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tent l'envie, et le peuple sait gré à ceux à qui elles n'ont pas été décernées. Il n'aime pas, au contraire, ceux qui les ont reçues, parcequ'ils ont l'air d'avoir exigé cette récompense de leur travail. Un pilote qui, après avoir évité les Syrtes d'Afrique 1, vient échouer au port, perd tout le fruit de ce premier avantage. De même celui qui a conservé ses mains pures en maniant les revenus publics et les trésors de l'Etat, et qui ensuite veut dominer dans les tribunaux ou dans le Prytanée, se brise contre un écueil plus élevé, mais il n'en fait pas moins naufrage. Il serait bien plus avantageux, non-seulement de ne pas rechercher ces sortes d'honneurs, mais de s'y refuser et de les fuir.

Il est vrai qu'on ne peut pas toujours rejeter un témoignage de bienveillance que le peuple veut donner à un administrateur qui combat dans l'arène du gouvernement, comme dans les jeux sacrés, non pour des récompenses mercenaires, mais pour des couronnes honorables. Alors il faut se contenter d'une inscription, d'un tableau, d'un décret public, ou d'une branche d'arbre, comme Epiménide en reçut une de l'olivier de la citadelle, lorsqu'il eut purifié la ville d'Athènes 2. Anaxagoras refusa

de tout son pouvoir à réformer les mœurs romaines, qui étaient fort altérées.

1 C'étaient des monceaux de sable sur les bords de la mer, d'où les vaisseaux poussés par les vents et les flots ne pouvaient plus se dégager.

2 Épiménide, Crétois de la ville de Gnosse, ou, suivant Strabon, de celle de Phestus, nom que d'autres écrivains donnent pour celui de son père, purifia la ville d'Athènes. Voici le fait qui en fut l'occasion. Cylon, Athénien, homme d'une naissance illustre, gendre de Mégaclès, tyran de Mégare, ambitionnait la tyrannie. Il consulta l'oracle, qui lui ordonna de s'emparer de la citadelle le jour de la grande fête de Jupiter. Ayant donc réuni ses amis, et reçu quelques troupes de son beau-père, il se rendit maître de la citadelle pendant la célébration des jeux olympiques, croyant, dit Thucydide, avoir d'autant mieux expliqué l'oracle qu'il avait remporté à ces jeux le prix de la course dans la trente-cinquième olympiade, selon Jules l'Africain, et n'ayant pas même pensé que le dieu voulût parler de la grande fête de Jupiter, célébrée dans l'Attique et appelée Diaria. Cet événement ayant troublé toute la ville, les citoyens accoururent en foule;

tous les honneurs qu'on voulait lui décerner; il demanda seulement que le jour de sa mort, les écoliers eussent congé. Les sept Perses qui firent périr les mages obtinrent pour eux et pour leurs descendants de porter la tiare penchée sur le devant de la tête : c'était le signal dont ils étaient convenus entre eux pour l'exécution de leur complot. Pittacus se contenta aussi d'une récompense modeste. Ses concitoyens lui ayant permis de prendre d'un territoire qu'il avait conquis autant qu'il en voudrait, il n'en prit que l'espace parcouru par un trait qu'il avait lancé lui-même. Le Romain Coclès eut autant de terrain qu'il pourrait en labourer en un jour, et il était boiteux. Ces sortes d'honneurs pour être durables, comme ceux que je viens de rapporter, doivent être le témoignage et non la récompense d'une belle action. Les trois cents statues élevées à Démétrius de Phalère n'eurent pas le temps d'être altérées par la rouille ou par l'humidité ; elles furent renversées de son vivant 2. Celles de Démade furent

la citadelle fut assiégée, et, à la longue, réduite à l'extrémité. Cylon s'enfuit et s'évada. Ceux de sa faction se réfugièrent auprès d'un autel en qualité de suppliants. Les capitaines athéniens les en firent sortir sous la promesse de leur conserver la vie; mais ils les tuèrent aussitôt qu'ils les eurent entre leurs mains; et quelques uns même d'entre eux aux pieds des autels des Euménides, qui étaient dans le voisinage. Cet événement me paraît très probablement fixé par le P. Corsini à la quarante-deuxième ou quarante-troisième olympiade. Cette violation du serment et des autels ayant été, quelque temps après, punie par divers fléaux, entre autres par la peste, Épiménide alla à Athènes pour l'expier par des sacrifices et d'autres cérémonies religieuses.

