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oblige de respecter le diadème et la couronne, et la nature nous imprime du respect pour les cheveux blancs, comme étant le symbole du pouvoir et de la dignité. Les noms de respect et d'honneur sont, je crois, pris de celui de vieillard; et cette distinction accordée à la vieillesse consiste, non en ce qu'ils se baignent dans l'eau chaude et qu'ils sont couchés plus mollement, mais en ce qu'ils tiennent le premier rang dans les villes à raison de leur prudence, qui naturellement ne parvient que dans la vieillesse à sa pleine maturité, semblable à ces arbres tardifs dont les fruits ne mûrissent que dans l'arrière-saison. Quand le roi des rois, Agamemnon, fait aux dieux cette prière:

Plùt au ciel que mon camp possédât dix vieillards
Qui pussent de Nestor égaler la sagesse!

il n'est repris par aucun de ces Grecs belliqueux qui ne respiraient que les armes, et ils restent tous d'accord que la vieillesse a la plus grande influence non-seulement dans la paix, mais encore pendant la guerre.

Un bon conseil vaut mieux que mille bras.

Un seul avis raisonnable, soutenu du talent de la persuasion, amène à une fin heureuse les affaires les plus importantes.

La royauté, qui est la première et la plus parfaite des différentes espèces de gouvernement, entraîne après soi bien des peines, des travaux et des soins. Aussi Séleucus disait-il souvent que si le commun des hommes savait combien les lettres seules qu'un roi avait à recevoir et à écrire lui donnaient d'embarras, ils ne voudraient pas ramasser de terre un diadème. Philippe se disposait à camper dans un poste avantageux, quand on vint lui dire qu'il n'y avait pas dans cet endroit de fourrage pour les bêtes de somme: Grands dieux! s'écria-t-il, quelle vie d'avoir à dépendre des besoins même de nos dnes! Malgré

cela, irions-nous conseiller à un roi devenu vieux de quitter le diadème et la pourpre pour prendre une houlette et un habit de berger, et d'aller vivre dans les champs, de peur qu'en continuant de régner avec ses cheveux blancs, il ne parût déplacé sur le trône? Si ce serait une indignité que de faire une telle proposition à un Agésilas, à un Numa ou à un Darius, pourquoi voudrionsnous exclure de l'Aréopage un Solon, ou un Caton du Sénat de Rome? Pourquoi engagerions-nous un Périclès à abandonner l'administration de la république? N'est-il pas absurde de vouloir qu'un administrateur qui, dans sa jeunesse, est monté étourdiment dans la tribune et a fait éprouver au public l'effervescence d'une ambition ardente et effrenée, quand ensuite l'âge lui a donné de l'expérience et de la réflexion, abandonne la république, dont il a fait son jouet, comme nous quittons une femme après qu'elle a servi à nos plaisirs? Le renard d' Esope, tourmenté par des insectes, refusa l'offre que lui faisait le hérisson de l'en délivrer. Quand tu auras chassé ceux-là, qui sont déja rassasiés, lui dit-il, il en viendra d'autres qui seront affamés. Ainsi une république qui congédierait ses administrateurs à mesure qu'ils vieilliraient, serait toujours en proie à des jeunes gens dévorés d'ambition et affamés de pouvoir, mais sans capacité pour les affaires. Et où pourraient-ils l'avoir puisée, puisqu'ils n'ont vu aucun vieillard administrer la république, et qu'ils n'ont pu s'instruire par ses exemples? Un traité de navigation ne suffirait pas pour former un pilote qui n'aurait pas été souvent à la poupe d'un vaisseau, témoin de l'adresse qu'il faut opposer aux flots, aux vents et aux ténèbres,

Quand au sein d'une mer profonde

Le nautonnier tremblant, triste jouet de l'onde,
Implore ses dieux protecteurs.

Et l'on voudrait qu'un jeune homme fût en état de gou

verner une ville, de ramener à un sage avis le peuple et le Sénat, parcequ'il aura lu dans le lycée, ou qu'il aura composé un ouvrage sur l'administration de la république, sans avoir pris des leçons des magistrats et des orateurs qui tiennent le timon et le gouvernail des affaires, afin qu'instruit par les débats et les événements, il apprenne à ne pas craindre les dangers et les soins pénibles de l'administration des affaires publiques. Pour moi, je ne le croirai jamais.

Ainsi, quand un vieillard n'aurait pas d'autre motif, il devrait rester dans l'administration pour instruire et former les jeunes gens dans l'art de gouverner. Ceux qui enseignent la grammaire ou la musique lisent ou chantent devant leurs disciples, afin de leur servir de modèle. De même, un homme d'Etat doit former un jeune homme aux affaires, non-seulement par ses discours et par ses préceptes, mais en administrant avec lui la république, en lui donnant, dans ses conseils et dans ses actions, des exemples de ce qu'il doit faire. Un jeune homme ainsi accoutumé, non à s'exercer sans péril dans les gymnases au milieu des athlètes, mais à combattre véritablement comme aux jeux isthmiens ou olympiques, pourra suivre son modèle,

