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Si des ligamens fe déchirent, la douleur eft exceffive dans leur tiraillement, mais il eft un degré extrême de douleur qui excede les forces des parties & qui en étouffe la fenfibilité. En irritant légèrement avec la pointe d'un filet boutonné la furface de la dure-mere d'un animal vivant, on l'entend pouffer des cris de douleur, il entre même en convulfion, & ce même animal paroît tranquille & infenfible lorsqu'on porte fur le même organe un cauftique violent tel que l'eau-forte.

Quoique le corps ou, pour parler anatomiquement, le tronc ne fubiffe point de tiraillement direct, il en éprouve les effets par l'extenfion des membres. Lorfque les mains font liées derriere le dos & qu'on releve avec force les bras dans cette pofition, foit en foulevant le patient pour lui donner l'eftrapade, foit en tiraillant fimplement ces parties, alors l'humérus roule dans l'omoplate dans un fens oppofé au mouvement naturel, les mufcles & les ligamens font néceffairement diftendus, & comme la plupart des muscles de l'épaule s'attachent fur les côtes & dans toute l'étendue de la poitrine, il en résulte un effort fur toutes les parties qui la compofent, & fur tous les vifceres qu'elle contient. Le cœur & ks poumons font gênés, le diaphragme n'a point fon action libre, la refpiration & la circulation font donc intéreffées. La douleur rend les mouvemens du diaphragme convulfifs dans les premiers inftans, la refpiration eft fufpendue ou entrecoupée, en premier lieu par le feul mécanisme de la douleur, mais bientôt après par l'obftacle mécanique que la conftriction de la poitrine oppose à la dilatation des poumons.

Il fuffit de connoître le corps humain, même affez imparfaitement, pour fentir la néceffité de tous ces inconvéniens. Mais le détail de ces défordres ne parle point au cœur de ceux qui ne font point inftruits: il n'y a guere que les gens de l'art qui voyent avec douleur que cet état eft affreux pour tout être vivant; ils n'ofent fe perfuader que tant d'appareil foit employé pour arracher un aveu; ils favent que ce n'eft pas impunément qu'on porte la vie une atteinte auffi cruelle, qu'elle laifle des veftiges qui ne s'effa cent qu'à la mort; ils favent en outre que le moment de l'extrême douleur, eft de tous les momens le moins favorable pour raisonner: comment pourroient-ils ne pas s'élever contre cet abus! ô magiftrats, qui tenez en vos mains tout ce qui tient à notre exiftence? Après avoir confidéré l'homme moral, voyez auffi l'homme phyfique! Ne féparez point ce qui eft indivifible! Abforbé dans la douleur il eft alors privé des prérogatives d'être penfant; il n'articule que par inftin&, & n'est capable de se mouvoir que par une impulfion étrangere.

Si l'infenfibilité des malheureux qu'on applique à la Question, prive le juge des lumieres qu'il ofoit en attendre, il n'eft guere plus en droit de s'en promettre, lorfque dans d'autres circonftances la torture a fon plein effet. Les obfervations les plus communes prouvent qu'une vive irritation fur certaines parties aliene l'ame en excédant les forces; tout fe concen

tre

tre fur le fentiment douloureux qui menace l'existence & le malheureux qui fouffre, ne craint pas de chercher à en abréger le cours pourvu qu'il termine fa douleur. Si l'homme que le dégoût de la vie pourfuit, ofe louvent porter fur lui une main criminelle, que ne doit-on pas attendre de l'infortuné fur lequel d'infames exécuteurs exercent tous les rafinemens de la barbarie. Il doit fans doute s'accufer lui-même, il doit chercher à lire dans l'efprit de fon juge pour conformer fon aveu au genre de lumieres qu'on a intention d'obtenir. Le feul appareil fi formidable des inftrumens & du bourreau, la préfence d'un juge qui fe fait obéir d'un clin-d'œil, anéantiffent toute efpece de reffort de l'ame, même dans les fcélérats : qu'on parcoure l'histoire des faits, qu'on confulte les médecins fur les effets de la crainte & de la terreur, & l'on verra par-tout ces impreffions morales ébranler jufqu'au tiffù des organes & produire les effets les plus physiques & les plus rapides.

