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que l'ame de ce tyran était comme une tablette pleine de ratures, et que l'habitude de la tyrannie l'avait si profondément gravée en lui qu'il était impossible d'en effacer l'empreinte. Il faut donc se hâter de verser dans l'ame des princes des instructions utiles avant que les vices aient eu le temps de les infecter.

Les habitants de Cyrène1 demandèrent à Platon de leur donner des lois écrites, et de leur tracer un plan de république. Il refusa de le faire, et leur dit qu'il n'était pas facile de leur donner des lois dans l'état de prospérité où ils vivaient; que rien n'était plus altier, plus fier et plus intraitable qu'un homme qui jouissait d'une bonne fortune. C'est pour cela qu'il est si difficile de donner des conseils aux princes sur la manière dont ils doivent gouverner. Ils craignent que la raison, en exerçant sur eux son empire et en les soumettant aux règles du devoir, ne diminue leur puissance. Ils sont bien éloignés de penser comme Théopompe, roi de Sparte, qui, le premier, établit les éphores pour veiller sur les rois 2. Et comme sa femme lui reprochait qu'il laisserait à ses enfants moins d'autorité qu'il n'en avait reçu : Au contraire, lui dit-il, ils en auront d'autant plus qu'elle leur sera plus assurée. En lui ôtant ce qu'elle avait d'excessif et de trop absolu, il la mettait à l'abri de l'envie, et par conséquent du danger. Il était pourtant vrai que Théopompe, en dérivant à d'autres une partie de son autorité, comme on détourne une portion des eaux d'un grand fleuve, se privait lui-même de ce qu'il en communiquait. Mais un prince trouve dans la philosophie un gardien sûr et un conseiller fidèle; elle lui ôte un excès de pouvoir qui lui serait nuisible, comme on ôte un excès d'embonpoint, et ne lui laisse que l'autorité nécessaire et utile.

1 Cyrène, ville de la Lybie en Afrique, avait été fondée par une colonie de Lacédémoniens. Plutarque, dans la Vie de Lucullus, dit que ce général romain ayant trouvé les Cyrénéens agités de discordes et de séditions, leur rappela ce mot de Platon à leurs ancêtres, et que, jugeant ce moment plus favorable que celui de leur prospérité, il fit ce que Platon avait refusé, et leur donna des lois.

2 L'établissement des éphores était dû à Lycurgue au temps de la révolution; mais Théopompe, cent trente ans après, et sept cent soixante-dix ans avant Jésus-Christ, augmenta considérablement leur autorité.

Mais la plupart des princes et des grands, par un effet de leur ignorance, imitent ces statuaires maladroits qui croient que leurs colosses paraissent plus grands et plus forts, parcequ'ils ont bien écarté leurs jambes, et qu'ils leur ont donné une ouverture démesurée. Les rois se figurent de même que la grandeur et la majesté de leur rang consistent dans un ton de voix rude, dans un regard menaçant, des mœurs farouches, et une séparation totale d'avec leurs sujets; semblables en cela à ces statues colossales dont nous parlons, qui présentent au dehors la figure d'un héros ou d'un dieu, et qui au dedans sont remplies de terre, de pierres et de plomb. Encore faut-il y mettre cette différence que la pesanteur de ces colosses sert à conserver leur aplomb et leur assiette, au lieu que les princes qui manquent d'instruction, et dont l'ame n'a pas de consistance, sont facilement renversés. Leur puissance n'étant point assise sur une base solide, elle s'écroule et les entraîne dans leur chute.

Il faut qu'une règle soit ferme et droite, et qu'elle donne aux corps auxquels on l'applique sa rectitude et sa fermeté 1. De même un prince doit commencer par régner sur lui-même et par régler parfaitement ses mœurs, pour servir ensuite de modèle à ses sujets. S'il ne sait pas se conduire et se gouverner, s'il est dans l'ignorance et dans le désordre, comment pourra-t-il redresser les autres, les gouverner, les instruire et les maintenir dans l'ordre? Mais la plupart des princes se persuadent faussement que le plus grand avantage de leur puissance est de n'être soumis à aucune autorité. Le roi de Perse regardait tous ses sujets comme ses esclaves, à l'exception de sa femme, sur laquelle cependant il aurait dû conserver plus de pouvoir que sur tout autre. Mais qui est-ce qui commandera au prince? Ce sera la loi, qui, suivant Pindare, est

