître et d'honorer la Divinité. Or, tel est le sens de la réponse de Gryllus S'il est vrai qu'un être qui ne reconnaît et ne respecte pas les dieux soit privé de raison, il s'ensuit qu'un homme aussi sage, aussi prudent que toi, ne peut pas être le fils de Sisyphe, d'un homme si décrié par son impiété et ses brigandages. Ulysse, qui sent toute l'amertume d'une raillerie qui lui reproche la honte de sa naissance, interrompt brusquement l'entretien, et se retire.

SUR L'USAGE DES VIANDES.

DISCOURS PREMIER.

Vous me demandez pour quelle raison Pythagore s'abstenait de manger de la chair de bête; mais moi, je vous demande avec étonnement quel motif ou plutôt quel courage eut celui qui le premier approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui toucha de ses lèvres les membres sanglants d'une bête expirante, qui fit servir sur se table des corps morts et des cadavres, et dévora des membres qui, le moment d'auparavant, bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient? Comment ses yeux purent-ils soutenir l'aspect d'un meurtre? comment put-il voir égorger, écorcher, déchirer un faible animal? comment put-il en supporter l'odeur? comment ne fut-il pas dégoûté et saisi d'horreur quand il vint à manier l'ordure de ces plaies, à nettoyer le sang noir qui les couvrait?

Les peaux rampaient encor sur la terre écorchées;
Les chairs dans son foyer mugissaient embrochées;
Et l'homme dans son sein les entendit gémir.

Ces vers d'Homère ne sont qu'une fiction; mais quel repas monstrueux que d'assouvir sa faim d'animaux encore mugissants, que de se faire apprêter des bêtes qui respiraient, qui parlaient encore, que de prescrire la manière de les cuire, de les assaisonner et de les servir! C'est de ceux qui commencèrent ces horribles festins, et non de ceux qui les ont enfin quittés, qu'on a lieu de s'étonner. Encore les premiers qui osèrent manger la chair des animaux pouvaient-ils s'excuser sur la nécessité. Ce ne fut pas pour satisfaire des goûts désordonnés, ni dans l'abondance des commodités de la vie, que, par une sensualité barbare, ils recherchèrent des plaisirs réprouvés par là nature et par l'humanité. S'ils pouvaient renaître [au

jourd'hui et recouvrer le sentiment et la voix, ils nous diraient :

« Heureux mortels, quelle faveur les dieux vous ont faite, de vous réserver pour un temps où la nature vous prodigue toutes sortes de biens! que de richesses elle fait éclore pour vous! quels vignobles à vendanger! quelles moissons à recueillir! de quels fruits délicieux les arbres sont chargés ! Vous pouvez jouir de toutes ces richesses sans jamais souiller vos mains. Nous, au contraire, nous avons vécu dans le temps le plus dur et le plus misérable, où le monde, nouvellement formé, ne nous offrait aucune ressource contre la plus affreuse misère. Le ciel était encore couvert de vapeurs épaisses, et les astres, sans lumière, n'étaient qu'une masse confuse de feu et d'eau bourbeuse qu'agitaient les vents et les orages. Le cours du soleil n'avait pas une marche fixe et régu– lière ; les heures de son lever et de son coucher n'étaient pas invariables, et des révolutions périodiques ne ramenaient pas à des époques certaines les saisons couronnées de fruits abondants. Le cours incertain des rivières dégradait leurs rives de toutes parts; des étangs, des lacs, de profonds marécages, des bois stériles et des forêts sauvages couvraient partout sa surface. Elle ne produisait d'elle-même aucun bon fruit; nous n'avions nul instrument de labourage et nous ignorions l'art de la rendre féconde. La faim ne nous laissait aucun relâche, et, comme nous n'avions pu rien semer, nous ne pouvions espérer de récolte. Faut-il s'étonner que, contre le sentiment de la nature, nous avons fait usage de la chair des animaux dans un temps où la mousse et l'écorce des arbres faisaient notre nourriture? Quelques racines vertes de chiendent ou de bruyère étaient pour nous un régal, et ceux qui avaient pu trouver du gland dansaient de joie autour d'un chêne ou d'un hêtre, au son d'une chanson rustique, et appelaient la terre leur nourrice et leur

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