Il eft d'ailleurs des parties dont les léfions alterent les facultés de l'ame & rendent un homme fou, tel eft le centre phrénique, le bas de l'occiput, le fond des orbites, &c. &c. La douleur d'oreille eft infupportable, & des hommes pleins de raison, qui en font quelquefois attaqués, fe tueroient ou se précipiteroient eux-mêmes s'ils n'étoient retenus. Combien de malheureux font reftés fous après certaines tortures! Le peu de temps qu'ils ont vécu après ces vexations, n'a pas toujours permis de s'appercevoir des funeftes effets qu'elles ont produit. On a quelquefois attribué à la peur de la mort, ce qui n'étoit que l'effet du genre de fupplice qu'ils avoient fubi, & l'on aime mieux recourir à des caufes morales, dans des momens où tout n'eft qu'inftin&t, qu'à des causes physiques évidentes dont l'action peut fe fuivre à l'œil.

L'efprit de douceur qui quelquefois mitige la loi trop cruelle, mais qui par malheur ne l'abroge pas, a fait infenfiblement adopter en France l'uTage de n'appliquer à la Question que les criminels déjà condamnés à mort; c'est un pas vers la reforme que l'humanité réclame depuis tant de fiecles: mais qu'importe l'aveu d'un criminel lorfqu'il eft reconnu coupable & condamné? &, fi c'eft pour découvrir des complices qu'on le foumet à ce tourment de plus, comment veut-on que ce moyen reconnu incertain & fouvent nul, ferve à faire connoître des complices? Certainement, dit le marquis de Beccaria, celui qui s'accufe lui-même, accufera les autres encore plus facilement. D'ailleurs eft-il jufte de tourmenter un homme pour le crime d'un autre? La fociété a droit d'immoler des victimes à fa confervation, & tout coupable convaincu, doit fubir la peine que la loi impofe à fon délit; mais cette peine n'eft point arbitraire; la loi fixe le fort du malheureux qu'elle condamne, & doit encore le protéger parce qu'il eft homme. S'il exifte une loi qui aggrave les peines fans avantage pour la fociété, cette loi eft un monftre qu'il faut détefter.

Tome XXVII.

Nan

R. RA

RAGUSE, Ville & République dans la Dalmatie.

L'ANCI 'ANCIENNE Ragufe fut bâtie long-temps avant la naiffance de JefusChrift. Elle fut enfuite une colonie Romaine, & au troifieme fiecle les Scythes l'ont détruite. Delà vient que c'eft aujourd'hui un petit endroit. Anciennement elle s'appelloit Raufis ou Rofa: aujourd'hui les Turcs la nomment Paprovika, & les Efclavons Dobronich. Son enceinte n'eft pas grande, mais elle est bien bâtie. C'eft le fiege de la république, & d'un archevêque qui a fous lui les évêques de Stagno, Trébigne, Narente, Brazza, Rhizana & Curzola. Son commerce eft confidérable. Elle eft bâtie alentour d'un golfe, & le fort S. Laurent la défend auffi-bien que le port. Elle feroit imprenable fi le rocher Chimora, fitué dans la mer, & qui appartient aux Vénitiens, étoit fortifié. L'air y eft fain, mais le fol ftérile: c'eft pourquoi les habitans tirent la plus grande partie des néceffités de la vie des provinces Turques adjacentes. Les ifles aux environs font toutes fertiles, gayes, bien peuplées, ornées de belles villes, de fuperbes palais, & de magnifiques jardins. Ragufe eft fort fujette aux tremblemens de terre qui lui ont caufé plufieurs fois des pertes incroyables, entr'autres ceux de 1634 & 1667. Ce dernier tremblement fit périr 6000 perfonnes, & un grand incendie s'y étant joint, la ville fut tellement ruinée, qu'elle ne put se rétablir de plus de vingt ans.

Tout le monde fait que Ragufe eft une très-petite république, fituée fur les côtes de la mer Adriatique. Elle fait partie de la Dalmatie. Son gouvernement eft formé fur le modele de celui de Venife. Ainfi il eft entre les mains de la nobleffe, qui cependant eft fort diminuée. Le chef de la république s'appelle redeur, & il change tous les mois, foit par la voie du fcrutin, ou de maniere différente par le fort. Durant fon administration il demeure au palais, & porte la robe ducale, c'est-à-dire, un long habit de foie à larges manches. Ses appointemens font de cinq ducats par mois; mais s'il eft un des pregadi, qui jugent des affaires en appel, il reçoit un ducat par jour. Après lui vient le confeil des dix, il configlio de i dieci. Dans le grand confeil, configlio grande, entrent tous les gentilshommes qui ont au-delà de vingt ans, & qui choififfent les foixante qui compofent le confeil des pregadi. Ces pregadi ont le département des affaires de guerre & de paix; ils difpofent de toutes les charges, reçoivent & envoyent des ambaffadeurs. Leur emploi dure une année. Le petit confeil, il configlietto, qui eft compofé de trente gentilshommes, a foin de la police, du commerce; il adminiftre les revenus publics, & juge dans les