Tel qu'un poulain léger suit les pas de sa mère,

comme dit Simonide. C'est ainsi qu'Aristide fut formé par Clisthène, Cimon par Aristide, Phocion par Chabrias, Caton par Fabius-Maximus, Pompée par Sylla, et Polybe par Philopémen. Ils s'attachèrent dans leur jeunesse aux anciens; et après avoir, pour ainsi dire, germé et grandi sous eux dans l'administration politique, ils acquirent l'expérience et l'habitude des affaires, et partagèrent la gloire et l'autorité de leurs maîtres. Des sophistes disaient à Eschine l'académicien 1 qu'il s'attribuait faussement

1 Eschine, né à Naples, et disciple de Mélanthius de Rhodes, vivait vers

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l'avantage d'avoir été le disciple de Carnéade. « J'ai pris ses leçons, leur dit-il, quand la vieillesse lui eut ôté le goût du bruit et de la dispute, pour ne lui laisser qu'une discussion utile, propre à communiquer ses lumières. »

L'administration des vieillards est éloignée de toute ostentation et de tout vain desir de gloire, non-seulement dans ses discours, mais encore dans ses actions, comme on dit de l'ibéris1 qu'à mesure qu'il vieillit il évapore l'odeur infecte et dangereuse qui lui est naturelle, et qu'il ne lui reste enfin qu'un parfum aromatique et agréable. De même les opinions et les conseils des vieillards ne portent aucun caractère de précipitation et de désordre; tout y est grave et sensé. Ainsi, comme je viens de le dire, c'est pour former les jeunes gens que les I vieillards doivent rester dans l'administration. Platon, en parlant du vin trempé, dit qu'on réprime un dieu fougueux en l'unissant à une divinité plus sobre. La sage retenue des vieillards, fondue pour ainsi dire avec l'ambition ardente des jeunes gens qui se livrent avec impétuosité au desir de la gloire, leur ôte cet emportement effréné qui est en eux la suite de l'âge. D'ailleurs, il ne faut pas croire que le gouvernement d'une république, semblable à l'art de naviguer ou de faire la guerre, ne se rapporte qu'à une fin déterminée, et que cette fin une fois atteinte, il n'y ait plus rien à faire. Ce n'est pas un simple ministère, borné à l'intérêt personnel de celui qui l'exerce, c'est la vie constante d'un être doux fait pour la société civile et destiné par la nature à consacrer tous ses jours à la vertu et au bien de l'humanité. Il ne faut donc pas avoir gouverné, mais gouverner toujours;

la cent soixante-quatrième olympiade, et l'an 630 de Rome, cnviron cent vingt-trois ans avant Jésus-Christ.

1 Cette plante, dit Pline, croît pour l'ordinaire autour des vieux monuments, dans les masures et dans les lieux incultes : elle est toujours verte; sa tige est haute d'une coudée; elle a la feuille du cresson, et sa racine en a l'odeur; sa graine est presque imperceptible.

comme il ne suffit pas d'avoir dit la vérité, observé la justice, aimé sa patrie et ses concitoyens, mais il faut encore pratiquer constamment toutes ces vertus. La nature ellemême nous y conduit, et elle dit à ceux qui ne sont pas entièrement corrompus par la mollesse et par l'oisiveté :

Le père des humains vous a donné la vie

Pour travailler sans cesse au bonheur des mortels;

et encore:

Ne suspendons jamais le cours de nos bienfaits.

Ceux qui allèguent la faiblesse et l'impuissance des vieillards accusent moins la vieillesse elle-même que les maladies et les infirmités du corps. On voit beaucoup de jeunes gens valétudinaires et de vieillards robustes. Il faut donc éloigner de l'administration, non pas précisément les vieillards, mais ceux qui sont infirmes, comme il ne faut pas y appeler de préférence les jeunes gens, mais ceux qui sont capables d'en supporter le poids. Aridée était à la fleur de son âge 1, et Antigonus était vieux; cependant celui-ci soumit presque toute l'Asie; et l'autre, tel qu'un roi de théâtre entouré de ses gardes, n'était qu'un vain fantôme, jouet éternel de ceux qui avaient le pouvoir en main. Il eût été ridicule de placer à la tête de la république ou le sophiste Prodicus ou le poëte Philétas3, tous deux jeunes à la vérité, mais faibles de corps,

2

1 Aridée, fils de Philippe et frère d'Alexandre, fut nommé roi après la mort de ce dernier; mais il n'en eut proprement que le nom, et fut tué six ans après. Antigonus, après la mort d'Alexandre, eut en partage quelques provinces de l'Asie-Mineure; mais, peu content de ce qui lui était échu, il fit la guerre aux autres successeurs d'Alexandre et conquit une grande partie de l'Asie.

2 Prodicus était un sophiste de l'île de Céos, qui florissait vers la quatre-vingt-sixième olympiade. Il fut disciple de Protagoras d'Abdère, et contemporain de Gorgias et de Démocrite l'Abdéritain. Accusé à Athènes de corrompre la jeunesse par ses discours impies, il fut condamné à boire la ciguë.

3 Philėtas, dont parle Élien, liv. IX, chap. XIV, était de l'île de Cos

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