1 Après la mort de Cambyse, un mage se fit passer pour Smerdis, frère de ce dernier roi, qui l'avait fait périr, et il monta sur le trône. Mais la supposition fut découverte, et sept des principaux seigneurs de Perse ayant conspiré contre lui, il fut tué avec les mages de son parti. Au reste, Hérodote ne dit rien de la distinction qui leur fut accordée.

2 Cela n'empêche point que Démétrius ne fût un des hommes les plus estimables de son temps. Élevé par ses vertus et par ses talents à la première magistrature d'Athènes, il gouverna pendant dix ans avec une sagesse et une équité qui lui méritèrent trois cents, ou même, suivant Pline et Varron, trois cent soixante statues. Dans la suite il fut condamné à mort par les Athéniens, et ses statues renversées. Il dit, en l'apprenant, que du moins on ne détruirait pas la vertu qui les lui avait méritées. Il s'était retiré

fondues, et on en fit des vases destinés aux usages les plus vils. Tel a été le sort de la plupart de ces distinctions que leur excès, autant que la méchanceté de ceux à qui on les avait décernées, rendaient enfin odieuses. La simplicité en est la sauvegarde la plus sûre. Quand elles sont démesurément grandes, semblables aux statues qui manquent de proportion, elles sont bientôt renversées.

Je donne ici le nom d'honneurs à ces sortes de distinctions, pour me conformer, comme dit Empédocle, à l'expression impropre du vulgaire. Mais un administrateur vertueux ne négligera pas le véritable honneur fondé sur la bienveillance du public et sur le souvenir de ses services. Il ne doit pas non plus mépriser la gloire, et fuir, comme le voulait Démocrite, ce qui peut le rendre agréable à ses concitoyens. Les écuyers et les chasseurs ne repoussent pas les caresses de leurs chevaux et de leurs chiens; il leur est utile et agréable d'inspirer à ces animaux, qui vivent, pour ainsi dire, avec eux, une affection pareille à celle que Lysimaque éprouva de la part de son chien 1, et celle que dans Homère les chevaux d'Achille témoignent à Patrocle. Je crois que les abeilles s'en trouveraient mieux si, au lieu de piquer et d'irriter ceux qui en prennent soin, elles s'en laissaient familièrement approcher et les caressaient, au lieu qu'on emploie la fumée pour les éloigner, comme on dompte avec le mors les chevaux farouches, comme on attache les chiens sujets à s'enfuir. Mais rien n'apprivoise et n'adoucit tant l'homme que la confiance qu'il a dans l'affection qu'on lui porte, et l'opinion qu'il a conçue de la bonté et de la justice de

en Égypte auprès de Ptolémée Soter, qui eut toujours pour lui les plus grands égards. Il nous reste de ce grand homme un traité de l'Elocution, qui est estimé.

1 Lysimaque avait un chien d'Hyrcanie qui, après la mort de ce prince, resta seul auprès de son corps, et, quand on le brûla, s'élança dans le bûcher.

ceux qui le conduisent. Aussi Démosthènes a-t-il raison de dire que rien ne garantit mieux les villes contre les tyrans que la méfiance. C'est par la confiance que notre ame se laisse prendre plus facilement. Le don de prophétie que Cassandre avait reçu était inutile à ses concitoyens, qui n'ajoutaient aucune foi à ses prédictions. Aussi disaitelle :

Dieu permet qu'aux Troyens mon esprit prophétique
Ne soit d'aucuns secours: quand ils sont malheureux,
Ils semblent m'écouter, je suis sage à leurs yeux;

Lorsqu'ils ne souffrent plus, ils me traitent de folle.

