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et qui réside sur la terre, seconde Clotho, et partage son pouvoir avec la Fortune. Toute substance qui n'a point d'ame ne jouit d'aucun droit, et est exposée à souffrir de tout ce qui l'environne. L'entendement, qui n'est soumis lui-même à aucun pouvoir étranger, exerce sur tout le reste un empire souverain. L'ame est un composé des deux, comme Dieu a formé la lune du mélange des substances supérieures avec les inférieures, et lui a donné avec le soleil la même proportion que la terre a avec la lune.

Voilà, nous dit Sylla en finissant, ce que j'ai entendu raconter à cet étranger. Il disait le tenir des génies qui étaient attachés à Saturne, et qui la servaient. Pour vous, Lamprias, prenez de ce récit telle idée qu'il vous plaira. >>

LES ANIMAUX DE TERRE ONT-ILS PLUS D'ADRESSE

QUE CEUX DE MER?

DIALOGUE.

AUTOBULE,

SOCLARUS.

AUTOBULE. On demandait un jour à Léonidas ce qu'il pensait de Tyrtée. « C'est, répondit-il, un poëte propre à enflammer le courage des jeunes gens. Ses vers leur inspirent cette ardeur qui, dans les combats, leur fait mépriser la vie pour acquérir de la gloire 2. » Pour moi, mes amis, je crains que l'éloge de la chasse, qu'on a lu hier devant nous, n'ait excité dans nos jeunes gens un amour si démesuré de cet,exercice, qu'ils s'y livrent uniquement à l'avenir, et comptent tout le reste pour rien. Moi-même, je l'avoue, j'ai senti renaître pour la chasse un goût plus vif qu'il ne convient à mon âge, et comme la Phèdre d'Euripide, je brûle

De suivre avec la meute un cerf dans les forêts,

tant le nombre et la force des raisons qu'on a alléguées ont fait d'impression sur moi!

SOCLARUS. Vous avez raison, mon cher Autobule; l'éloquence de l'orateur, qui, depuis longtemps, avait interrompu l'exercice de la parole, me parut en avoir repris une nouvelle vigueur, afin d'intéresser les jeunes gens qui l'écoutaient. Je fus charmé surtout de lui entendre citer l'exemple des gladiateurs pour nous prouver qu'un des

1 Autobule était l'aîné des quatre fils de Plutarque, et Soclarus est peutêtre le père de celui pour l'instruction duquel il avait composé son traité sur la Manière de lire les poëtes.

2 Dans la guerre des Messéniens et des Spartiates, Tyrtée, en récitant ses vers à la tête des troupes de Sparte, parvint à leur inspirer un tel courage qu'elles triompherent des Messéniens.

T. IV.

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principaux motifs d'estimer la chasse, c'est qu'elle porte vers un autre objet le plaisir, ou naturel ou inspiré par l'éducation, de voir des hommes armés combattre les uns contre les autres; qu'elle le remplace par un spectacle innocent, où le courage et l'adresse, dirigés par l'intelligence, luttent contre une force aveugle et féroce. Par là il a justifié cette observation d'Euripide :

Les hommes ont reçu peu de force en partage;
Mais l'industrie et l'art leur donnent l'avantage
De vaincre, de dompter les plus fiers animaux
Qui vivent sur la terre ou dans le sein des eaux.

AUTOBULE. Mais, mon cher Soclarus, c'est aussi de là que cette insensibilité, cette âpreté sauvage est née dans les hommes, qui, une fois qu'ils ont connu le meurtre, ont contracté à la chasse l'habitude de voir sans horreur couler le sang des animaux, et ont même pris plaisir à les égorger et à les mettre en pièces. Le premier délateur que les trente tyrans d'Athènes firent mettre à mort fut jugé digne du supplice; on applaudit à l'exécution du second et du troisième. Ces succès ayant enhardi les tyrans, ils en vinrent peu à peu à condamner des gens de bien et finirent par égorger les citoyens les plus vertueux '. De même le chasseur qui, le premier, tua un ours ou un loup, reçut des applaudissements. Un boeuf on un pourceau qui avaient touché aux offrandes sacrées parurent aussi justement condamnés à mort 2. Bientôt les cerfs, les lièvres et les chevreaux, dont on mangea la chair, invitèrent à faire

1 Les trente tyrans, dans l'espace de quelques mois, firent périr plus de citoyens que dix ans de guerre n'en avaient moissonné. Le premier des calomniateurs punis par ces tyrans se nommait Épitédius.

