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Il était ainsi devenu depuis peu, en même temps que l'ami des girondins, l'ami de Danton et de Camille Desmoulins. Plusieurs fois il avait amené Gabrielle chez l'un ou l'autre de ces deux patriotes, et celle-ci s'était prise de vive affection pour les jeunes femmes de ces tribuns.

Lucile, surtout, la ravissante Lucile, la compagne de Camille Desmoulins, lui avait plu particulièrement.

Alors, Camille était marié, et écrivant à son père pour lui raconter son mariage, lui disait :

« Tout le monde s'accorde à admirer ma femme comme une beauté parfaite, et je vous assure que cette beauté est son moindre mérite. Il y a peu de femmes, qui, après avoir été idolâtrées, soutiennent l'épreuve du mariage; mais plus je connais Lucile et plus il me faut me prosterner devant elle.

>> Ma femme vous embrasse, vous, ma chère mère et toute ma famille. Elle me charge de vous dire qu'elle n'a pas eu encore le temps de se reconnaître, qu'elle n'ose vous écrire de peur de ne pas soutenir l'opinion que je vous donne d'elle, et qu'elle remet sa lettre à quelques jours. Elle a été enchantée de votre lettre au sujet de mon mariage, et elle la garde bien précieusement; elle l'a relue deux fois avec attendrissement.

Votre fils,

CAMILLE DESMOULINS,

le plus heureux des hommes et qui ne désire plus rien au monde.

Hélas! le bonheur est toujours de courte durée. Ca

mille va avoir un enfant, et c'est encore un grand bonheur pour lui. Le petit Horace sera adoré de son père, qui mourra avec deux noms sur les lèvres, mais voilà sa petite fortune tout de suite engloutie, perdue dans le naufrage révolutionnaire.

Il a quelquefois allégé la position de son père, ce père qui faisait tant attendre les cinq ou six louis implorés, et il lui écrit :

<< Combien je me serais estimé heureux si avec des assignats j'avais pu vous porter de quoi vous libérer de vos dettes! En ce moment vous seriez quitte envers vos créanciers, et vous ne resteriez débiteur que de ma femme et de mon fils. Au lieu de vous avoir à la fois rendu un si grand service, et en même temps d'avoir assuré à ma femme et à mon fils leurs biens, double plaisir, double avantage pour moi, je me vois à la veille de perdre en entier une dot considérable, placée sur le roi, c'est-à-dire hypothéquée sur l'indivisibilité des 83 départements... Telle est ma crainte d'attrister ma femme en la moindre chose, que connaissant bien qu'elle ne consentirait jamais à convertir ses contrats de rentes en d'autres contrats, je ne lui en ai même jamais parlé, parce que je regarde la paix du ménage et l'union conjugale comme un bien auquel il faut sacrifier même la fortune, et qu'il m'est plus aisé de vivre dans un tonneau que dans un palais où je disputerais avec ma femine, dont la vertu et la tendresse pour moi mériteraient que je fisse taire même ma raison. »

Quel langage! quelle tendresse suave et douce! quel bon mari que ce Camille qu'on voudrait nous donner

comme un buveur de sang, parce qu'il travaille au progrès de la révolution.

Excellent fils, mari dévoué, bon père, patriote exalté et sincère, nous ne savons trop ce qu'on peut reprocher à Camille, si ce n'est son trop de confiance dans les hommes, avec un peu de versatilité dans les idées.

René d'Aubersac, d'une nature chaleureuse, mais d'un abord froid et réservé, s'était pris d'une grande amitié pour le caractère enjoué et railleur de Camille.

Tout le temps consacré à ses relations qu'il ne donnait pas à Mme Roland et à ses amis, il le donnait à Camille Desmoulins, et quoique ses opinions le rapprochassent davantage des girondins et qu'il trouvât Camille trop avancé, il éprouvait un certain plaisir à discuter avec lui.

