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simple privation de chaleur, car il s'ensuivrait alors que ce qui n'a point d'existence produirait un être réel. Mais il semble qu'on soit porté naturellement à admirer ce qui est rare, et qu'on recherche avec plus d'empressement ce qu'il n'est pas ordinaire de voir.

Regarde au haut des airs cet espace azuré,
Du globe où nous vivons vêtement coloré.

Combien la nuit il étale de merveilles ! Que de beautés il nous offre pendant le jour ! Cependant la plupart des hommes ne les admirent pas : ils ne sont pas frappés ni des couleurs de l'arc-en-ciel, ni des teintes si variées des nuages, ni des éclairs qui les entr'ouvrent et les sillonnent par traits si vifs de lumière... 1.

des

XXX.

Pourquoi compare-t-on à des boucs les vignes et les jeunes plantes qui ne portent point de fruit?

Est-ce parceque les boucs qui sont trop gras sont peu propres à engendrer et que l'excès de leur graisse fait qu'ils ont de la peine à s'accoupler avec leurs femelles? Car les germes productifs dans ces animaux sont le superflu des aliments qui servent à leur nourriture. Quand donc un animal ou un arbre est trop épais et trop gras, c'est une preuve qu'il consume pour son accroissement tout ce qu'il prend de nourriture, et qu'il n'en reste point ou presque point de superflu.

XXXI.

Pourquoi la vigne sèche-t-elle lorsqu'on l'arrose avec du vin, même de celui qu'elle a produit?

Est-ce qu'il en est de la vigne comme des ivrognes, qui 1 La fin de cette question est mutilée.

deviennent chauves parceque la chaleur du vin fait éva– porer l'humidité de leur cerveau? Est-ce que la liqueur vineuse est un effet de l'altération du vin, comme le prétend Empédocle?

Sous l'écorce du bois l'humidité s'altère,

Et nous produit du vin la liqueur salutaire.

Lors donc qu'on arrose la vigne avec du vin, cette liqueur est pour elle comme un feu qui consume l'humidité destinée à la nourrir. Ou bien le vin, qui est astringent, empêche-t-il, en pénétrant jusqu'aux racines du cep, dont il resserre et condense les pores, que l'eau, qui doit abreuver la plante et la faire bourgeonner, ne s'élève dans sa tige? Ou est-il contre la nature de la vigne qu'elle reçoive de nouveau dans son sein ce qui en a été tiré? Car l'humidité qui est dans les plantes et qui les a fait fleurir ne peut plus servir à leur nourriture, ni faire une seconde fois partie de leur substance.

DE LA CAUSE DU FROID.

Existe-t-il, mon cher Favorinus 1, un premier principe, une première substance du froid, comme le feu est la substance de la chaleur, et dont la présence et la participation soient dans les autres corps la cause du{froid? Ou bien le froid est-il seulement une privation de chaleur, comme on dit que les ténèbres et le repos sont des privations de lumière et de mouvement? En effet, le repos semble appartenir au froid, et le mouvement à la chaleur, et le refroidissement des corps chauds ne se fait point par la présence d'une faculté active, mais par l'évaporation de la chaleur dès qu'elle en est sortie avec abondance, ce qui reste est refroidi ; et la vapeur qui s'élève de l'eau bouillante tombe dès que la chaleur est dissipée. Voilà pourquoi le refroidissement des corps diminue leur volume, parcequ'il en chasse la chaleur sans rien mettre à la place.

Mais ne peut-on pas suspecter de faux cette opinion, premièrement parcequ'elle anéantit plusieurs facultés manifestement sensibles, qui dès lors ne sont plus des qualités et des habitudes réelles, mais de simples privations d'habitudes et de qualités? Ainsi, la pesanteur sera la privation de la légèreté, la dureté de la mollesse, le noir du blanc, l'amertume de la douceur, et ainsi des autres substances qui sont opposées les unes aux autres par leurs qualités, et non comme des privations le sont à des habitudes. En second lieu, toute privation est inaction et inertie, comme la cécité, la surdité, le silence et la mort. En effet, les privations sont des anéantissements de formes et des destructions de substances, et non des natures réelles et des substances à part. Mais le froid ne produit

