Page images
PDF
EPUB

d'autres les fonctions de peu d'importance, et réservonsnous pour les choses, sérieuses. Tout, suivant Homère, convient à un jeune homme; on l'aime, on l'approuve dans tout ce qu'il fait. S'occupe-t-il d'affaires peu considérables, et est-il toujours en action, on le regarde comme populaire et laborieux. S'élève-t-il aux fonctions les plus brillantes et les plus glorieuses, on estime sa grandeur d'ame et sa générosité. Il est même des occasions où à son âge l'ambition et la témérité ne déplaisent pas. Mais un vieillard qui remplit dans la république des fonctions subalternes, telles que Tadjudication des impôts', l'intendance des ports et des marchés, ou des députations vers de petits princes, lesquelles, sans aucune nécessité et sans aucune gloire, se bornent à une simple correspondance d'égards et de politesse, est, selon moi, mon cher Euphanès, un homme misérable dont le sort ne peut être envié, et qui se rend odieux à tout le monde. Un vieillard ne peut décemment exercer qu'un emploi dont les fonctions aient de l'importance et de la dignité, tel que la présidence de l'Areopage, que vous occupez maintenant à Athènes, et plus encore l'intendance du conseil amphictyonique, que votre patrie vous a confiée pour toute votre vie, et dont les travaux sont aussi doux qu'honorables.

Encore un vieillard ne doit-il pas rechercher ou demander ces sortes d'honneurs, mais les recevoir comme malgré lui, et se donner aux charges plutôt que les accepter. Tibère avait tort de dire qu'un homme qui avait passé soixante ans devait être honteux de donner son pouls à têter à un médecin. Mais un vieillard aurait bien plus à rougir de tendre sa main au peuple pour lui demander son suffrage ou sa voix. C'est une démarche avilissante. Rien, au contraire, ne lui concilie autant de dignité que de parvenir aux honneurs par le choix de sa patrie qui l'appelle, qui l'attend, et de rendre son grand âge vénérable par les respects et les hommages publics.

Quand il veut parler dans une assemblée, au lieu de s'agiter à tout propos dans la tribune, de disputer sans cesse contre ceux qui disent leur avis, comme des coqs qui chantent à l'envi l'un de l'autre, et par ces disputes continuelles, de faire perdre aux jeunes gens le frein du respect, et de les accoutumer ainsi à l'indocilité et à la contradiction, qu'il leur laisse quelquefois la liberté de combattre avec franchise son sentiment, sans vouloir être présent à tout, sans tout examiner par lui-même, lorsque les affaires dont on s'occupe n'intéressent pas directement le salut commun, la décence ou l'honnêteté publiques.

Mais s'agit-il de ces grands intérêts, c'est alors que sans y être appelé il doit se précipiter sans ménagement dans l'assemblée du peuple, ou, s'il ne peut y aller seul, s'y faire conduire ou même porter, comme on le raconte d'Appius Claudius à Rome. Il apprit qu'après la perte d'une bataille où Pyrrhus avait vaincu les Romains, le Sénat penchait à accepter les propositions qu'on lui faisait d'une trêve ou d'une paix. A cette nouvelle, il ne put se contenir, et, tout aveugle qu'il était, il se fit porter au Sénat à travers la place publique; là, se plaçant au milieu des sénateurs, il leur dit que jusqu'à ce moment il avait regretté la perte de ses yeux; mais qu'aujourd'hui il voudrait encore être privé de l'ouïe, pour ne pas entendre les choses indignes qu'ils songeaient à faire. Ensuite employant tour à tour les reproches, les exhortations et les conseils, il fit si bien qu'il persuada aux sénateurs de prendre sur-le-champ les armes, et de faire la guerre à Pyrrhus pour la défense de l'Italie. Solon ayant vu clairement que Pisistrate n'avait d'autre vue, en flattant la multitude, que de parvenir à la tyrannie, et que personne n'osait s'y opposer ni défendre la liberté publique, il prit ses armes, les plaça devant la porte de sa maison, et invita les Athéniens à venir au secours de leur patrie. Pisistrate lui ayant fait demander ce qui pouvait lui inspirer

tant de hardiesse, il répondit que c'était sa vieillesse. Ces conjonctures pressantes excitent et enflamment le vieillard même le plus décrépit, pour peu qu'il lui reste un souffle de vie.

Mais dans les autres circonstances, un vieillard, comme on l'a déja dit, doit refuser ces commissions subalternes qui causent plus d'embarras et plus de peines à ceux qui en sont chargés, qu'elles n'apportent d'avantage et d'utilité à ceux pour qui on les exerce. Quelquefois, en attendant qu'on le desire, qu'on l'appelle, en ne se rendant qu'après plusieurs invitations, il est plus sûr de gagner la confiance de ses concitoyens. Souvent il doit écouter en silence les jeunes gens, pour être ensuite comme l'arbitre de leurs discussions politiques. S'ils se laissent emporter trop loin, qu'il les reprenne avec douceur et ménagement; qu'il apaise leurs querelles et leurs emportements. Si, dans leurs opinions, ils prennent un mauvais parti, qu'il les redresse et les instruise sans leur faire des reproches; qu'il loue sans envie ce qu'ils auront dit de bien; qu'il leur cède même lorsqu'ils proposent un meilleur avis que le sien, et qu'il l'adopte volontiers, afin de leur inspirer plus de confiance et de hardiesse; qu'il supplée aussi à ce qu'ils auront omis, en y mêlant à propos quelques mots d'éloge. C'est ainsi qu'en agit Nestor.

