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et se fondre en eau. Il faut donc nécessairement que les substances qui sont vivement affectées par le froid se changent en ce qui est le principe du froid. Or, l'excès du froid produit la congélation, qui finit par changer les corps en pierre, lorsque le froid les ayant saisis partout, l'humidité se glace et toute la chaleur en est chassée. Voilà pourquoi la terre à une grande profondeur est en quelque sorte gelée, et, pour ainsi dire, toute de glace; le froid excessif, qui ne s'adoucit jamais, contenu à la plus grande distance du feu élémentaire, y réside constamment. Quant aux pierres, aux rochers et aux croupes des montagnes qu'on voit à sa surface, Empedocle dit que ce sont des productions du feu qui brûle dans le sein de la terre et qui les y soutient. Mais il est plus vraisemblable que tous ces corps, dont la chaleur s'est entièrement dissipée, ont été gelés par le froid; c'est ce qu'indique le nom qu'on leur donne et qui signifie glace. Plusieurs même paraissent noirs à leur cime dans les endroits par où la chaleur s'est évaporée; il semble que le feu les ait calcinés. Le froid congèle certains corps plus que d'autres, mais surtout ceux auxquels il est inhérent comme premier principe; car si le propre de la chaleur est de rendre les corps légers, si l'effet de l'humidité est de les amollir, les corps les plus chauds seront les plus légers, et les plus humides seront les plus mous; de même si la faculté du froid est de resserrer, il s'ensuivra nécessairement que le corps le plus dense, tel qu'est la terre, sera le plus froid; et la substance la plus froide doit être naturellement le principe du froid.

Il faut conclure de ces raisonnements que la terre est par sa nature la première cause du froid, et nos propres sensations nous le démontrent. La boue est plus froide que l'eau, et rien n'éteint plus tôt le feu que la terre. Quand le fer est enflammé et déja en fusion, on y jette de la sciure de marbre ou de pierre, afin de le refroidir et,

d'empêcher qu'il ne devienne trop fluide. La poussière dont on couvre le corps des athlètes arrête leur sueur et les rafraîchit. D'où vient d'ailleurs cet usage qui tous les ans nous fait changer d'habitation? Pourquoi l'hiver nous refugions-nous dans des appartements hauts et éloignés de la terre? qu'au contraire, pendant l'été, nous cherchons dans des rez-de-chaussées des asiles commodes, et que nous choisirions volontiers une retraite dans le sein de la terre? Ne sommes-nous pas conduits par le sentiment naturel qui nous fait alors chercher la fraîcheur, et reconnaître la terre pour la première cause du froid? Quand l'hiver nous préférons les séjours voisins de la mer, c'est une manière de fuir la terre, autant qu'il est possible, à cause de sa froidure; nous nous environnons de l'air de la mer, qui est doux et chaud; l'été, nous avons recours contre la chaleur à l'air qui s'élève de la terre, non qu'il soit froid par lui-même; mais étant, pour ainsi dire, une production de la substance qui est le principe du froid, il est en quelque sorte imprégné de la faculté propre à la terre, comme le fer qu'on trempe prend la vertu que l'eau contient. Entre les eaux courantes, celles qui sortent des rochers et des montagnes sont les plus froides, et parmi les eaux de puits, ce sont celles dont les puits sont les plus profonds. Dans ces dernières, leur profondeur fait que l'air extérieur ne s'y mêle plus; les autres coulent à travers une terre franche et sans mélange, telle qu'est auprès du Ténare l'eau du Styx, qui sourd d'un rocher en légers bouillons. Elle est si froide, que les vaisseaux faits de corne de pied d'âne peuvent seuls la conserver; elle brise et fait éclater tous les autres.

Les médecins nous disent qu'en général toute terre a la propriété de resserrer et de rafraîchir; ils comptent plusieurs sortes de métaux et de fossiles, dont ils font usage comme d'astringents. Aussi l'élément de la terre n'est ni incisif, ni propre à émouvoir, ni atténuant, ni

pénétrant, ni émollient, ni expansif; au contraire, il est ferme et stable comme le cube. Voilà pourquoi la terre est naturellement froide et pesante; comme elle a la propriété de condenser, de comprimer les corps et d'en chasser l'humidité, elle y produit par son inégalité des frissonnements et des tremblements; et lorsqu'elle y domine, elle en chasse toute la chaleur, elle l'éteint, et y fixe l'habitude de la glace, et, pour ainsi dire, de la mort. Aussi la terre n'est-elle pas combustible, ou du moins elle ne brûle que lentement et avec peine; au lieu que l'air s'enflamme souvent de lui-même, et quand il est enflammé, il devient comme fluide et jette des éclairs. L'humidité sert d'aliment à la chaleur; car dans le bois ce ne sont pas les parties solides qui sont propres à brûler, mais les parties humides; et lorsqu'elles sont entièrement consumées, il ne reste que les parties solides, qui se changent en cendres. Vainement ceux qui prétendent que ce résidu peut être consumé en l'arrosant souvent d'huile ou en le mêlant avec de la graisse le remettent au feu; dès que ces matières grasses sont brûlées, il reste toujours les parties grossières et terrestres. Ce n'est pas seulement parceque la terre est immobile dans la place qu'elle occupe, mais encore parceque sa substance est inaltérable et qu'elle demeure toujours dans le domicile des dieux, que les anciens lui ont donné le nom de Vesta. Ils ont voulu désigner sa stabilité et sa masse compacte, dont le froid est le lien, suivant le physicien Archélaüs, attendu rien ne la relâche et ne l'amollit, qu'elle n'est pas susceptible de chaleur, ni même de tiédeur.

