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Pindustrie des hommes. De ces provifions, dont les unes nous font données pour notre nourriture & notre vêtement par la feule nature, & les autres nous font préparées par notre induftrie & par nos peines, qu'on examine combien les unes furpaffent les autres en valeur & en utilité : & alors on fera perfuadé que celles qui font dûes au travail, font bien plus utiles & plus eftimables; & que la matiere que fournit un fonds, n'est rien en comparaifon de ce qu'on en retire par une diligente culture. Auffi, parmi nousmêmes, une terre qui eft abandonnée, où l'on ne feme & ne plante rien qu'on a remife, pour parler de la forte, entre les mains de la nature, eft appellée, & avec raifon, un défert, & ce qu'on en peut retirer, monte à bien peu de chose.

C'eft affez pour montrer évidemment, que bien que la nature ait donné toutes chofes en commun, l'homme néanmoins, étant le maître & le propriétaire de fa propre perfonne, de toutes les actions, de tout fon travail, a toujours en foi le grand fondement de la propriété, & que tout ce, en quoi il emploie fes foins & fes induftries pour le foutien de fon être & pour fon plaifir, fur-tout depuis que tant de belles découvertes ont été faites, & que tant d'arts ont été mis en ufage & perfectionnés pour la commodité de la vie, lui appartient entiérement en propre, & n'appartient point aux autres en commun.

Ainfi, le travail, dans le commencement, a donné droit de propriété, par-tout où il plaifoit à quelqu'un de l'employer, c'est-à-dire, dans tous les lieux communs de la terre; d'autant plus qu'il en reftoit enfuite, & en a refté, pendant fi long-temps, la plus grande partie, & infiniment plus que les hommes n'en pouvoient fouhaiter pour leur ufage.

La plupart des chofes qui font véritablement utiles à la vie de l'homme, & fi néceffaires pour fa fubfiftance, que les premiers hommes y ont eu d'abord recours, à peu près comme font aujourd'hui les Américains, font généralement de peu de durée ; & fi elles ne font pas confommées dans un certain temps par l'ufage auquel elles font deftinées, elles diminuent & fe corrompent bientôt d'elles-mêmes. L'or, l'argent, les diamans font des chofes auxquelles la fantaifie ou le confentement des hommes, plutôt qu'un ufage réel, & la néceffité de foutenir & conferver fa vie, a mis de la valeur. Or pour ce qui regarde celles dont la nature nous pourvoit en commun pour notre fubfiftance, chacun y a droit, ainfi qu'il a été dit, fur une auffi grande quantité, qu'il en peut confommer pour fon ufage & pour fes befoins; & il acquiert une propriété légitime à l'égard de tout ce qui eft un effet & une production de fon travail : tout ce à quoi il applique fes foins & fon induftrie, pour le tirer hors de l'état où la nature l'a mis, devenant fans difficulté fon bien propre. En ce cas, un homme qui amasse ou cueille cent boiffeaux de gland, ou de pommes, a, par cette action un droit de propriété fur ces fruits-là auffi-tôt qu'il les a cueillis & amaffés. Ce à quoi feulement il eft obligé, c'est de prendre garde de s'en fervir

avant qu'ils fe corrompent & fe gâtent, car autrement ce feroit une mar que certaine qu'il en auroit pris plus que fa part, & qu'il auroit dérobé celle d'un autre. Et certes, ce feroit une grande folie, auffi-bien qu'une grande malhonnêteté, de ramaffer plus de fruits qu'on n'en a befoin & qu'on n'en peut manger. Que fi cet homme, dont nous parlons, a pris, à la vérité, plus de fruits & de provifions qu'il n'en falloit pour lui feul; mais qu'il en ait donné une partie à quelque autre perfonne, en forte que cette partie ne fe foit pas pourrie, mais ait été employée à l'ufage ordinaire, on doit alors le confidérer comme ayant fait de tout un légitime usage. Auffi, s'il troque des prunes, par exemple, qui ne manqueroient point de fe pourrir en une femaine, avec des noix qui font capables de fe conferver, & feront propres pour fa nourriture, durant toute une année; il ne fait nul tort à qui que ce foit : & tandis que rien ne périt & ne fe corrompt, entre fes mains, faute d'être employé à l'ufage & aux néceffités ordinaires, il ne doit point être regardé comme défolant l'héritage commun, pervertiffant le bien d'autrui, prenant avec la fienne la portion d'un autre. D'ailleurs, s'il veut donner les noix pour une piece de métal, qui lui plaît, ou échanger fa brebis pour des coquilles, ou fa laine pour des pierres brillantes, pour un diamant; il n'envahit point le droit d'autrui : il peut ramaffer autant qu'il veut, de ces fortes de choses durables; l'excès d'une propriété ne confiftant point dans l'étendue d'une Poffeffion, mais dans la pourriture & dans l'inutilité des fruits qui en proviennent.