Qui pourrait condamner un avis aussi sage?
Les Grecs qui sont ici te donnent leur suffrage.
Mais tu n'as pas tout dit; pardonne cet avis:
Je puis être ton père, et toi mon jeune fils.

Une conduite plus digne encore d'un homme d'État, c'est de ne jamais reprendre en public les jeunes gens, et avec une aigreur qui les humilie et les décourage, mais d'avertir en particulier ceux qu'il voit propres à l'administration, de leur donner avec bonté des conseils utiles, de les exciter au bien, de leur inspirer des sentiments gé

néreux, et, à l'exemple des écuyers qui donnent des leçons de manége, de leur apprendre, dès l'entrée dans la carrière, à manier les esprits de la multitude; et s'ils essuient d'abord quelque revers, de prévenir leur découragement, de les consoler et de ranimer leur courage. Ce fut ainsi qu'Aristide soutint Cimon, et Mnésiphile Thémistocle, que les Athéniens avaient d'abord mal accueillis et dont on condamnait l'insolence et l'audace. On dit aussi que Démosthènes ayant conçu le plus vif chagrin du premier échec qu'il avait reçu dans la tribune, un vieillard qui avait autrefois entendu Périclès, vint le trouver et lui dit qu'il ressemblait beaucoup à ce grand homme, et qu'il avait tort de désespérer de lui-même. Timothée ayant été sifflé par le peuple, pour avoir introduit quelque nouveauté dans la musique et violé les règles connues de cet art, Euripide l'exhorta à ne point perdre courage, et lui prédit qu'il aurait bientôt tous les théâtres à ses ordres.

A Rome, le service des vestales était divisé en trois époques : la première, pour s'instruire de leurs fonctions; la seconde, pour les exercer, et la troisième, pour les enseigner aux jeunes. A Ephèse, les prêtresses de Diane passent aussi par trois degrés successifs, qui répondent à ceux des vestales. De même un homme d'Etat, pour se perfectionner dans la politique, commence par s'initier à l'art du gouvernement, ensuite il l'exerce, et il finit par en apprendre les secrets aux jeunes gens. Dans les gymnases, celui qui forme les athlètes ne peut pas combattre lui-même. Mais l'administrateur qui instruit un jeune homme dans les affaires, et qui forme pour sa patrie un digne athlète,

De parler et d'agir également capable,

remplit, non la moindre partie de l'administration, mais celle que Lycurgue avait surtout en vue, lorsqu'il accoutumait les jeunes gens à obéir à tout vieillard comme à

un législateur. A quoi pensez-vous que Lysandre fit allusion, lorsqu'il disait qu'il faisait beau vieillir à Sparte? Etait-ce que les vieillards y eussent la liberté de cultiver leurs terres, de prêter à usure, de boire et de jouer à des jeux de hasard? Non, sans doute; mais c'est qu'ils y remplissaient en quelque sorte les fonctions de tuteur, de magistrat et de gouverneur; qu'ils veillaient non-seulement sur les intérêts communs de la république, mais encore sur la conduite de chacun des jeunes gens, sur leurs exercices, leurs amusements, leur genre de vie; et cela, non légèrement, mais de manière que, redoutables à ceux qui se conduisent mal, ils sont respectés et chéris par les bons. Les jeunes gens les honorent et s'attachent à leurs personnes ; et eux, à leur tour, ils encouragent les jeunes gens d'un naturel heureux, et leur inspirent de la confiance, sans jamais éprouver aucun sentiment d'envie.

Cette passion, déplacée à tous les âges, est déguisée, du moins dans les jeunes gens, sous les noms spécieux d'émulation, de rivalité et d'amour de la gloire; mais dans un vieillard, elle est toujours hors de saison, et porte un caractère de dureté et de bassesse. Il doit donc, dans son administration, se défendre de tout sentiment d'envie; et loin de ressembler à ces vieux troncs qui, par une espèce de fascination, attirent la sève des jeunes arbres qui sont auprès d'eux et arrêtent leur végétation, qu'il se fasse, au contraire, un plaisir d'accueillir avec bonté ceux qui le recherchent, de les diriger, de les former, et de leur servir de guides, non-seulement par de sages conseils et des leçons utiles, mais encore en leur facilitant les occasions de s'occuper d'affaires publiques qui leur attirent de la considération et de la gloire, d'exercer des emplois où, sans nuire à l'Etat, ils se rendent agréables à la multitude, et se concilient son estime. Pour ces affaires épineuses, sur lesquelles les opinions sont vivement partagées, et qui d'abord pleines d'amertume, comme les dro

T. IV.

4

« PreviousContinue »