Le ménage simple et poétique de Camille plaisait surtout à son cœur. Lucile lui rappelait sa Thérèse. C'était dans cette maison, et auprès de Lucile, qu'il se consolait le mieux de cette absence. Mme Roland le dominait trop et imposait silence à sa douleur. « On ne pleure pas comme cela une femme, disait-elle, quand la patrie est en péril et attend tout de vous. » Lucile, plus femme, oubliait la patrie devant les larmes de l'amant et pleurait avec lui.

Voilà une Thérèse que je ne connais pas, lui ditelle un soir en souriant, et qui m'aura déjà fait bien pleurer.

Mais le 20 juin approchait.

Le peuple, las de sa misère, des vexations sans nombre dont on l'accablait, se rappelant surtout la tuerie du Champ de Mars, et voyant la cour pactiser avec les émi

grés, les étrangers et préparer la contre-révolution, résolut d'imposer à ses ennemis par une imposante manifestation.

Or, le 20 juin au matin, plus de trente mille hommes réunis sur la place de la Bastille partirent vers les onze heures et se dirigèrent d'abord vers la salle du Manége. Danton, Camille Desmoulins, Carra, Chabot, Fabre d'Eglantine, Laclos, Louvet, Barbaroux, étaient les chefs secrets de cette manifestation préméditée depuis longtemps. Les chefs apparents, ceux qui marchaient en tête étaient Santerre, le marquis de Saint-Huruge, Théroigne de Méricourt, Jourdan, Legendre, Henriot, et quelques autres s'abritant à l'ombre de leur obscurité.

Ces trente mille hommes, disparates par le vêtement, armés au hasard de sabres, de piques, de fusils, de bâtons, étaient recrutés dans toutes les classes, depuis le peuple des carrefours jusque dans la noblesse et la bourgeoisie.

Il y avait partout des mécontents, des enthousiastes et des fanatiques. Ces trente mille hommes s'ébranlèrent, descendirent les faubourgs, traversèrent en silence la rue Saint-Honoré, et envahirent la cour des Feuillants, du Manége et les longs corridors qui aboutissaient à la salle où se tenait l'Assemblée législative.

Là, ils s'arrêtèrent et envoyèrent un parlementaire aux membres de l'Assemblée.

Ils demandèrent la permission de défiler devant elle. L'Assemblée y consentit, et les portes s'ouvrirent.

Le défilé commença et dura trois heures, sans qu'une insulte de la part de ces hommes fit regretter à l'Assemblée sa concession au peuple.

Satisfaits, ils s'éloignèrent et pénétrèrent dans le jardin des Tuileries, du côté des quais, remontèrent l'avenue, et revinrent camper place du Carrousel.

Ils hésitèrent un instant, puis les chefs, poussés par la foule qui se ruait derrière eux, se présentèrent à la porte du château.

Cette porte leur fut refusée.

Santerre fit apporter un canon qu'il braqua devant le château.

Les détachements de gendarmes s'écartèrent, le peuple passa, envahissant en une seconde tous les corridors, les escaliers et défonçant les portes qu'on essayait de refermer sur eux.

Le roi tremblait et ne savait par quel côté fuir.

Montrez-vous, lui conseillèrent ses courtisans. Le roi se montre, mais dans l'embrasure d'une fenêtre, derrière une table, espèce de barricade construite dans son propre palais, de là, monté sur une banquette, entouré de grenadiers et de courtisans, il essaye de déployer une énergie qui n'est pas dans son tempérament et qui ne l'abattra que plus vite.

Le peuple passe sans insulte, sans outrage aux lèvres; presque respectueux devant la majesté royale qui ne représente pour lui que la majesté vaincue, la royauté du malheur.

- Point de véto, point de prêtres, s'écrièrent quelques voix.

-

Vive la nation! s'écrient quelques autres.

- Oui, vive la nation, reprit Louis XVI; je suis son meilleur ami.

-Fais-le voir, lui dit-on.

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