Or nous voilà parvenu à l'ufage de l'argent monnoié, c'eft-à-dire, à une chofe durable, que l'on peut garder long-temps, fans craindre qu'elle fe gâte & fe pourriffe; qui a été établie par le confentement mutuel des hommes; & que l'on peut échanger pour d'autres chofes néceffaires & utiles à la vie, mais qui fe corrompent en peu de temps. Et comme les différens degrés d'induftrie donnent aux hommes à proportion, la propriété de différentes Poffeffions; auffi l'invention de l'argent monnoié, leur a fourni l'occafion de pouffer plus loin, d'étendre davantage leurs héritages & leurs biens particuliers.

Depuis que l'or & l'argent, qui naturellement font fi peu utiles à la vie de l'homme, par rapport à la nourriture, au vêtement, & à d'autres néceffités femblables, ont reçu un certain prix & une certaine valeur, du confentement des hommes, quoi qu'après tout le travail contribue beaucoup à cet égard; il eft clair par une conféquence néceffaire, que le même confentement a permis les Poffeffions inégales & difproportionnées. Car dans les gouvernemens où les loix reglent tout, lorfqu'on y a propofé & approuvé un moyen de pofféder juftement, & fans que perfonne puiffe fe plaindre qu'on lui fait tort, plus de chofes qu'on n'en peut confommer pour fa fubfiftance propre, & que ce moyen eft l'or & l'argent, lefquels peuvent demeurer éternellement entre les mains d'un homme, fans que ce qu'il en a, au-delà de ce qui lui eft néceffaire, foit en danger de fe pour

rir & de déchoir; le confentement mutuel & unanime rend juftes les démarches d'une perfonne qui, avec des efpeces d'argent, agrandit, étend augmente fes Poffeffions, autant qu'il lui plaît.

PROPRIÉTÉ SUPREME OU É MINENTE
DE L'ÉTAT.

GARDONS-NOUS bien de regarder les princes qui regnent en Eu

rope comme étant les propriétaires, foit des biens, foit des perfonnes de leurs fujets.

Loyfeau, dans fon traité des feigneuries (a), a parlé amplement du gouvernement monarchique. Il dit qu'il y a deux fortes de monarques, favoir les monarques feigneurs & les monarques fouverains, ou qu'il y a deux efpeces de monarchies, l'une qu'il appelle feigneuriale, & l'autre qu'il appelle royale. Cette diftinction avoit été faite originairement par Bodin en fa république (b), mais Loyfeau la beaucoup mieux développée. Il appelle monarques ou princes feigneurs ceux qui ont toute principauté & toute propriété ou feigneurie privée; tant fur les perfonnes que fur les biens de leurs fujets, lefquels (dit-il) ne font pas feulement fujets, mais efclaves tout-à-fait, n'ayant ni la liberté de leurs perfonnes ni aucune feigneurie de leurs biens, qu'ils ne poffedent qu'à droit de pécule & par fouffrance du prince feigneur. D'où il s'enfuit qu'une telle monarchie feigneuriale eft direc tement contre nature qui nous a faits tous libres. Après avoir obfervé qu'il y a eu anciennement plufieurs monarchies de cette efpece, & qu'il y en a peut-être encore; néanmoins, (dit-il) il faut confeffer que ces monarchies feigneuriales font barbares & contre nature, & particulièrement qu'elles font indignes des princes chrétiens, qui ont aboli volontairement l'efclavage en leur pays. Il explique enfuite ce qui regarde les monarques qu'il appelle princes fouverains, qui n'ont pas la feigneurie privée des perfonnes ni des biens de leurs fujets; & dans le chapitre fuivant (c), il entre dans un plus grand détail sur ce qui appartient à la fouveraineté. Il réfulte des paroles de cet auteur que la monarchie françoise eft fouveraine & ab. folue, mais qu'elle n'eft pas feigneuriale; c'eft-à-dire que le roi n'a pas la feigneurie privée des perfonnes & des biens de fes fujets. Toutes les loix & toutes les ordonnances de nos rois difent ou fuppofent par-tout, que les particuliers ont la Propriété de leurs biens, & nous avons mille &

(a) Chap. 2.

(b) Liv. 2. ch.2. & 3.

(6) Chap. 3.

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mille exemples que, lorfque nos rois veulent acquérir quelque bien appartenant à leurs fujets, ils en ufent comme feroient les particuliers, ils en payent le prix, & c'eft fur quoi il a été fait un grand nombre de réglemens dans ce royaume; mais fi les fouverains les plus abfolus en Europe n'ont point le domaine privé, la feigneurie privée dont on parle ici, ils ont tous néceffairement un domaine éminent & fupérieur, & fur les biens & fur les perfonnes de leurs fujets. Traitons ce point relativement à ces deux objets.

Ce que j'appelle ici domaine éminent & fupérieur de l'Etat, Propriété fuprême, les uns l'appellent domaine de protection & de jurifdiction (a); les autres, domaine de puissance (b) quelques autres, puiffance & feigneurie publique (c).