Mais la bonne opinion qu'Archytas et Battus 1 firent concevoir d'eux, et la confiance qu'ils inspirèrent, furent très utiles à leurs concitoyens. Aussi le premier et le plus grand bien qui résulte de la réputation d'un administrateur, c'est que la confiance publique lui ouvre une voie facile à tout ce qu'il veut entreprendre. Le second, que l'amitié et la bienveillance du peuple est pour les gens de bien un rempart assuré contre les envieux et les méchants, dont elle arrête les mauvaises intentions,

Comme une mère veille au sommeil de l'enfant,
Et le met à l'abri d'une mouche importune.

Elle sait que l'homme privé, pauvre et obscur, égale en puissance le noble opulent et élevé en dignité. En un mot, quand la vertu et l'amour de la vérité se trouvent joints à cette bienveillance publique, ils sont comme des vents favorables pour ceux qui aspirent au gouvernement.

Considérez dans les exemples suivants ce que produit une disposition contraire dans l'esprit du peuple. Les

1 Archytas de Tarente, philosophe pythagoricien et contemporain de Platon, se rendit si recommandable auprès de ses concitoyens par ses talents et par ses vertus, qu'ils l'élevèrent sept fois de suite à la première magistrature, quoique par les lois il ne fût pas permis de l'exercer plus d'un an. Il était de Théra. Son nom, qui signifie bègue, lui avait été donné à cause de la difficulté qu'il avait à parler.

Italiens ayant pris la femme et les enfants de Denys, ils en abusèrent indignement; et après les avoir fait mourir, ils brûlèrent leur corps et jetèrent les cendres dans la mer 1. Au contraire, un roi de la Bactriane nommé Ménandre, qui régnait avec beaucoup de modération, étant mort dans son camp, les villes de ses Etats firent ses funérailles en commun; elles se disputèrent les restes de son corps, et ce ne fut qu'après de longs débats qu'elles convinrent enfin d'en emporter chacune une portion égale, et de bâtir autant de monuments pour les y renfermer. Les Agrigentins, délivrés de la tyrannie de Phalaris, arrêtèrent par un décret public, que désormais aucun citoyen ne porterait une robe de couleur bleue, parceque c'était la couleur des satellites du tyran. Les Perses aiment ceux qui ont le nez aquilin, et les regardent comme les plus beaux hommes, parceque Cyrus avait le nez de forme aquiline. L'amour le plus puissant et le plus sacré est celui que les villes et les peuples ont conçu pour un citoyen vertueux. Les autres témoignages de bienveillance qu'on appelle honneurs, que la multitude décerne à ceux qui lui font des largesses, qui lui procurent des spectacles et des combats de gladiateurs, ressemblent aux caresses des courtisanes. Le peuple sourit toujours à ceux qui lui donnent et qui flattent ses goûts; mais la gloire qu'ils en retirent est éphémère et se flétrit aussitôt.

Celui qui a dit que « le premier qui fit des largesses au peuple avait trouvé le moyen de le détruire, » comprenait très bien que la multitude s'affaiblit en recevant des dons,

1 Diodore parle de ces mauvais traitements faits par les Italiens à la femme de Denys l'Ancien dans le commencement de sa tyrannie, et du pillage de son palais. Mais il ne fait aucune mention des enfants de Denys, ni de mort, ni de cendres jetées dans la mer, et cela avec d'autant plus de raison, que Plutarque lui-même, au commencement de la Vie de Dion, attribuant ces outrages aux Syracusains, ne parle pas non plus des enfants de Denys; et quant à sa femme, qui était fille d'Hermocrate, il la fait mourir de sa propre main, outrée de désespoir des insultes et des infamies qu'elle avait essuyées.

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