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OEUVRES

MORALES

DE PLUTARQUE.

UN PHILOSOPHE DOIT SURTOUT CONVERSER AVEC LES PRINCES.

Rechercher l'amitié des grands, et cultiver avec soin des liaisons qui peuvent nous rendre utiles à nos concitoyens, soit en commun, soit en particulier, c'est une vue honnête, dictée par l'humanité, par l'amour du bien public, et non, comme on le croit souvent, par l'ambition. Au contraire, il est d'un homme vain et timide de craindre qu'on ne lui reproche de faire assidument sa cour à des personnes constituées en dignité. Eh quoi! dirait un homme en place qui veut cultiver son esprit et se former à la philosophie, quand je puis être un Périclès ou un Caton, deviendrai-je un Simon le corroyeur, ou un Denys le grammairien, afin que Socrate vienne s'entretenir avec moi, comme il faisait avec ces hommes obscurs 1? Ariston de Chio, blâmé par des sophistes de ce qu'il conversait avec quiconque voulait lui parler, leur dit qu'il souhaiterait que les animaux mêmes fussent ca

1 Simon fut un des premiers disciples de Socrate, qui allait souvent s'entretenir chez lui, ainsi que chez beaucoup d'autres particuliers, comme on le voit par Xénophon, dans son Économique.

2 Ariston avait été disciple de Zénon le Stoïcien.

T. IV.

pables de comprendre les leçons d'une saine morale. Et nous fuirons le commerce des princes et des grands, comme si c'étaient des animaux sauvages et qu'il fût impossible d'apprivoiser?

L'enseignement philosophique ne ressemble pas à la sculpture, qui se borne, dit Pindare, à faire des statues immobiles sur leurs bases. Il se propose de rendre plus actifs les esprits qu'il s'applique à former. Il veut les animer, leur donner de l'énergie, des affections vives, des jugements sains qui les portent à des objets utiles, une pente décidée vers le bien, une élévation de sentiments et une grandeur d'ame qui soient accompagnées de prudence et de douceur. Et c'est dans cette vue que des hommes instruits préfèrent de converser avec des personnes puissantes et constituées en dignité. Un médecin, jaloux de la gloire de son état, préférera de traiter l'œil d'un homme chargé, pour ainsi dire, de voir pour plusieurs et de veiller à leur conservation. De même un philosophe s'appliquera plus volontiers à l'instruction d'une ame sur qui roulent les intérêts d'un grand nombre d'autres, et qui doit avoir de la prudence, de la justice et de la philosophie pour elles. Un homme qui aurait le talent de découvrir des sources et de les dériver, comme on le dit d'Hercule et de plusieurs autres héros de l'antiquité, ne ferait pas son plaisir d'en découvrir une au coin d'un champ, comme est celle d'Aréthuse auprès du roc du Corbeau, et qui n'est utile qu'à quelques bergers. Il chercherait à ouvrir le cours durable d'un grand fleuve pour abreuver des villes entières, des champs, des jar

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1 Les anciens parlent de plusieurs fontaines de ce nom. Les plus connues étaient celles de Syracuse en Sicile, et d'Élide en Arcadie. Je croirais volontiers que c'est de cette dernière qu'il est question ici. Pausanias, dans sa description de l'Arcadie, parle d'une île des Corbeaux, qui devait être voisine de ce roc du Corbeau, et qui était au confluent du Ladon et de l'Alphée. On sait que ce dernier fleuve, selon la Fable, mêlait ses eaux avec celles de la fontaine d'Arethuse.

dins et des vergers entretenus par des rois. Homère dit de Minos qu'il conversait avec Jupiter, c'est-à-dire, suivant que Platon l'explique 1, qu'il était son disciple et son ami. Ce n'est pas à de simples particuliers, à des hommes oisifs dans leurs maisons, mais à des rois qu'ils attribuent l'honneur d'être les disciples des dieux. La prudence, la justice, la bonté et la grandeur d'ame qu'ils puisent à cette école doivent servir à l'avantage et au bonheur des peuples.

On prétend que lorsqu'une chèvre prend dans sa bouche un chardon à cent têtes, elle s'arrête la première et fait ensuite arrêter tout le troupeau, jusqu'à ce que le berger vienne le lui ôter 2, tant cette plante a des émanations vives qui, aussi volatiles que le feu, se répandent de proche en proche, et affectent tout ce qui les avoisine! De même quand la philosophie se borne à instruire un homme privé qui se plaît dans le repos, qui, la règle et le compas à la main, se renferme dans les besoins du corps, alors, loin de répandre sur d'autres son influence, elle se fixe avec lui dans un calme inutile qui émousse toute son activité. Mais s'attache-t-elle à un homme d'État occupé d'affaires importantes, lui inspire-t-elle la passion du bien : alors elle fait par un seul homme le bonheur de tout un peuple. Tels furent les effets de l'instruction d'Anaxagoras sur Périclès, de Platon sur Dion, et de Pythagore sur les princes d'Italie. Caton quitta son armée pour aller voir le philosophe Athénodore ; et Scipion se fit accompa

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1 Voyez le Platon de Minos, où ce philosophe explique le sens de l'expression d'Homère.

2 Nous avons déjà dit ce qu'il fallait penser de cette prétendue propriété attribuée au chardon à cent têtes.

3 Cet Athénodore, surnommé Cordylion, était de Tarse en Cilicie, et faisait profession de la secte stoïque. Plutarque, dans la Vie de Caton d'Utique, dont il s'agit ici, dit que ce Romain ayant entendu parler du mérite de ce philosophe, qui vivait à Pergame, et du refus qu'il avait toujours fait de s'attacher à aucun des princes qui l'avaient recherché, alla le trouver, et l'ayant enfin déterminé à le suivre, il fit plus de cas de cette

pagner de Panétius lorsqu'il fut député par le Sénat

Pour aller visiter les peuples différents,
Connaître de leurs lois le vice et la sagesse,

comme dit Possidonius. Voudriez-vous que Panétius eût dit à Scipion : « Si vous étiez un Castor, un Pollux, ou tout autre particulier qui, vous dérobant au tumulte des villes, voulussiez vivre ignoré dans un coin de la terre, pour y résoudre des syllogismes et pâlir sur les écrits des philosophes, je me livrerais tout entier à vous ; mais parceque vous êtes le fils de Paul Émile, qui a deux fois exercé le consulat, et le petit-fils de Scipion l'Afri— cain, le vainqueur d'Annibal, je ne veux point m'entretenir avec vous? >>

Dire ici qu'il y a deux sortes de paroles, l'une intérieure, don de Mercure, qui préside à l'éloquence; l'autre extérieure, qui est comme le ministre et l'instrument de l'autre, ce serait répéter une chose cent fois rebattue, et rappeler le proverbe Je savais cela avant que Théognis fút né. Mais ce qu'on entendra avec moins de peine, c'est que ces deux sortes de paroles ont l'une et l'autre l'amitié pour terme, la première avec soi-même, et la seconde avec autrui. Un homme que la philosophie a conduit à la pratique de la vertu est toujours d'accord avec lui-même ; il n'a point de reproches à se faire, il vit dans une paix et dans une bienveillance continuelles avec son propre cœur.

Il ne connaît jamais ni trouble ni combat.

La passion en lui est soumise à la raison; il n'est point

victoire que de toutes les conquêtes par lesquelles Pompée et Lucullus s'illustraient alors.

1 Possidonius et Panétius sont deux philosophes stoïciens très célèbres. Le premier eut pour disciples Cicéron et Pompée. La légation de Scipion, le second Africain, tombe à l'an de Rome 624.

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