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Mais. dit Thérèse, pourquoi, si leur œuvre est juste, légitime et nécessaire, pourquoi leurs noms seront-il exécrés?

- Parce que, répondit Bideauré, on oubliera le péril dans lequel nous sommes, on se trompera d'heure, et on ne saura plus le nombre de nos ennemis, on ne tiendra plus compte du temps, des rancunes du passé, des haines de parti; on ne songera plus que la France en ce moment est en guerre avec elle-mème, que c'est une lutte corps à corps, et que si celui qui est le vainqueur n'assure sa victoire par un moyen quelconque, demain il sera le vaincu et décimé, que c'est sa convulsion qui doit briser les uns et les autres; qu'il s'agit de ne pas laisser périr l'œuvre de 89, et de tuer la réaction; que de même que les nobles tiennent à honneur de laisser à leurs enfants le nom et le patrimoine de leur famille, nous nous devons, nous peuple, de laisser à nos fils l'héritage si chèrement acheté de la révolution consommée; parce qu'on oubliera tout cela, et qu'on ne se souviendra que d'une chose, que du sang versé, que du nombre des victimes, que du cri des blessés et des mourants.

Bideauré a raison, dit d'Aubersac, Danton sera un jour attaqué violemment du meurtre qu'il va laisser commettre, et cependant, moi qui le connais intimement, je vous jure que ce n'est pas un méchant homme.

Horrible temps, dit Thérèse, qui était patriote, mais qui était femme.

Et à quand les visites domiciliaires? demanda Su

zanne.

Demain.

Ce mot tomba comme un glas funèbre. Personne ne dit plus mot.

Ils se rapprochèrent et se regardèrent silencieusement, chacun livré à ses pensées intimes. Bideauré, triste et sombre, avait des doutes affreux qui le torturaient.

René avait pris la main de Thérèse et la tenait dans la sienne, comme pour lui montrer que tout danger était loin pour eux. Marcel songeait à Marguerite et à Marthe, et frémissait à la pensée du crime érigé en loi. Quant à Suzanne, elle tremblait, car elle pensait à diverses incidents qui lui étaient arrivés la veille, et elle s'interrogeait avec terreur sur les terribles conséquences qui pouvaient en résulter.

La veille elle était seule chez elle, dans son petit hôtel Saint-Cermain, qu'elle avait échangé contre celui de Choisy-le-Roi, quand on vint subitement lui annoncer qu'un jeune homme désirait l'entretenir un instant.

C'était un jeune homme, en effet, tout jeune homme. Il avait tout au plus dix-huit ans et se nommait Montsabray.

A sa vue, Suzanne pàlit.

- Vous à Paris, s'écria-t-elle, je vous croyais depuis longtemps aux frontières.

Non, répondit Montsabray avec une certaine insouciance, je n'ai pas voulu partir quand il était temps. Je suis désigné, dénoncé, poursuivi.

Elle le regarda avec émotion.

Montsabray était lié à toute la noblesse de France. Sa famille était alliée aux plus grands noms et avait ellemême une illustre origine. Officier du roi, il était aidede-camp du duc de Brissac, et on le citait, malgré sa jeu

nesse, comme le soldat le plus brave et le plus audacieux que l'armée tint en réserve.

Il en était peut-être le meilleur, le plus doux et le moins hautain, il en était à coup sûr le plus beau. Il était difficile d'allier plus d'élégance, plus de distinction à plus de grâces et aux charmes plus réels du visage.

La Palférine avait éprouvé un jour un caprice violent pour ce jeune et beau garçon, et poursuivie par lui, qui s'était épris d'elle, ne s'était pas trop fait prier pour se laisser tomber dans ses bras. Elle s'était donnée à des gentilshommes par calcul, intérêt, haine et aussi par vengeance. Elle se donna à Montsabray par amour.