1 Il s'agit de la règle dont les ouvriers se servent pour aligner leurs ouvrages.

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le roi des mortels et des immortels eux-mêmes. Et cette loi n'est pas de celles qu'on écrit au dehors dans des livres ou qu'on grave sur le bois; c'est la raison même qui vit au fond de son cœur, qui, habitant auprès de lui et le surveillant toujours, fait qu'il n'est pas un seul instant sans maître. Un des officiers du roi de Perse était chargé de lui dire tous les matins en entrant chez lui: Prince, levez-vous, et vaquez aux affaires dont Mésoromasde1 vous a confié le soin. Un prince sage et instruit a ainsi au dedans de lui-même un moniteur secret qui le rappelle sans cesse à son devoir.

Polémon disait que l'amour était le ministre des dieux pour veiller sur les jeunes gens et en prendre soin. On peut dire avec plus de vérité que les princes sont les ministres de la Divinité pour veiller à la conservation des hommes, pour donner aux uns et conserver aux autres les biens que les dieux versent sur les mortels.

Dans l'espace des airs un fluide éthéré
De son tissu léger environne la terre.

les

C'est de son sein que les principes des semences nécessaires se répandent sur la terre, qui les fait germer. Les` unes sont développées par les pluies ou par les vents, autres sont échauffées par la lune et par les astres. Le soleil les revêt toutes de leur beauté naturelle, et leur donne cet attrait puissant qui nous les fait rechercher. Mais tous ces biens que les dieux nous prodiguent avec tant d'abondance, on ne peut en jouir que par les lois, par la justice et par la disposition du prince. La justice est la fin que la loi se propose; la loi est l'ouvrage du prince, et le prince est l'image de Dieu, qui maintient tout dans

1 C'était un des principaux dieux des Perses, qui l'honoraient comme l'auteur de la lumière et le principe de tout bien, opposé à Arimane, l'auleur de tous les maux. Il est appelé communément, et par Plutarque luimême en plusieurs endroits, Oromasde et Oromase.

l'ordre. Il ne doit pas cette ressemblance à l'art des Phidias, des Polyclète et des Myron; c'est par la vertu qu'il se rend semblable à la Divinité, et qu'il se présente sous l'aspect le plus grand et le plus beau.

Dieu a mis dans le ciel le soleil et la lune comme des images brillantes de sa divinité. Tel est dans les villes un prince

Qui, par ses lois, des dieux est l'image vivante.

Il l'est par la participation à la raison divine, et non par le sceptre, la foudre et le trident avec lesquels certains princes se font représenter, sans penser qu'ils exposent ainsi à la haine publique leur folle ambition, en affectant des attributs qu'il n'est pas en leur pouvoir de se donner. Dieu s'irrite contre les rois qui osent imiter son tonnerre, sa foudre et les rayons de lumière dont il est environné. Pour ceux qui imitent sa vertu, qui cherchent à retracer en eux-mêmes sa bienfaisance et son amour pour les hommes, il se plaît à augmenter leur puissance, à leur faire part de son équité, de sa justice, de sa douceur et de sa vérité. Et rien n'est plus divin que ces qualités, ni le feu, ni la lumière, ni le cours du soleil, ni le lever et le coucher des astres, ni l'immortalité elle-même et l'éternité. Car ce n'est point par la durée de son existence que Dieu est heureux, c'est par la supériorité de sa vertu. Voilà ce qui est véritablement divin, et la beauté de la vertu est dans l'empire qu'elle exerce.

Anaxarque, pour consoler Alexandre du meurtre de Clitus, lui dit que Thémis et la justice étaient toujours auprès de Jupiter, pour légitimer tout ce que faisaient les rois, flatterie aussi dangereuse que criminelle, qui, en arrêtant ses remords, l'encourageait à de nouveaux forfaits. Mais, s'il est permis de proposer sur cela ses conjectures, a justice n'est pas assise à côté de Jupiter; ce dieu est lui-même la justice et l'équité, la plus ancienne et la plus

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