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Robespierre l'avouait, mais il tremblait de conclure. Il se demandait intérieurement si la popularité puissante de Danton sur la Montagne ne s'égarerait pas, après sa mort, sur quelques têtes subalternes aussi vicieuses mais moins puissantes et plus perfides que celle de Danton? s'il ne valait pas mieux balancer avec lui l'ascendant sur la Convention que de livrer cet ascendant au hasard d'autres popularités? si, le vicieux mort, le vice mourrait avec lui dans la république? si, dans les grands assauts que le gouvernement aurait à soutenir contre les factions qui se multipliaient, la présence, la voix, l'énergie de Danton ne manqueraient pas à la patrie et à luimême? si ce sang enfin du second des révolutionnaires qu'il allait répandre ne donnerait pas à quelque hardi scélérat la soif du sang du premier? si la tombe de son collègue immolé ne serait pas sans cesse ouverte, comme un piége, au pied de la tribune où il rencontrait déjà la tombe de Vergniaud? si c'était d'un bon exemple pour l'avenir et d'un bon augure pour sa propre fortune de creuser ainsi le sépulcre au milieu de la Convention, et de se faire un marchepied des cadavres de ses rivaux?

Enfin la nature, qui était vaincue mais non totalement étouffée dans le cœur de Robespierre, se révoltait intérieurement en lui contre les cruelles nécessités du politique. Danton était son rival, il est vrai, mais il était le plus ancien et le plus illustre

compagnon de sa carrière révolutionnaire. Depuis cinq ans de luttes, de défaites, de victoires, ils n'avaient cessé de combattre ensemble pour renverser la royauté, sauver le sol, fonder la république. Leurs âmes, leur parole, leurs veilles, leurs sueurs s'étaient confondues dans les travaux, dans les dangers, dans les fondements de la Révolution. Ils s'asseyaient sur les mêmes bancs. Ils se rencontraient dans les mêmes clubs. Ils ne s'étaient jamais froissés. Ils avaient toujours eu, affecté du moins, l'un pour l'autre, l'estime et l'admiration qui touchent les cœurs; ils s'étaient défendus mutuellement contre des ennemis communs. La place était assez vaste pour deux grandes ambitions diverses dans la république.

Et puis Danton était jeune, père d'enfants bientôt orphelins, épris d'une nouvelle épouse qu'il préférait à la toute-puissance et qui amortissait son ambition.

Couthon, Lebas, Saint-Just étaient les témoins et les confidents des irrésolutions de Robespierre. Il semblait vouloir que la violence morale lui arrachât un consentement qui ne pouvait sortir de sa bouche. Un soir même, il rentra chez lui avec un visage rayonnant de la sérénité d'un homme qui a accompli une résolution magnanime : « Je leur ai arraché une » grande proie, » dit-il à Souberbielle, « peut-être » un grand criminel; mais je suis le juré du peuple

» comme toi, ma conscience n'était pas assez éclai» rée. » Souberbielle comprit plus tard qu'il s'agissait de Danton.

II.

Danton, comme on l'a vu, s'était retiré volontairement du comité de salut public, soit pour amortir l'envie qui commençait à le trouver trop grand, soit pour jouir en paix de ce loisir qui lui était plus cher que l'ambition. L'amour, l'étude, l'amitié, quelques rares travaux pour la Convention, quelques intrigues languissantes et quelques perspectives trop dévoilées de rentrée au pouvoir occupaient ses jours. Il réunissait souvent à Sèvres ses amis Philippeaux, Legendre, Lacroix, Fabre d'Églantine, Camille Desmoulins, Bazire, Westermann et quelques politiques de la Montagne. Ces hommes, qui n'étaient que de joyeux convives, passaient pour des conspirateurs. Danton, peu sobre de propos, s'épanchait en critiques amères et sanglantes du gouvernement. Trop timide pour un homme qui veut renverser une dictature, trop hardi pour un homme qui ne veut pas encore l'attaquer. Il affectait le ton d'un conspirateur patient qui a en main la force de tout détruire et qui veut bien ne pas en user. Il avait l'air de laisser aller le comité de salut public, seulement pour faire l'épreuve de son insuffisance et jusqu'au point où

il lui conviendrait de l'arrêter. « La France croit >> pouvoir se passer de moi, nous verrons! » disaitil souvent.

Il ne ménageait pas Robespierre, qui lui avait toujours paru un métaphysicien drapé dans sa vertu, embarrassé dans ses systèmes et maintenant embourbé dans le sang. « Danton, » lui dit un jour Fabre d'Eglantine, «sais-tu de quoi on t'accuse? On dit que » tu n'as lancé le char de la Révolution que pour » t'enrichir, tandis que Robespierre est resté pauvre >> au milieu des trésors de la monarchie renversée à >> ses pieds. - Eh bien,» lui répondit Danton, << sais-tu ce que cela prouve? C'est que j'aime l'or et » que Robespierre aime le sang! Robespierre,» ajoutait-il, « a peur de l'argent parce qu'il tache les » mains. >> On disait que Danton avait fait allouer des fonds considérables par la Convention au comité de salut public, afin de ternir l'incorruptibilité de Robespierre des soupçons qui planaient sur luimême. Lacroix et lui avaient rapporté, disait-on, de riches dépouilles de leurs missions en Belgique. Ne voulant pas les posséder sous leurs noms, ils les avaient prêtées, ajoutait-on, à une ancienne directrice des théâtres de la cour, mademoiselle Montansier. Celle-ci les avait employées, sous son nom, mais à leur profit, à construire la salle de l'Opéra. On croyait savoir aussi que quelques-uns des diamants volés dans le garde-meuble de la couronne

étaient restés entre les mains d'un agent de Danton. Depuis que le comité de salut public gouvernait par la main du bourreau, Danton affectait l'horreur du sang et s'efforçait de donner à son parti le nom de parti de la clémence. Après avoir cherché la popularité dans la rigueur, il la poursuivait dans la magnanimité. Il faisait des signes d'intelligence aux victimes et se posait en vengeur à venir. Il soufflait à Camille Desmoulins ses philippiques contre la terreur et ses allusions contre Robespierre. Il faisait de l'humanité une faction. Cette faction était une accusation permanente contre le comité de salut public et surtout contre Collot-d'Herbois, Billaud-Varennes et Barrère, inspirateurs ou instruments du terrorisme. Du moment où un régime pareil avait un accusateur dans un homme comme Danton, ce régime était ménacé. Sous ce gouvernement, dont la seule force était de rester impitoyable, tout appel à la pitié était un appel à l'insurrection.

III.

L'imminence d'un choc entre Robespierre et Danton était évidente aux yeux des Montagnards intelligents. Forcés de se décider entre ces deux hommes, leur cœur était pour Danton, leur logique pour Robespierre. Ils adoraient le premier, dont la voix les

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