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mence à prendre, mais qui se dissipe dès que la flamme paraît. En général, les hommes ne peuvent souffrir dans les autres la prééminence de la vertu, de la noblesse et des honneurs. Ils croient perdu pour eux-mêmes tout ce qu'ils en cèdent aux autres. Mais la supériorité de l'âge, ils la voient sans envie et la cèdent volontiers. L'hommage qu'on rend aux vieillards est le seul qui honore également et celui qui le donne et celui qui le reçoit. D'ailleurs tout le monde ne se flatte pas de parvenir à la considération que donnent les richesses, la sagesse et l'éloquence, mais il n'est pas un seul homme d'État qui n'espère obtenir l'honneur et le respect, qui sont le fruit de la vieillesse. Celui donc qui, après avoir longtemps combattu contre l'envie, quitte l'administration des affaires au moment où il est parvenu à la désarmer, et renonce à tout emploi civil, à toute association politique, est semblable à un pilote qui, après une navigation périlleuse au milieu des tempêtes, pense à rentrer dans le port quand le calme est rétabli. Plus il a gouverné longtemps la république, plus il s'est fait d'amis et de compagnons de ses travaux ; et s'il ne lui est pas possible de les emmener tous dans sa retraite, comme le chef d'un choeur de musique se fait suivre de tous ses musiciens, il n'est pas juste non plus qu'il les abandonne.

Une longue administration peut être comparée à un chêne antique qu'il n'est pas facile d'arracher parcequ'il a jeté de profondes racines. La multitude d'affaires auxquelles on a pris part cause encore plus de troubles et de soins à ceux qui s'en éloignent qu'à ceux qui y restent. S'il subsiste quelques traces d'envie ou de rivalité, suite ordinaire des discussions politiques, un vieillard doit chercher à les détruire par l'ascendant de son pouvoir, plutôt que de tourner le dos et de se retirer nu et sans armes. Les envieux s'attachent bien moins à ceux qui tiennent ferme qu'à ceux qui perdent courage et que leur

retraite fait mépriser. C'est ce qu'attestent les paroles de l'illustre Épaminondas aux Thébains, lorsque les Arcadiens les invitèrent à prendre leurs quartiers d'hiver dans leur ville. Épaminondas s'y opposa, en disant à ses concitoyens: «Nous faisons l'admiration des Arcadiens, aujourd'hui qu'ils nous voient armés et occupés à nos exercices; mais quand ils nous verront écosser des fèves au coin du feu, ils ne croiront pas que nous soyons plus braves qu'eux. » De même, il n'est pas de plus beau spectacle que celui d'un vieillard à qui ses actions et ses discours attirent l'estime publique. Mais s'il passe les journées entières à table, ou qu'assis au coin d'un portique, il perde son temps à des bagatelles, il se rend méprisable. C'est ce qu'Homère fait très bien entendre à ceux qui savent saisir le sens de ce qu'il dit. Nestor, qui partageait les fatigues du siége de Troie, était généralement estimé et honoré; mais Pélée et Laërte, oisifs dans leur maison, étaient vils et méprisés. On ne trouve plus la même sagesse dans ceux qui se sont livrés à l'oisiveté : l'inaction l'énerve et la détruit; elle ne peut se conserver que par un travail assidu, qui excite et entretienne l'activité de notre esprit. Il ne s'éclaire que par l'exercice de ses facultés intellectuelles;

On voit briller l'airain que l'usage a poli.

La faiblesse du corps est moins nuisible aux vieillards qui fréquentent la tribune et le Sénat, que leur sagesse et leur prévoyance ne sont utiles au gouvernement. Instruits par l'expérience, une vaine ambition ne les porte pas à se charger des affaires de la république. Au lieu de faire violence à la multitude et de la soulever comme les vents soulèvent les flots de la mer, ils agissent toujours avec douceur et avec modération.

Aussi les républiques, lorsqu'elles éprouvent ou qu'elles craignent quelque révolution, demandent-elles d'être

gouvernées par des vieillards; souvent même elles les tirent de la charrue malgré leur opposition et leur refus, pour leur confier les rênes du gouvernement et rétablir la sûreté publique, tandis qu'elles rejettent et les orateurs qui ne savent que haranguer et crier, et même les généraux qui seraient capables d'affronter l'ennemi et de le charger avec vigueur. Les orateurs athéniens, voulant faire ôter le commandement de l'armée à Iphicrate et à Timothée, pour le donner à Charès, fils de Théocharès, homme robuste de corps et dans la force de l'âge, disaient au peuple que c'était là le général qu'il fallait aux Athéniens. Non, leur dit Timothée, il n'est propre qu'à porter son bagage. Un bon général est celui qui, envisageant à la fois le passé et l'avenir, ne se laisse jamais détourner des desseins qu'il a formés, par quelque événement que ce soit.

