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ET DE MÉNANDRE.

On voit qu'en général Plutarque donne à Ménandre une préférence marquée sur Aristophane 1; et quand il entre dans le détail, il dit que le style de ce dernier est bas, grossier, et digne seulement d'amuser la populace, au lieu que celui de Ménandre n'a aucun de ces défauts. Aussi le premier plaira-t-il à des lecteurs ignorants et sans éducation, mais les honnêtes gens le rejetteront avec indignation. Ils n'aimeront ni ses antithèses, ni ses jeux de mots, ni ses allusions. Ménandre en use quelquefois, mais toujours à propos, et avec la décence convenable. L'autre en fait un usage continuel, et presque toujours ils sont froids et déplacés.

On loue, ajoute-t-il, Aristophane d'avoir, pour ainsi dire, noyé les trésoriers du fisc, en disant qu'ils étaient des sangsues publiques; d'avoir dit de quelqu'un : il exhale la calomnie et la méchanceté2; d'un autre, qu'il vit de son ventre, de ses entrailles et de ses boyaux 3. Il fait dire à un de ses acteurs: On m'apprête tant à rire, que je parviendrai enfin à rire. Et ailleurs: Que ferai-je de toi, malheureuse

1 Ce début prouve que cet opuscule n'est que l'abrégé d'un ouvrage que Plutarque aurait écrit sur ce sujet, et que cet abrégé est l'œuvre d'une main étrangère.

2 Ici le jeu de mot porte sur l'expression grecque xaxias, malice, qui ne diffère que par une seule lettre du mot xaixías, nom d'un vent auquel on attribuait la vertu d'attirer les nuées; et, à son imitation, cet homme rassemblait auprès de lui la calomnie et la malice.

3 Cela était dit d'un parasite, qui vivait aux dépens d'autrui, et qui n'employait pour gagner sa vie que le travail de ses intestins, comme les autres se servent du travail de leurs mains. Ainsi l'allusion est fondée sur la double signification du mot xwλcís, qui veut dire également un intestin, et un membre, comme le pied, la main. Ces deux derniers jeux de mots peuvent passer.

4 Cette plaisanterie n'est pas d'aussi bon aloi que les précédentes; j'avoue même que je n'en sens pas le sel. Aristophane veut-il dire qu'il y a dans le monde tant de choses risibles, qu'à peine on a le temps de rire de chacune autant qu'elle le demanderait? C'est ainsi que Frischlinus l'en

cruche qu'on a, comme moi, ostracismée? O mes amis, quels maux sauvages cet homme ne nous a-t-il pas faits! Aussi at-il été nourri lui-même d'herbes sauvages 1. Ces insectes ont mangé le cimier de mon casque. Apporte-moi mon bouclier à tête de Gorgone. Donne-moi ce gâteau à forme de fromage2; et tant d'autres phrases du même genre.

Son style est un mélange de tragique et de comique, de sublime et de bas, d'enflure et d'obscurité, de sérieux et de badin, qui va jusqu'à la satiété; c'est en un mot une inégalité continuelle.

Il ne donne pas à ses personnages le ton qui convient à leurs caractères: chez lui un prince parle sans dignité, un orateur sans noblesse; une femme n'y a pas la simplicité de son sexe; un bourgeois et un paysan, le langage commun et grossier de leur état. Il les fait tous parler au hasard, et leur met à la bouche les premières expressions qui se présentent; en sorte qu'on ne peut distinguer si c'est un fils ou un père qui parle, un homme rustique, un dieu, une femmelette ou un héros.

Mais le style de Ménandre, toujours poli, toujours égal, s'ajuste à tous les caractères, se plie à toutes les passions et prend le ton de tous les personnages. Il se montre toujours uniforme, et conserve cette égalité lors même qu'il emploie les expressions les plus familières. Si son sujet exige plus de force et plus de mouvements, alors il imite

tend; mais je ne puis trouver, comme lui, dans ce mot beaucoup de finesse.

1 Ici les femmes athéniennes se plaignent des maux sauvages qu'Euripide leur a faits. Aristophane n'aimait pas ce poëte, et il ne laissait échapper aucune occasion d'exercer sur lui sa critique. Ces femmes donnent pour raison du caractère farouche d'Euripide, qu'il avait été nourri d'herbes sauvages, lui reprochant par là que sa mère était marchande d'herbes.

2 Un soldat est en scène avec un bourgeois, nommé Dicéopolis, et demande à un esclave son armure pièce par pièce, d'un ton emphatique et fanfaron. Le bourgeois, de son côté, demande, à chaque fois, qu'on lui apporte un plat de quelque bon mets. Cette espèce de parodie est assez amusante.

ces musiciens habiles qui, ouvrant tous les trous de leur flûte, les ferment promptement avec adresse, et reprennent un ton plus naturel. Les meilleurs artisans ne sauraient atteindre à cette perfection de Ménandre. Il n'en est point qui pût faire un soulier, un habit ou un masque, également propre aux hommes et aux femmes, aux jeunes et aux vieux, aux esclaves, aux héros. Mais telle est la souplesse de la diction de Ménandre, qu'elle convient à tous les caractères, à tous les états et à tous les âges. Et ce qui ajoute beaucoup au mérite de ce poëte, c'est qu'il a commencé d'écrire dans sa première jeunesse, et qu'il a fini à la force de l'âge, à cette époque de la vie où, suivant Aristote, le style a acquis toute sa perfection. Si on compare ses premières comédies avec les suivantes, et surtout avec les dernières, on verra sans peine combien il se fût surpassé lui-même, si la mort ne l'eût pas prévenu.