que

Ceux qui disent qu'ils sentent bien le froid de l'air et de l'eau, et non celui de la terre, ne font attention qu'à cette terre qui est près d'eux, qui n'est qu'un mélange, qu'un composé d'air, d'eau, de soleil et de chaleur. C'est comme s'ils disaient que le feu élémentaire n'est pas le principe naturel de la chaleur, mais l'eau bouillante ou le

fer rouge, parcequ'ils peuvent voir et toucher ces derniers objets, et que le feu élémentaire, le feu pur et céleste n'est accessible à aucun de nos sens. Mais ils ne voient pas non plus la terre qui est à une très grande profondeur, et que nous devons regarder comme la véritable terre, séparée et distincte de toutes les autres. Nous avons cependant des preuves de son existence dans les rochers, qui, de la profondeur où ils sont, nous envoient un froid piquant et presque insupportable. Ceux qui veulent boire très frais jettent dans l'eau de petits cailloux qui la condensent et lui donnent plus de vivacité par la fraîcheur pure et active qu'ils lui communiquent. Lors donc que les anciens philosophes ont dit que les matières terrestres ne se mêlaient point avec les substances célestes, ils n'ont pas eu égard aux espaces supérieurs et inférieurs, comme aux bassins d'une balance qui se baissent et s'élèvent successivement, mais à la différence des facultés. Ils ont attribué à la nature immortelle et éternelle la chaleur, la lumière, la vitesse, la légèreté, et ils ont assigné aux régions souterraines des enfers, séjour affreux des morts, le froid, les ténèbres et la pesanteur. Le corps même d'un animal, tant qu'il respire et que, selon l'expression des poëtes, il est à la fleur de l'âge, conserve de la chaleur et de la vie; mais dès qu'il est privé de ces deux facultés, et qu'il n'y reste plus que la matière terrestre, aussitôt le froid et la glace s'en emparent, parceque la chaleur est plus naturelle à toute autre substance qu'à un corps ter

restre.

QUEL EST LE PLUS UTILE DU FEU OU DE

L'EAU 1?

A tous les éléments l'eau seule est préférable,
Et parmi les métaux, par son éclat durable,
Du feu le plus brillant l'or pur est le rival,

a dit Pindare2; d'où l'on doit conclure qu'il ne donne au feu que le second rang. Hésiode est d'accord avec lui, quand il dit:

Le chaos, avant tout, exista dans le monde;

car la plupart des anciens ont cru que ce poëte a donné à l'eau le nom de chaos à cause de sa diffusion. Mais s'il ne fallait décider la question que par des autorités, il y aurait autant de preuves d'un côté que de l'autre, puisqu'il y a des philosophes qui regardent le feu comme le principe de toutes choses, comme la semence d'où sont produits tous les êtres, et qui croient qu'ils se résoudront tous dans le feu par un embrasement général 3. Mettant donc à part les autorités, n'examinons que les raisonne

1 Ce traité n'est au fond qu'une pure déclamation, dans laquelle l'auteur se montre moins occupé d'être exact et précis, que de donner carrière à son imagination, de se perdre dans des idées générales qui n'ont aucun appui solide. Aussi je suis persuadé que cet ouvrage, comme plusieurs autres que nous avons déja vus, n'est qu'un des premiers fruits de la jeunesse de Plutarque, qui commençait à essayer ses forces. On sait que c'était l'usage des Grecs et des Romains d'exercer les jeunes gens sur ces sortes de compositions vagues, connues alors sous le nom de déclamations; nom qui ne présentait pas l'idée défavorable que nous y avons attachée depuis, mais qui, au fond, n'avait dans son objet rien de plus utile ni de plus solide.

2 C'est le début de la première ode olympique de Pindare, dans laquelle ce poëte sublime se propose de chanter la victoire qu'Hiéron, roi de Sicile, avait remportée à la course des chevaux dans les jeux olympiques. Il compare son triomphe avec ce qu'il y a de plus merveilleux dans la nature, et le met au-dessus de tous ceux qu'on peut obtenir, comme l'eau est le plus excellent des éléments, l'or le plus riche des métaux, etc.

3 Ce sentiment était celui d'Héraclite et des stoïciens.

T. IV.

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