Cela dura peu de temps, mais fut réel, Ils étaient braves tous deux, ils s'aimèrent. Si le cadre de cet ouvrage l'eût permis, il eût peut-être été agréable de s'étendre sur cet amour et d'en dérouler le poëme page par page. Mais ici les pages d'amour ont du sang et il nous faut conter l'amour comme on aimait en ce tempslà, vivement, rapidement, nouant une intrigue le matin pour la dénouer le soir sur la charrette des condamnés à mort.

On raconte qu'un jour deux têtes coupées se rapprochèrent dans le panier de Sanson et que les deux lèvres se collèrent. C'étaient deux amants de la veille qui s'étaient juré de mourir en s'embrassant.

Revenons à Montsabray, le jeune et beau gentilhomme, à la Palférine, la jeune et belle courtisane. Ils s'aimèrent donc sincèrement, puis se lassèrent l'un de l'autre, comme cela arrive souvent... toujours, disait un sceptique, et se quittèrent sans bruit et sans scandale.

Ils avaient gardé d'ailleurs les meilleurs souvenirs l'un de l'autre et se rencontraient toujours avec plaisir.

Cette fois, Montsabray venait voir la Palférine pour lui faire ses adieux.

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Où vas-tu? lui dit-elle.

Et le sais-je... Il m'est impossible de quitter Paris, j'ai trop tardé. Aujourd'hui je serai suspect au premier pas. Je vais tâcher de me cacher quelque part.... mais comme je te le disais, je ne crois guère que je puisse l'échapper.... aussi je viens t'embrasser, Suzanne.... Cela m'aurait ennuyé de mourir, vois-tu, sans t'avoir encore une fois tenu dans mes bras.

-

Ce n'est pas tout cela, fit Suzanne, il faut défendre ta vie. Voyons, as-tu une maison où tu crois pouvoir être en sûreté?

Non, répondit Montsabray, en riant, je ne connais, que d'infâmes aristocrates... Oh! nous sommes logés à bonne enseigne.

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Eh bien, reste dîner avec moi, diť Suzanne, ce soir je te mènerai dans une maison où tu seras à l'abri.

Merci, fit-il, j'accepte la vie de toi, quoique tu n'aimes pas les aristocrates et que tu sois un vrai patriote.

Elle sourit :

elle.

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On les aimerait s'ils te ressemblaient tous, dit

Il se leva et vint à elle.

blis.

Mais qu'as-tu donc? fit-elle, tu es pâle, tu fai

Elle lui approcha aussitôt le fauteuil.

Ce n'est rien, dit Montsabray, ma blessure qui me

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- Tu es blessé?

Oui, à la cuisse... cela me vient du 10 août.

Suzanne pansa la blessure de son amant, mais le soir elle s'avoua avec terreur qu'il était trop faible pour aller à Paris, même en carrosse. Cependant, il n'y avait pas de temps à perdre, les visites domiciliaires pouvaient commencer le lendemain ou dans la nuit.

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Ne puis-je rester ici? dit Montsabray.

Ici, c'est impossible, répondit Suzanne, tu ne serais pas en sécurité. On sait que je reçois quelques gentilshommes, il est probable que ma maison est suspecte. D'ailleurs, pour ma sûreté personnelle, je n'y resterai pas, et demain matin je pars chez mon père, chez lequel j'ai le droit d'habiter et chez lequel je n'ai rien à craindre.

- Allons où tu voudras alors, dit Montsabray.

C'est que je ne connais personne à Saint-Germain qui puisse te recevoir... Ah!.. tu supporteras bien le voyage de Lucienne, le trajet est des plus courts... je te mène chez la comtesse Dubarry,

Crois-tu?

Oh! chez elle tu seras à l'abri... répudiée par la nouvelle cour et en profonde disgrâce, le peuple ne lui tient pas rigueur de son passé. Du reste, elle est trèsbonne, très-charitable, fait beaucoup de bien et est trèsaimée à Lucienne et dans les environs, on ne la suspectera pas... puis elle a des amis partout... Danton la rencontrait quelquefois chez moi et lui a toujours manifesté beaucoup de sympathies.

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