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cette précaution, elle est souvent nuisible, Celui donc de ces deux éléments qui nous sert par lui-même sans avoir besoin du secours de l'autre est le plus utile. L'eau ne sert que d'une seule manière, c'est par le tact, pour ceux qui se baignent ou qui la touchent. Le feu est utile à tous nos sens, non-seulement de près au tact, mais encore de loin à la vue; ainsi on doit ajouter à ses autres avantages la multiplicité des services que nous en tirons. Il est faux que les hommes aient jamais vécu sans feu, il est même impossible qu'ils s'en passent; il y a seulement des différences à cet égard, comme dans toute autre chose. La mer elle-même tire d'autant plus d'utilité de la chaleur, qu'elle contient une plus grande masse d'eau ; car, d'ailleurs, de sa nature elle ne différerait pas des au

tres eaux.

Quant aux personnes qui ne font point usage du feu extérieur, ce n'est pas qu'elles puissent s'en passer, mais c'est qu'elles ont en elles-mêmes une grande abondance de chaleur naturelle; ainsi, sous ce rapport même, le feu a l'avantage sur l'eau, puisque celle-ci ne peut jamais se passer d'un secours extérieur, tandis que le feu, par sa propre vertu, peut se suffire à lui-même. Un général d'armée serait bien plus habile s'il savait mettre une ville en si bon état de défense qu'elle pût se passer de tout secours étranger. De même nous devons regarder comme le meilleur élément celui qui nous dispense en bien des choses d'avoir recours à autrui. Il faut en dire autant des animaux qui n'ont pas besoin de chaleur extérieure. Peut-être pourrait-on faire un raisonnement tout opposé, et dire que la chose la plus utile est celle dont nous avons seuls l'usage, et dont notre esprit nous fait connaître l'excellence. Or, quoi de plus utile et de plus avantageux à l'homme que la raison? Les animaux bruts, cependant, n'en ont pas l'usage. Eh bien! s'en

suit-il de là que Dieu, qui l'a créée, nous ait fait un présent de moindre valeur?

Mais puisque nous sommes tombés sur ce sujet, je demande ce qu'il y a de plus utile pour la vie humaine, que les arts. C'est le feu qui les a fait tous inventer et qui les entretient. C'est pourquoi on suppose que Vulcain est le chef de tous les artistes. Ariston dit que du court espace de temps qui est donné à l'homme pour vivre, le sommeil, tel qu'un exacteur d'impôts, nous en emporte la moitié. Pour moi, je dirais volontiers que quand même l'homme veillerait toute la nuit, il n'y gagnerait rien, si le feu ne lui procurait tous les avantage du jour, et ne faisait cesser la différence de la lumière et des ténèbres. Si donc rien n'est plus avantageux à l'homme que la vie, le feu, qui la multiplie en quelque sorte pour lui, n'est-il pas ce qu'il y a de plus utile? Enfin, rien n'a pour l'homme plus d'utilité que la chose qui communique davantage à ses sens naturels les effets de sa température. Or, ne voyez-vous pas qu'aucun de nos sens ne fait usage de l'eau seule, à moins qu'elle ne soit mêlée d'air et de feu? Mais tous les organes de nos sensations participent aux propriétés du feu, comme d'un élément qui vivifie, et plus qu'aucun autre la vue, le plus actif de nos sens, qui est une sorte d'émanation ignée, par laquelle nous sommes assurés qu'il existe des dieux, et qui, suivant Platon, fait que nous pouvons appliquer notre ame aux révolutions des corps célestes.

Tel fut le discours de Sylla; il s'accordait avec le récit que je venais de faire, et semblait en être tiré1. Mais je demanderais volontiers à quoi bon un tel préambule pour en venir à des opinions si connues sur la face de la lune, et qui sont dans la bouche de tout le monde? « Pourquoi, lui dis-je, le regardez-vous comme inutile, puisque les difficultés que présente la première question nous ont conduits à celle-ci ? Ceux qui, dans des maladies chroniques, ne retirent aucun soulagement des remèdes et du régime ordinaires, ont recours à des expiations, à des amulettes, à des interprétations de songes. De même, dans les questions obscures et difficiles, quand les raisons les plus simples et les plus frappantes ne satisfont point, il faut en essayer d'extraordinaires; et, loin de rien mépriser, on doit user même des enchantements et des fables anciennes, et ne négliger aucun moyen de découvrir la vérité.

la

« Vous apercevez au premier coup d'œil tout le ridicule de l'opinion qui attribue cette figure qu'on voit sur le globe de la lune à un accident de la vue éblouie par lumière de cette planète3. On ne fait pas réflexion que cet accident devrait plutôt avoir lieu à l'égard du soleil,

1 Ce traité est malheureusement incomplet, et il est impossible de déterminer ce qui a amené la question qu'on y discute. Nous verrons seulement vers la fin qu'on demande à Sylla un épisode qu'il avait promis de raconter, pour avoir la liberté d'assister à cet entretien. Cela fait croire que ce que nous avons perdu doit être considérable, puisqu'on avait déja traité une première question, qui avait conduit à celle-ci.