2 Diomus, prêtre de Jupiter Protecteur des villes à Athènes, fut le premier qui tua un boeuf à l'occasion suivante : Pendant qu'on célébrait la fête de ce dieu, appelée Diipolie, et que, suivant l'ancien usage, les fruits destinés aux offrandes étaient placés sur l'autel, un bœuf s'en approcha et toucha aux gâteaux sacrés. Le prêtre, aidé de ceux qui étaient présents à la cérémonie, tua l'animal.

seryir sur les tables celle des moutons, et même, en quelques endroits, celle des chiens et des chevaux. Mais ceux qui, les premiers, ont mis en pièces un oiseau privé ou un pigeon domestique, et cela, dit Sophocle, non pour apaiser leur faim, comme les chats et les belettes, mais pour satisfaire leur goût, ceux-là ont fortifié dans l'homme ce que la nature a mis en lui de sanguinaire et de féroce; ils l'ont rendu inaccessible à la pitié et ont presque étouffé sa sensibilité naturelle. Les pythagoriciens, au contraire, prescrivaient d'user de douceur envers les animaux, afin de contracter l'habitude de l'humanité et de la compassion à l'égard des hommes; car l'habitude, formée peu à peu sur des affections légères, nous mène insensiblement très loin.

Mais je ne sais comment nous nous sommes jetés dans une conversation qui nous a fait oublier l'entretien d'hier, que nous devons continuer aujourd'hui. Nous y convînmes, vous le savez, que tous les animaux ont une certaine portion de raison; et par là nous fournîmes à ceux de nos jeunes gens qui aiment la chasse la matière d'une dispute aussi savante qu'agréable, qui avait pour objet d'examiner și les animaux de terre sont plus industrieux que ceux de mer. C'est la question qu'on doit décider aujourd'hui, si toutefois Aristotime et Phédime veulent tenir l'engagement qu'ils ont pris. Le premier a promis à ses compagnons de prouver que les animaux terrestres étaient les plus intelligents, et l'autre s'est engagé à plaider la cause des animaux aquatiques.

SOCLARUS. Ils sont toujours dans les mêmes dispositions, Autobule, et ils ne tarderont pas à se rendre ici pour cet effet; je les ai vus s'y préparer dès le matin. Mais en attendant que la dispute commence, reprenons, si vous le voulez, un des articles qui devait être traité dans la conférence d'hier, et qui ne le fut pas, soit parceque le temps nous manqua, ou parcequ'on crut qu'il ne serait pas dis

cuté assez sérieusement à table. Un des convives avait jeté à la traverse une question assez intéressante, empruntée de l'école du Portique. Ces philosophes disent que l'immortel étant opposé au mortel, l'incorruptible au corruptible, l'incorporel au corporel, il faut aussi qu'il y ait un irraisonnable opposé au raisonnable, afin que, dans un si grand nombre de substances opposées deux à deux, ce couple de contraires ne soit pas le seul défectueux et imparfait.

AUTOBULE. Et qui voudrait nier, mon cher Soclarus, que la substance raisonnable étant dans la nature, l'irraisonnable n'y soit aussi? Elle existe, et en grand nombre, dans tous les êtres inanimés, et il ne faut pas chercher d'autre con traire à la substance raisonnable; car tout ce qui est sans ame, n'ayant point de raison, est, par cela seul, le contraire de tout ce qui, ayant une ame, a aussi la raison et l'intelligence en partage. Si quelqu'un prétend qu'afin que la nature ne soit pas défectueuse, il faut que toute substance douée d'une ame soit raisonnable ou irraisonnable, un autre lui objectera avec fondement que, entre les substances animées, les unes devront avoir de l'imagination et du sentiment, et les autres en être privées, afin que dans chaque genre la nature ait des habitudes et des privations opposées, et qu'elle soit ainsi dans un équilibre parfait. Il serait absurde de vouloir que parmi les êtres animés les uns soient sensibles, les autres insensibles, que les uns aient de l'imagination, et que les autres n'en aient pas, puisque tout être qui est animé a, par cela seul, et du sentiment et de l'imagination. Il ne le serait pas moins de prétendre qu'entre ces êtres, les uns sont raisonnables et que les autres ne le sont pas, surtout en parlant avec des hommes qui croient que tout être qui a du sentiment a aussi de l'intelligence, et qu'il n'est pas d'animal qui n'ait des opinions et des raisonnements, comme il a de sa nature de la sensibilité et des appétits. Car la

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