Sophocle disait que la vieillesse l'avait affranchi de la tyrannie dure et cruelle de l'amour; mais dans l'administration politique, l'amour n'est pas le seul maître dont il faille secouer le joug. Il en est d'autres plus furieux encore, tels que la jalousie, l'ambition, le desir de la prééminence et de la supériorité, passions qui sont toujours des germes féconds d'envie, de rivalités et de disputes. La vieillesse émousse et affaiblit les unes, et éteint absolument les autres; elle diminue moins de nos facultés actives qu'elle ne modère celles de nos passions qui sont trop impétueuses et trop ardentes, afin que nous puissions apporter au soin des affaires un esprit tranquille et réfléchi. Je détournerais cependant de ce travail un homme qui, dans un âge avancé, voudrait s'y livrer comme un jeune homme, et qui, après avoir vieilli dans l'administration de ses affaires domestiques, en sortirait comme d'une longue maladie pour s'appliquer aux affaires publiques ou prendre le commandement d'une armée. Ce serait le cas de lui dire :

Le lit est votre place, il faut y demeurer.

Il en est tout autrement d'un vieillard qui a passé sa vie dans la carrière de la politique; il serait injuste de l'empêcher de la couronner par une fin glorieuse, et de vouloir le rappeler avant la fin de sa course pour le forcer à la retraite. Si un vieillard pensait à se marier, et qu'il se montrât couronné de fleurs et parfumé d'essences, il serait sage de l'en détourner, et de lui dire comme à Philoctète :

Quelle fille voudra te prendre pour époux?

Imprudent, peux-tu bien penser au mariage?

Des vieillards, en pareil cas, en plaisantent eux-mêmes, comme celui qui disait :

A mon âge se marier,

Pour ses voisins c'est prendre femme.

Mais conseiller à un mari qui a vécu longtemps en bonne intelligence avec sa femme, de la répudier parcequ'il aurait vieilli dans sa société, et de vivre dans le célibat ou de prendre une concubine à la place de sa femme légitime, ce serait le comble de l'impudence.

Si un cultivateur, tel que Chlidon ou Lampon le commerçant 1, ou un disciple d'Epicure, voulaient dans leur vieillesse commencer leur carrière politique, il serait raisonnable de les en empêcher et de les retenir dans leur repos ordinaire. Mais celui qui dirait à un Phocion, à un Périclès, à un Caton: « Mon ami, Athénien ou Romain, accablé de vieillesse comme vous l'êtes, faites divorce avec la république, renoncez pour jamais à la tribune et aux charges, répudiez toute affaire publique, retirezvous à la campagne, et seul avec une vieille esclave, occupez-vous de l'agriculture, et employez le reste de vos jours aux soins domestiques de votre famille, » celui-là donnerait à un homme d'Etat un conseil injuste et déshonorant.

1 Chlidon ne m'est pas connu.

Mais quoi, me dira-t-on, n'entendons-nous pas dans la comédie un soldat qui dit :

C'est à mes cheveux blancs que je dois mon congé ?

Sans doute, mon ami, et rien n'est plus juste; il faut que les serviteurs de Mars soient dans la vigueur de l'âge.

Les guerres, les combats, font leurs seuls exercices;

et dans ces travaux pénibles, un vieillard a beau couvrir d'un casque ses cheveux blancs,

Il sent plier son corps sous le poids de ses armes;

ses forces ne secondent pas son courage. Mais les ministres du dieu qui préside aux conseils, aux tribunaux et aux assemblées publiques, ont besoin d'exercer, au lieu de leurs pieds ou de leurs mains, leur raison, leur sagesse et leur éloquence, non dans la vue d'exciter parmi les citoyens des cris et des frémissements, mais de donner des conseils dictés par la prudence et qui assurent la tranquillité. C'est là que brillent avec éclat ces cheveux blancs et ces rides qu'on tourne en ridicule, et qui, garants de leur expérience, attestent leur sagesse et facilitent la persuasion. La jeunesse est faite pour obéir, et la vieillesse pour commander. Il faut, pour maintenir la sûreté publique, que les vieillards délibèrent dans les assemblées publiques, et que les jeunes gens agissent dans les combats. Aussi approuve-t-on beaucoup ces vers d'Homère:

Chez le prudent Nestor, au conseil il appelle
Les plus sages vieillards pour avoir leur avis.

Ce conseil aristocratique qui, à Lacédémone, partageait le gouvernement avec les rois, fut appelé par Apollon pythien le conseil des anciens, et Lycurgue le nomma particulièrement le conseil des vieillards. Le Sénat romain tire également son nom de celui de vieillesse. La loi nous

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