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Et, cependant, le chevalier avançait toujours, se promenant lentement, le visage rayonnant, et saluant de la main et avec un sourire protecteur les jeunes femmes qui se pressaient autour de lui.

On apporta des coupes d'or, et les femmes, soulevant leurs masques, on but à la royauté des viveurs.

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C'est moi le roi, messieurs, cria de Maupertuis, hier, vous m'avez, pour aujourd'hui, décerné ce titre pompeux...

On passait dans la salle à manger, éclairée par des milliers de bourgies.

Des fleurs, répandues à profusion, embaumaient la pièce. La table était servie, et l'or, le vermeil et l'argent scintillaient au reflet des lumières qui se jouaient dans les cristaux.

-Nous te l'avons décerné, dit de Beiram, il est vrai, mais à une condition.

- Et laquelle?

Le comte de Montravel imposa silence à de Beiram. - Et laquelle, répéta de Maupertuis avec un sourire de plein contentement sur les lèvres.

Que la femme qui t'a choisie surpasse en beauté toutes celles qui nous honorent de leurs bontés.

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Mais alors, à ce jeu, je ne serai que le mari de la reine, et non le roi.

-De Maupertuis recule, cria-t-on.

Non, messieurs, non, et la preuve... ôtez vos masques, mesdames, montrez-nous les radieux visages dont nous sommes jaloux.

Toutes les femmes laissèrent tomber leurs masques, et

découvrirent des visages jeunes et beaux, mais de cette beauté ingrate et glacée, que les nuits ont flétrie, que les plaisirs ont dépouillée de toute fraîcheur, de ces fronts calmes où la pensée ne traduit aucune sensation et où aucune émotion ne s'allume.

- Le vôtre, madame, dit toujours souriant le chevalier de Maupertuis, se tournant vers la jeune femme qui avait pris place à ses côtés.

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Non... jamais, fit-elle à voix basse.

Prenez garde, dit de Maupertuis, j'ai votre parole, j'exigerai plus, je me vengerai.

Par un geste impérieux, celle-ci arracha le masque noir qui roula à terre et montra à nu son visage.

Hommes et femmes poussèrent un cri d'admiration. Le chevalier de Maupertuis se pencha à son oreille avec un air triomphant.

Madame, lui dit-il, ne vous offensez pas de cette exclamation, c'est un hommage rendu à votre beauté. Le marquis de Beiram, détournant la tête, avait retenu un cri de rage.

Le regard ardemment fixé sur elle, le comte de Montravel la regardait avec stupéfaction.

Quant à Thérèse, car c'était elle, courbant d'abord la tête, elle l'avait subitemment relevée, et sur tous les assistants promenait un œil tranquille et assuré.

Mais son courage était à bout, ses forces la trahissaient, la pâleur lui montait au visage, un voile de sang s'étendait devant ses yeux.

Elle rencontra le regard ému et pénétrant du comte de Montravel, et soit qu'elle lût soudain dans cette âme le combat qui s'y livrait, la surprise, la déception, la

douleur, la commisération, tous les sentiments qui s'y heurtaient, soit hasard, elle tendit vers lui deux bras désespérés et sans pousser un cri, sans prononcer un mot, elle glissa de son tabouret, et roula sur le tapis.

De la pâleur de la mort, son visage ne donnait aucun signe de vie, et sa tête se renversa en arrière, laissant flotter autour d'elle les ondes épaisses de ses cheveux noirs.

Le comte de Montravel ne fit qu'un bond, et s'élança du côté de Thérèse pour la retenir, et lui porter les premiers soins.

D'un geste impérieux, le chevalier de Maupertuis l'arrêta.

Cette femme est à moi, dit-il, personne autre n'a le droit de l'approcher.

Le comte de Montravel s'effaça, lançant à de Maupertuis un regard qui disait toute la haine qu'il avait subitement conçue pour cet homme.

Si quelqu'un, après cette scène avait douté encore que Thérèse fût la maîtresse de Maupertuis, personne n'eût osé en douter quelques jours après.

