Page images
PDF
EPUB

parfaite des lois. C'est ainsi que l'ont cru et enseigné les anciens, pour nous montrer que sans la justice Jupiter luimême ne pourrait pas bien gouverner. La justice est vierge, suivant Hésiode; elle est incorruptible, sœur de la sagesse, de la pudeur et de la simplicité. De là vient qu'on donne aux rois le titre de vénérables; ils méritent d'autant plus de respect qu'ils ont moins de crainte. Or, un roi a plus à craindre de faire du mal que d'en souffrir, car c'est le mal qu'on fait qui est cause de celui qu'on éprouve.

La crainte qui honore l'humanité et la grandeur d'ame d'un roi, c'est de craindre que ses sujets ne reçoivent à son insu quelque dommage.

Tel qu'un chien vigilant qui craint pour le troupeau
Dès qu'il sent approcher une bête féroce;

tel un roi craint moins pour lui-même que pour ceux qui sont confiés à ses soins. Un jour de fête publique pendant laquelle les Thébains se livraient sans réserve aux plaisirs de la table, Epaminondas faisait seul le tour des murailles et la revue des armes, en disant qu'il jeûnait et veillait, afin que les autres pussent boire et dormir tranquilles. Caton, après avoir été battu à Utique, fit dire à tous ses soldats de se rassembler au bord de la mer; il les embarqua, et leur ayant souhaité une heureuse navigation, il rentra chez lui et se donna la mort, montrant par cet exemple ce qu'un chef doit craindre et ce qu'il doit mépriser. Cléarque, le tyran du Pont1, s'enfermait dans un coffre pour dormir, comme un serpent dans son trou. Aristodème, tyran d'Argos, couchait avec sa concubine dans une chambre haute, où il entrait par une trappe. Dès qu'ils étaient montés, la mère de cette femme ôtait l'é

1 11 sétait emparé de l'autorité souveraine à Héraclée, ville de Pont. Après douze ans de règne, Chion, disciple de Platon, le priva du trône et de la vie.

chelle et la remettait le lendemain matin. De quelle frayeur pensez-vous qu'il dût être saisi, lorsqu'il était au théâtre, au palais, au Sénat ou dans un festin, puisqu'il avait fait une prison de son appartement même !

Les rois craignent pour leurs peuples, et les tyrans redoutent leurs sujets. Aussi la frayeur de ces derniers croît-elle avec leur puissance; plus le nombre de ceux qu'ils gouvernent est grand, plus ils ont de personnes à craindre. Il n'est ni vraisemblable ni digne de Dieu qu'il soit, comme le prétendent certains philosophes, confondu dans une matière susceptible de toutes sortes d'accidents, et nécessairement assujettie à une foule de changements et de vicissitudes. Placé au-dessus de nous dans une substance éternelle et invariable, assis, comme dit Platon, sur des fondements sacrés, il arrive, par une voie toujours droite et naturelle, aux fins qu'il s'est proposées. Il a mis le soleil dans le ciel, pour y faire admirer, comme dans un miroir, à ceux qui sont capables de l'y apercevoir, la plus belle de ses images. Il fait de même briller dans les villes, par la justice et la raison, des traits de sa sagesse divine, dont les hommes sages et heureux prennent l'idée dans la philosophie, pour se conformer euxmêmes à ce modèle de toute perfection.

C'est la philosophie qui forme dans les rois cette heureuse disposition. Sans cela ils penseront comme Alexandre, lorsqu'il vit Diogène à Corinthe, et que ce prince, naturellement généreux, dit dans l'admiration que lui inspirèrent son caractère et sa grandeur d'ame : Si je n'étais pas Alexandre, je voudrais étre Diogène. N'était-ce pas dire en quelque sorte que le poids de sa fortune, de sa grandeur et de sa puissance était un obstacle à la vertu et à la méditation des vérités philosophiques; et qu'il portait envie au manteau et à la besace de Diogène, qui le rendaient plus invincible qu'Alexandre ne l'était par ses armes et par ses soldats? Mais il pouvait, en s'appli

quant à la philosophie, devenir un Diogène par ses sentiments, et rester un Alexandre.par sa fortune. Il lui était même d'autant plus facile de devenir un Diogène, qu'il était Alexandre, et que sa grande fortune, sans cesse exposée à l'agitation des vents et des flots, avait besoin d'une ancre solide, et d'un pilote habile qui la dirigeât. Les simples particuliers, et ceux qui vivent dans un état obscur, quand la folie est jointe en eux à la faiblesse, ne peuvent pas causer de grands maux. Les passions qui les agitent ne sont que de vains songes, et ils n'ont pas assez de pouvoir pour satisfaire leurs desirs. Mais la puissance qui seconde la méchanceté donne de l'activité et de la force aux passions; et Denys le Tyran avait raison de dire qu'il ne jouissait jamais si bien de son autorité que lorsqu'il faisait sur-le-champ tout ce qu'il voulait. C'est donc une chose bien dangereuse que de vouloir ce qu'on ne doit pas faire quand on peut faire tout ce qu'on veut.