2 Ces amulettes étaient différents corps de pierre, d'ambre, de corail, ou même de métal, chargés de caractères hieroglyphiques, et quelquefois de figures obscènes, que les anciens regardaient comme des talismans ou préservatifs contre les enchantements et les maladies. Les Grecs y avaient la plus grande confiance, et ces amulettes s'attachaient au cou.

3 Cette opinion se conserva jusqu'au temps de Kepler, dans le seizième siècle.

dont la lumière frappe nos yeux bien plus vivement. Empédocle a marqué avec justesse la différence de ces deux effets, lorsqu'il a dit :

Le soleil de ses feux embrase l'hémisphère;

Par de plus doux rayons la lune nous éclaire.

« Il désigne dans le dernier la clarté bienfaisante de la lune, qui nous attire sans jamais nous fatiguer. Je ne trouve pas ces philosophes mieux fondés, lorsqu'ils disent que les vues faibles et courtes n'aperçoivent aucune différence de forme sur la lune; qu'elle leur paraît tout unie et également claire partout, tandis que ceux qui ont des yeux vifs et perçants distinguent très bien les différents traits de sa figure et en voient nettement toutes les parties. Mais ce serait tout le contraire, si l'éblouissement que la clarté de la lune ferait éprouver aux vues faibles était la cause de cette apparence. Alors, plus l'œil affecté serait débile, et plus cette apparence serait sensible. D'ailleurs, l'inégalité de la surface de la lune détruit absolument cette opinion; car cette figure ne paraît point dans une ombre continue et entièrement obscure, comme le fait assez bien entendre le poëte Agésianax 1, lorsqu'il dit:

La lune nous présente un contour lumineux;
En elle on voit briller la douce et pure image
D'une jeune beauté que la couleur des cieux
En relevant ses traits embellit davantage.
Dans ses yeux, sur son front, une vive rougeur
S'allie avec éclat à la simple candeur.

En effet, les ombres y sont tranchées par des masses de lumière; ces contrastes font qu'elles paraissent s'abaisser et s'élever réciproquement; et elles s'entrelacent tellement les unes les autres, qu'elles représentent au nature

1 Agésianax avait fait un poëme sur les phénomènes célestes.

une figure humaine. Aussi j'adopte volontiers la réfutation que votre Aristote faisait de l'opinion de Cléarque 1: je dis le vôtre, celui qui fut l'ami particulier du premier philosophe de ce nom, quoiqu'il ait renversé plusieurs points de la doctrine du Lycée.

-Et quelle était l'opinion de ce Cléarque ? dit alors Apollonides2.—Il serait, lui répondis-je, plus excusable à tout autre qu'à vous d'ignorer une opinion qui est entièrement fondée sur la géométrie. Il disait que ce que nous regardons comme une figure humaine dans la lune est l'image de la grande mer, représentée sur cette planète comme dans un miroir. Les réflexions qu'elle éprouve dans plusieurs points de sa circonférence trompent la vue, comme il arrive dans ce qui ne vient pas frapper directement cet organe; et la pleine lune, par l'égalité et l'éclat de sa surface, est le plus beau et le plus pur des miroirs. Comme vous croyez que l'arc-en-ciel est produit par la réflexion des rayons du soleil qui frappent notre vue après avoir été réfractés dans une nuée dont les vapeurs légères et humides ont été condensées, de même, selon lui, la mer extérieure 3 était représentée sur le globe de la lune, non à la place même où cette mer est située, mais dans l'endroit où la réfraction en produit l'image. que la réflexion des rayons lunaires renvoie jusqu'à nous. C'est ce que dit encore Agésianax dans le passage suivant: L'image de la mer par les vents agitée,

Là, comme en un miroir, était représentée. »>

1 Cléarque de Soli avait été disciple d'Aristote, et passait pour un de ses plus savants disciples. L'autre Aristote, dont il est question ensuite, n'est point connu d'ailleurs. Diogène Laerce, qui compte sept écrivains de ce nom, ne parle point de celui-ci, et Jonsius ne le cite que d'après ce passage de Plutarque, sans en rien dire de plus.

2 Il y a dans le texte Apolloniades; mais ce philosophe, dont le nom se trouve en plusieurs endroits de ce traité, est toujours appelé Apollonides. Il paraît seulement, par ce qui va être dit, qu'il était géomètre.

3 Les anciens donnaient à l'Océan occidental le nom de grande mer ou de mer extérieure, par opposition à la mer Méditerranée ou intérieure.

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