Le but de toute fociété civile demande que les droits naturels ou acquis de chaque citoyen, foient foumis à la puiffance fouveraine. S'il eft un droit particulier qui donne à chaque citoyen le domaine de ce qu'il poffede, il en eft un autre fupérieur lequel eft la fource, la regle, & l'interprete infaillible de toutes les loix qui ont pour objet les Propriétés particulieres. Ce droit éminent & fupérieur, réfidant dans la communauté ou dans le prince qui la représente éminemment, abforbe le droit des particuliers, toutes les fois que cela eft néceffaire pour l'intérêt du tout dont ils font les membres. La raifon en eft que l'intérêt particulier doit toujours céder à l'intérêt général (d), felon l'intention expreffe ou préfumée des fondateurs de la fociété.

C'eft pour remplir cet objet, que le pouvoir royal est au-dessus du pouvoir paternel; qu'un citoyen doit obéir à fon fouverain, préférablement à fon pere, & que le fouverain laiffe plus ou moins d'autorité aux peres fur leurs enfans, fuivant qu'il le juge néceffaire au bien public. C'eft pour la même fin que le fouverain pour fe fervir des biens des fujets, les aliéner, les détruire, je ne dis pas feulement dans le cas d'une néceffité extrême (car ce cas donne quelque forte de droit aux particuliers même fur les biens d'autrui je dis dans tous les cas où l'intérêt public l'exige.

Lever des impôts qui engloutiffent une partie des revenus de chaque particulier; faire des réglemens qui prennent fur la libre difpofition de fes biens; porter des loix qui le gênent, c'eft de la part du fouverain exercer le droit qu'a l'Etat de difpofer de ce qui appartient à chaque fujet, & dont chaque fujet trouve l'équivalent dans la protection commune que reçoivent les citoyens. C'eft pour cela que le prince prend les terres de fes

(a) Ad Cafarem poteftas omnium pertinet, ad fingulos proprietas. Senec. de benef. 1. 1. (b) Cujus eft, quidquid eft omnium tantum ipfe quantum omnes habent. Panægyr. Plin. jun, (c) Loyfeau, Traité des feigneuries, ch. X. n. 26, 27, 28 & fuivans.

(d) Salus populi fuprema lex efto.

Tome XXVII.

M

fujets, pour y faire des fortifications ou d'autres ouvrages publics; qu'il s'en fert pour faire des digues, afin de préferver un pays des inondations, qu'il inonde des terres entieres pour fufpendre la marche de l'ennemi; qu'il ravage un pays pour empêcher l'ennemi de fubfifter; qu'il abat des maifons pour arrêter un incendie, &c. Le droit de borner non-feulement l'ufage des biens des fujets, mais de s'en faifir & de les tourner à l'utilité du public, eft fi effentiel à la fouveraineté, qu'elle confifte dans la fuprême puiffance de pourvoir à tout ce qu'elle juge néceffaire à l'utilité commune. (a).

Mais cette Propriété éminente de l'Etat n'a d'étendue qu'autant que lui en donne l'intérêt public. Ce n'eft pas pour en difpofer comme il lui plaît, que le fouverain eft maître abfolu du bien de fes fujets, c'eft pour en faire ce qui eft utile au bien du royaume (b); on lui en laiffe la dif pofition, mais il ne doit en ufer que pour la néceffité, pour l'utilité, ou pour la commodité publique. Dire que le prince eft maître abfolu de tous les biens de fes fujets, fans égards, fans compte ni difcuffion, c'est fuivant la remarque d'un auteur judicieux (c), l'opinion d'un favori qui se dédira à l'agonie.

Le prince, dans le cas que je dis, difpofe des biens des particuliers, comme s'ils appartenoient au public. Ce n'eft pas comme propriétaire qu'il en difpofe, car il ne l'eft pas, c'eft comme fouverain, obligé de pourvoir aux befoins de la fociété, à laquelle chacun de ceux qui la compofent a promis expreffément ou tacitement de faire un tel facrifice en faveur du bien public. Un citoyen eft légitimement forcé de céder fon champ & fa maifon paternelle à l'Etat, s'il s'agit de faire des canaux, de grands chemins, des fortifications. Le motif feul de la décoration publique fait même ceffer le droit particulier, bien entendu que le citoyen dont on a pris ainsi les biens, doit être dédommagé par l'Etat de la valeur des choles dont l'Etat a difpofé pour l'utilité commune.

La province de Zélande, avoit fait dans ces derniers temps, un ufage marqué de ce droit fupérieur & éminent qu'a tout fouverain fur le bien des fujets, Deux villes de cette province, Fleffingue & Terveer, avoient été inféodées par l'ancien fouverain du pays aux auteurs du prince de Naffau d'aujourd'hui. La province de Zélande les définféoda; parce qu'elle crut que l'autorité que l'inféodation donnoit au marquis de Fleffingue & de Terveer, pouvoit devenir dangereufe pour le fouverain entre les mains du Prince de Naffau, qui étoit alors ftadthouder de trois des fept Provinces-Unies, & dont l'autorité étoit fort bornée. Il ne fervit de rien à ce

(a) Cafar omnia imperio poffidet, finguli dominio. Senec. de benef. 1. 1.

(b) Ditionis non proprietatis; tuitionis non deftruationis; omnia regitis, fed fuum cuique Jervatis, dit Symmachus aux princes. X. Ep. 54.

(c) La Bruyere, Caracteres, ch. X. du fouverain & de la république,

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