Sa parole est un ordre; il parle, on obéit.

Le vice, enhardi par la puissance, ne trouve aucun obstacle à ses desirs, et se livre aux plus grands excès. La colère amène les meurtres, l'amour les adultères, et l'avarice les rapines.

A peine il a parlé.

et déja l'homme qui l'a offensé n'est plus. Sur un simple soupçon, un accusé succombe à la calomnie.

Les physiciens disent que l'éclair ne part qu'après la foudre, comme le sang après la blessure, mais que sa lumière frappe les yeux avant que le son parvienne à l'oreille. Dans l'exercice du pouvoir, les supplices préviennent les accusations, et les jugements précèdent la conviction des crimes.

Un vaisseau sans son ancre est le jouet des vents;
Un prince sans sagesse est le jouet du vice.

Il faut que la raison ait acquis assez de poids et d'autorité pour contenir et réprimer le pouvoir, et que le prince imite le soleil, qui, parvenu à sa plus grande élévation dans les signes septentrionaux, se meut pendant quelques jours très lentement, et rend par là sa course plus sûre 1. Les vices des grands ne peuvent pas rester inconnus. Les épileptiques qui se trouvent exposés au froid, sont saisis d'un vertige qui les agite violemment, et qui fait reconnaître le genre de leur maladie. Ainsi quand la Fortune donne à des hommes sans savoir et sans talents des richesses, des honneurs et du pouvoir, cette élévation ne sert qu'à rendre leur chute plus sensible. Ou plutôt, comme entre plusieurs vaisseaux vides, on ne peut distinguer ceux qui sont sains de ceux qui sont fêlés, qu'en y mettant de l'eau pour voir ceux qui fuient, de même les ames viciées, incapables de contenir l'autorité qui leur est confiée, la laissent, pour ainsi dire, s'écouler par leurs desirs, par leurs emportements, leur orgueil et leur impéritie. Et sans en chercher d'autres preuves, n'a-t-on pas vu les moindres fautes des personnages les plus illustres donner un vaste champ à la médisance? Cimon 2 fut accusé d'aimer le vin; Scipion, de trop dormir; et les repas somptueux de Lucullus lui attirèrent les plus grands reproches 3.

1 Plutarque parle ici du solstice d'été, pendant lequel le soleil paraît arrêté durant près de huit jours.

2 C'est le fils de Miltiade, un des Athéniens les plus illustres par ses vertus et par ses talents militaires.

3 La fin de ce traité manque.

SI UN VIEILLARD DOIT S'OCCUPER D'ADMINISTRATION PUBLIQUE.

Je sais, mon cher Euphanès, que, grand admirateur de Pindare, vous citez souvent une de ses maximes, pleine de sens et de vérité :

Au moment du combat la retraite est honteuse;
Quel qu'en soit le motif, la valeur est douteuse.

Or, entre les différents prétextes que la paresse et la lâcheté nous suggèrent pour nous éloigner de la carrière politique, le dernier qu'elles allèguent, comme le plus décisif, c'est celui de la vieillesse. Elles veulent, par la considération de notre âge, ralentir notre zèle pour ces occupations utiles. Elles nous représentent qu'il est nonseulement dans les exercices du gymnase, mais encore dans les travaux de la politique, un terme marqué pour la retraite. J'ai souvent fait sur l'administration des vieillards des réflexions que je suis bien aise de vous communiquer. Je ne veux pas que nous abandonnions, vous et moi, la carrière que nous avons jusqu'ici parcourue en commun, et que nous renoncions à l'administration des affaires publiques, cette ancienne et intime compagne notre âge, pour embrasser un nouveau genre de vie qui nous serait absolument étranger, et avec lequel nous n'aurions pas le temps de nous familiariser. Persistons, au contraire, dans un état que nous avons embrassé de si bonne heure, et ne quittons cette carrière honorable qu'en sortant de la vie. Voudrions-nous déshonorer le peu d'espace qui nous reste à parcourir, et prouver que jusqu'à présent nos occupations n'ont rien eu d'honnête et de louable?

La tyrannie n'est pas une sépulture honorable, comme

« PreviousContinue »