Elle était de tous les soupers et l'accompagnait dans toutes ses folles équipées.

Sombre, pâle, la voix brève, parfois il arrivait, soit pour s'étourdir ou qu'elle y prit plaisir, qu'elle bût, chantât comme les autres, et répondit aux avances du chevalier.

Le lendemain, il est vrai, le masque reprenait son immobilité. On ne la voyait ni boire, ni manger, ni sourire. Le front courbé, comme sous une honte qui la dévorait, la joue pâlie et l'œil morne, elle assistait aux

orgies et aux fêtes avec une insouciance et une indifférence étranges. On eût dit un blanc fantôme errant dans ces vastes salles et appartenant au souvenir. Jolie femme, disait-on; beau marbre, ajoutait-on. Mais elle ne quittait pas le chevalier de Maupertuis, et pour lui seul adoucissait le feu de son regard implacable pour tous.

Or, aucun n'en doutait maintenant, ni le marquis de Beiram, ni le comte de Montravel, Thérèse n'était pas heureuse, peut-être, sûrement même, des remords cuisants la torturaient; le chevalier avait peut-être usé avec elle de moyens infàmes, il en était capable et n'était sans doute pas à son coup d'essai, mais le fait était là, horrible, affreux mais irrécusable: Thérèse, la chaste fiancée du vicomte René d'Aubersac, était l'impudique maîtresse du chevalier de Maupertuis.

Je la lui volerai, se dit de Beiram; bah! j'ai bien eu l'aînée.

Je la vengerai, se dit le comte de Montravel.

On se souvient du portrait du marquis de Beiram que nous avons esquissé lors de sa rencontre bizarre avec Danton.

Cet homme, vaniteux à l'excès, débauché émérite, faisant parade de ses vices comme un autre de ses vertus ou de son génie, cet homme rivalisant en conduite honteuse avec les esprits les plus dépravés de son époque, et jusqu'avec la mémoire de son père, qu'il prétendait éclipser par l'éclat de ses largesses, le luxe de sa maison et le bruit de ses aventures, cet homme n'était point fait pour rester ridicule spectateur d'un succès si inouï qu'il effaçait tous les siens de ce genre.

Il connaissait Thérèse pour l'avoir vue au bras de

René. Il n'ignorait rien des détails de ce premier amour éclos dans deux belles âmes dignes de se comprendre et s'aimer.

faites pour

Tout corrompu qu'il était, de Beiram, à la vue de René, n'avait pu se défendre d'un certain respect pour la personne et pour le caractère de ce jeune homme qui avait préféré abdiquer un grand nom et de hauts priviléges que de renoncer à ses idées et à celle qu'il aimait. Il avait peut-être un instant envié leur bonheur. Les plus grands débauchés ont certaines heures de misanthropie où ils ne rêvent rien moins que le cloître avec l'abstinence et les macérations. Chez de Beiram, cet instant avait été de peu de durée; mais il s'était éloigné le cœur légèrement ému et l'esprit profondément convaincu qu'il n'y avait rien à tenter de ce côté.

Quel fut donc son étonnement quand il entendit la voix aigre du chevalier de Maupertuis faisant sonner bien haut ses prétentions sur cette belle et pure jeune fille, et quelle fut surtout sa déception quand le lendemain il fut convaincu de la vérité des promesses du chevalier.

-Eh bien, si de Maupertuis a réussi, je réussirai aussi, moi, se dit-il.

Et, dès ce moment, l'idée fixe du marquis de Beiram fut d'enlever Thérèse à celui qu'il croyait être son amant. Il dressa ses plans en conséquence et chercha tous les moyens de la rencontrer. La chose n'était pas facile, à ce qu'il s'aperçut. Il s'en fallut peu même que la jeune fille ne fût gardée à vue. Il redoubla d'adresse et de vigilance, et parvint, non sans peine, à l'aborder un soir qu'elle était presque isolée.

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