Parmi les poëtes comiques, les uns écrivent pour la multitude, les autres pour le petit nombre de gens instruits; et l'on trouve difficilement un auteur qui ait su saisir le caractère de ces deux genres différents. Aristophane, insupportable aux personnes sensées, ne plaît pas même à la multitude. Sa poésie ressemble à une courtisane usée qui veut contrefaire la prude; le peuple ne peut souffrir son impudence, et les honnêtes gens détestent sa corruption et sa méchanceté. Ménandre, au contraire, ne se présente jamais qu'accompagné des Graces. Il plaît également partout, au théâtre, à la table et dans les cercles, fait pour être toujours lu, toujours représenté et appris par mémoire, comme une des plus estimables productions dont la Grèce puisse s'honorer en ce genre. Sa poésie respire cet art puissant de la persuasion dont l'attrait inévitabe charme également les sens et l'esprit, et fait sentir à tous les lecteurs la douceur de la langue grecque.

Quel motif peut attirer au spectacle un homme instruit,

si ce n'est le plaisir d'y voir Ménandre ? Quand est-ce que nos théâtres sont plus remplis de gens de lettres, que lorsque ses pièces y sont jouées? A quel autre poëte, dans les banquets, les plaisirs de la table, et Bacchus lui-même, cèdent-ils la place avec plus de justice? Les peintres, dont les yeux ont été fatigués par des couleurs trop vives, les reposent sur la verdure. De même les philosophes qui ont besoin de se délasser d'un travail pénible trouvent dans Ménandre un repos agréable. Il est pour eux comme une prairie émaillée de fleurs, où l'on respire sous les ombrages une fraîcheur délicieuse.

Dans le grand nombre de poëtes comiques qu'Athènes produisit alors, Ménandre est celui dont les pièces sont toujours assaisonnées d'un sel pur et divin qui semble sorti de la même mer qui donna naissance à Vénus. Le sel d'Aristophane est un sel âcre et amer qui blesse et qui déchire; et je ne sais où est en lui cette adresse qu'on vante tant, si c'est dans les rôles ou dans les mots.

Il gâte tout ce qu'il imite. Ses ruses, au lieu de finesse, n'ont que de la malignité. La simplicité de ses paysans va jusqu'à la bêtise; ses railleries, loin de faire rire, ne méritent que d'être sifflées, et ses amours ont moins de gaieté que d'effronterie et d'impudence. Enfin il semble avoir écrit, non pour des lecteurs honnêtes, mais pour des hommes perdus de débauche, envieux et méchants, qu'il amuse par des obscénités et par les traits amers d'une satire calomnieuse.

Le style simple et facile d'Hérodote, mon cher Alexandre, sa diction naturelle et coulante, trompent la plupart des lecteurs qui jugent de son caractère par son style. C'est le comble de l'injustice, disait Platon, de paraître juste quand on ne l'est pas; c'est aussi l'excès de la méchanceté de cacher sous un dehors de candeur et de simplicité une malignité profonde. Comme il a dirigé surtout les traits de sa malice contre les Béotiens et les Corinthiens, sans épargner pour cela les autres peuples, je me crois obligé de défendre, contre cette partie de son histoire, l'honneur de mes ancêtres et celui de la vérité; car si je voulais relever toutes les autres erreurs dans lesquelles il est tombé, il me faudrait écrire plusieurs volumes.

Un ton de vérité persuade aisément,

a dit Sophocle, surtout lorsqu'il est soutenu par un lan

1 Hérodote, en faisant le récit du combat que l'armée des Grecs avait livré à Platée contre celle des Perses, avait dit, en écrivain fidèle et impartial, que les Béotiens, non contents d'avoir lâchement trahi les intérêts de la Grèce, en faisant alliance avec Xerxès, s'étaient battus contre les autres Grecs avec autant d'acharnement que les Barbares eux-mêmes. Plutarque était Béotien; et trop sensible au déshonneur que ce récit faisait rejaillir sur ses ancêtres, il a voulu les venger, non en s'inscrivant en faux contre les faits rapportés par Hérodote ; ils étaient trop connus de toute la Grèce pour oser les contredire, il suit une autre route. Il entreprend une critique générale de l'histoire d'Hérodote, et recueillant tous les traits défavorables aux divers peuples de la Grèce, qui s'y trouvent racontés, il s'efforce de rendre suspect de partialité, de mauvaise foi, de méchanceté même, l'historien le plus fidèle et le plus équitable. Il voulait par là affaiblir le témoignage désavantageux qu'Hérodote avait rendu contre les Béotiens. Mais en cela il a montré aussi peu de jugement que de justice. L'emportement d'un philosophe, d'ailleurs si modéré, contre un historien qui jouit d'une estime générale, a dû en faire rechercher les motifs ; et il n'a pas été difficile de les découvrir. Plutarque n'a donc fait que réveiller l'attention de ses lecteurs sur la trahison des Béotiens, confirmer le témoignage d'Hérodote, qu'il n'a pu convaincre de fausseté, et constater d'une manière plus éclatante la honte de ses compatriotes, dont il voulait rétablir l'honneur.

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