1 Philosophe très zélé pour la doctrine du Lycée, dont il a été question dans les Propos de table.

pas dans les corps, par sa présence, de moindres affections et de moindres changements que le chaud; il les gèle, il les resserre et les condense. Son repos et son immobilité ne sont pas de l'inaction, c'est une pesanteur et une fermeté, accompagnées d'une force suffisante pour saisir les corps et pour les enchaîner. La privation est le défaut et l'absence de la qualité contraire; or, plusieurs substances se refroidissent quoiqu'elles contiennent encore beaucoup de chaleur. Il en est quelques unes que le froid serre et condense d'autant plus qu'elles sont brûlantes quand il les saisit, comme le fer rouge qu'on trempe dans l'eau. Les stoïciens disent que les esprits contenus dans les corps des enfants qui viennent de naître, acérés par le froid de l'air ambiant, changent de nature et deviennent ame1. Cette opinion peut être contestée; mais il n'est pas raisonnable de croire que le froid, qui opère plusieurs autres effets sensibles, ne soit qu'une privation.

D'ailleurs, aucune privation n'admet le plus ou le moins; de deux hommes qui ne peuvent ni voir ni parler, on ne dit pas que l'un soit plus aveugle ou plus muet que l'autre, ni que de deux personnes privées de vie, l'une soit plus morte que l'autre. Mais entre les corps froids, les uns le sont beaucoup plus, les autres beaucoup moins; ceux-ci ont une froideur excessive, elle est modérée dans ceux-là; en un mot le froid a, comme le chaud, ses degrés d'intensité et de relâchement. Suivant que la matière est affectée avec plus ou moins de force par des qualités contraires, elle produit des substances plus chaudes ou plus froides les unes que les autres; car l'habitude ne peut s'unir avec la privation, et nulle substance n'admet une privation qui lui soit contraire, ou ne s'associe avec elle dans un même sujet : elle se retire à sa présence.

1 En grec le même mot, vua, signifie souffle et esprit.

Mais le froid reste mêlé avec le chaud jusqu'à un certain degré, comme le noir se combine avec le blanc, le grave avec l'aigu, le doux avec l'amer; et cette association, cette harmonie de couleurs, de sons et de saveurs, produisent des compositions très agréables aux sens. Une habitude et une privation contraires sont essentiellement ennemies et ne souffrent aucune conciliation; l'une est la destruction de l'autre. Mais l'opposition qui se trouve entre deux facultés contraires, lorsqu'on sait les combiner, est d'usage dans bien des arts, et la nature s'en sert encore plus souvent dans une multitude de ses productions, surtout dans les changements que l'air éprouve, et dans un grand nombre d'autres effets dont l'arrangement et la disposition font donner à Dieu le surnom d'harmonique, non parcequ'il fait accorder les sons graves avec les sons aigus, ou que, par une dégradation de nuances bien ménagée, il sait fondre ensemble le blanc et le noir; mais parcequ'il met dans l'univers une juste proportion entre l'harmonie et la discorde du froid et du chaud ; que par une compensation modérée il les unit, il les sépare, et, retranchant l'excès de l'un et de l'autre, il les réduit tous deux à une juste température.

J'ajoute que le froid se fait sentir aussi bien que le chaud; mais une privation n'est sensible ni à la vue, ni à l'ouïe, ni au tact, ni à aucun autre de nos sens. Toute sensation ne peut être produite que par une substance; et partout où il ne paraît point de substance, on ne conçoit plus que privation, c'est-à-dire négation de substance, comme la cécité, le silence et le vide sont des négations de vue, de son et de corps. Le vide ne peut être l'objet du tact, et partout où on ne sent point de corps, on conçoit le vide. Nous n'entendons pas le silence; mais dès que notre ouïe n'est frappée d'aucun son, nous avons l'idée du silence. De même nous n'avons aucune sensation de la cécité, de la nudité, du dépouillement d'armes ;

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