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Les onze autres furent réclamés, mais il fut donné immédiatement des preuves que les Suisses avaient pris la fuite.

La colère, sourde d'abord, gronda et gagna dans la foule.

Les prisonniers allaient être massacrés.

Mais une voix s'éleva, menaçante, reprochant à ce peuple de perdre un temps précieux quand le combat l'attendait. Ce n'est pas contre des ennemis vaincus qu'il faut assouvir votre haine, mais contre ceux qui sont armés et qui vont nous mitrailler, dit cette voix. Que pèse l'existence de quelques pauvres diables tombés en votre pouvoir et que votre justice peut poursuivre à toute heure! C'est ceux qui ont veillé toute la nuit, derrière les canons des Tuileries, qu'il faut craindre; c'est contre ceux-là qu'il faut attiser notre colère

Aux armes, mes amis!

Le peuple n'a que faire d'ennemis renversés.
Que tout patriote me suive, je cours aux Tuileries.

Il a raison, firent plusieurs individus, contre quelques autres qui murmuraient, et voulant donner l'exemple ou animés par l'enthousiasme qui avait respiré dans les paroles de l'inconnu, se rangèrent derrière lui et le suivirent du côté de la place du Carrousel.

Les gardes nationaux, profitant du moment favorable, avaient fait rentrer les prisonniers et applaudissaient à la voix de l'inconnu.

Celui-ci, certain de sa victoire, s'était éloigné, entraînant une partie de cette foule vers le point où l'action devait inévitablement s'engager.

Cet inconnu, c'était René d'Aubersac. Il s'était donné

rendez-vous avec Bideauré, commandant un détachement de Marseillais que lui avait confié Barbaroux, sur les quais des Tuileries, près du Pont-Tournant.

Or, René venait de ravir à la mort, sans le savoir, il est vrai, le marquis de Beiram.

Mais la sécurité de ces derniers ne devait pas être de longue durée.

Une petite troupe armée de piques débouchait de la rue Saint-Nicaise, et arrivait jusqu'au rassemblement provoqué par le dernier événement.

Que fait-on là? demanda la voix du chef.

Un homme de la foule se découvrit et raconta les péripéties du drame dont le dénoûment, selon lui, avait été manqué.

- Ce sont cependant bien des aristocrates, ceux-là, dit un autre, on ne me dira pas que non. Je les connais. -Bah! quelques Suisses, fit-on.

-Et le marquis de Beiram que j'ai reconnu, et ce méchant écrivain Suleau... et...

Beiram! Suleau! répéta avec une expression de haine contenue le chef de la nouvelle troupe. Mes amis, c'est Dieu qui nous envoie, et, se tournant vers le chef du poste Toi, livre-nous tes prisonniers, à l'instant, il nous les faut. Fais vite, le tyran attend, les secondes sont des heures.

- Mais... voulut objecter celui-ci.

La rumeur de la foule lui répondit qu'il n'avait plus qu'à obéir et se soumettre. Théroigne de Méricourt, commandait.

C'était, en effet, Théroigne de Méricourt dont les lèvres avaient pâli au seul nom de Beiram. Le nom de

Suleau avait paru moins faire d'impression sur elle, mais l'avait encore excitée. C'était elle, une femme, qui menait au combat trois ou quatre cents hommes rangés sous ses ordres, et devant laquelle toute une multitude se découvrait.

Or, dans cette journée du 10 août, la fatalité jetait sous les pistolets de l'amante outragée et de la patriote exaltée deux ennemis dont elle avait juré la mort, de Beiram le séducteur, de Suleau, l'ami de la reine, l'écrivain royaliste qui l'avait insultée, traînée dans la boue et vouée aux gémonies.

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Il m'a traitée de hyène du ruisseau, se dit Théroigne brandissant son sabre, j'en serai la Némésis, et je vengerai dans sa personne les lettres et mon nom. Les prisonniers sont de nouveau réclamés, cette fois avec menaces et injures.

Les gardes nationaux, hésitent.

Mais Suleau a reconnu la voix de Théroigne. Il sait qu'il n'a rien à obtenir de la femme qu'il a lui-même, dans ses écrits, vouée à la mort et à l'exécration publique.

Il est brave, courageux; il espère qu'une victime suffira à la rage populaire, et que Théroigne, débarrassée d'un mortel ennemi, se montrera généreuse à l'égard de ses compagnons d'infortune. Il écarte ceux qui veulent le retenir, et se présente hardiment à la multitude.

Théroigne ne l'a jamais vu. Elle reste frappée de la beauté de son visage et de sa fière stature. Mais Suleau se livrant s'est promis de se défendre. Une lutte s'engage et l'avantage est pour lui. Théroigne s'indigne, elle a présent à la mémoire la froide ironie de l'écrivain et ses

affreux libelles. Elle excite le meurtre. Suleau est entouré, il tombe percé de coups, et meurt bravement, en soldat et en homme dont le cœur a pu s'égarer, mais dont le caractère est celui d'un héros.

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Vigier, de Solminiac, l'abbé Bougon sortent et se disposent à vendre chèrement leur vie.

Beiram! demande Théroigne qui dédaigne les

nouveaux ennemis qui s'offrent à sa colère.

Le marquis est traqué dans le poste et amené devant Théroigne.

C'est le seul qui faiblit et dont le visage convulsé accuse la crainte de la mort.

C'est que la culpabilité crie dans son cœur plus haut que tout autre sentiment.

Il sait que le peuple, souvent aveugle dans ses vengeances, est cette fois l'instrument de la justice humaine .et le doigt de la Providence.

Il n'a ni le courage de se défendre, ni celui d'accepter bravement la mort qu'il mérite. Il demande à parler à Danton qui est son ami. On lui rit au nez. Pâle, défait, il fuit les piques, et s'affaisse à deux genoux sous le sabot du cheval de Théroigne.

Il crie: Grâce.

-Souviens-toi, lui dit simplement celle-ci; je ne te cherchais pas, mais je t'ai dit : Notre rencontre sera le signal de ta mort.

Il tend encore deux mains suppliantes.

Théroigne, implacable dans sa vengeance, s'efface avec mépris, et, se courbant sur sa monture, lui brise la tête d'un coup de pistolet.

Le malheureux roule ensanglanté sous l'arme meurtrière de la femme, qui, pas assez grande pour pardonner, a vengé non-seulement son honneur et sa vie perdue, mais l'honneur et la vie de vingt autres victimes d'un amour impudique, l'honneur et la vie de la pauvre Marthe dont le corps tiède encore repose depuis quelques heures à peine sous deux pieds de terre souillée de sang.

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