affaires d'appel qui font de moindre importance. Cinq provifeurs confirment, à la pluralité des voix, tout ce que ceux qui gouvernent ont fait. Dans les affaires civiles, & fur-tout dans celles qui regardent les dettes, fix fénateurs ou confuls font la premiere inftance; on en appelle au college des trente, & de celui-ci encore dans quelques cas au confeil. Il y a un juge particulier pour les affaires criminelles. Trois perfonnes préfident au commerce de la laine. Cinq confeillers de fanté ont pour objet de préserver la ville des maladies contagieufes. Il y a quatre perfonnes établies pour les péages, fur la douane & la monnoie, &c. On dit que la république a eu autrefois environ une tonne d'or de revenus. Comme elle n'eft pas affez puiffante pour fe défendre d'elle-même, elle s'eft mife fous la protection de plufieurs puiffances, & principalement fous celle de l'empereur Turc. Le tribut qu'elle lui paie, y compris les frais de l'ambaffade députée tous les trois ans, monte annuellement à 20,000 fequins. Réciproquement la république eft fort utile aux Turcs, qui, par fon moyen, reçoivent toutes fortes de marchandises néceffaires, fur-tout des armes & des munitions de guerre. Elle pouffe exceffivement loin les précautions qu'elle prend pour fa liberté delà vient, par exemple, que les portes de Ragufe ne font ouvertes que quelques heures par jour. Elle profeffe entiérement la religion catholique romaine, permettant néanmoins des exercices publics de piété aux Arméniens & aux Mahométans. La langue vulgaire des Ragufains eft l'esclavonne, mais ils parlent auffi prefque tous l'italien. Les habitans de l'état bourgeois font prefque tous le négoce, & leurs manufactures font belles. Il n'y a que le recteur, les nobles & les docteurs qui puiffent porter les étoffes de foie.

LA

RAISON D'ÉTAT·

A Raifon d'Etat eft un certain égard politique que l'on doit avoir dans toutes les affaires publiques, & qui doit tendre uniquement à la confervation, à l'augmentation, à la félicité de l'Etat, à quoi on doit employer les moyens les plus faciles & les plus prompts.

Élle eft fondée fur l'intérêt public, qui contraint quelquefois de donner atteinte aux loix & de faire fléchir les regles, parce qu'à certains égards, les hommes font infenfés, méchans & pareffeux, & que de la même maniere que la néceffité les rend induftrieux, la police de l'Etat doit les faire agir comme s'ils étoient fages & gens de bien. La politique ne change pas les cœurs, mais elle met à profit les paffions.

La Raifon d'Etat doit être employée non comme la regle de Poly&tete, qui demeure toujours droite & inflexible; mais comme la regle Lesbienne qui plie facilement & qui s'accommode à toutes fortes d'ouvrages. La

premiere de ces regles ne fauroit être de quelque ufage que dans une forme parfaite de gouvernement, & il n'y en a point fur la terre. La police des hommes, imparfaite comme elle eft, ne peut fe paffer de la feconde. Les fouverains ont devant Dieu, comme devant les hommes, des regles de conduite qui ne font pas les mêmes que celles des particuliers ; elles font d'un ordre plus élevé. La Raifon d'Etat commande impérieufement aux fouverains eux-mêmes; & comme elle eft d'un ordre fupérieur à toutes les raisons particulieres, & qu'elle fe rapporte au bien public, ils doivent fuivre la loi qu'elle leur impofe. Son but & fon unique fin doivent être le bien public, ou le falut de la république.

La Raifon d'Etat ne doit tendre, comme la politique dont elle fait partie, qu'à établir, à conferver, ou à augmenter l'Etat; elle n'eft, à proprement parler, qu'un moyen de procurer l'avantage du peuple, ou de détourner les malheurs dont il eft menacé.

Comme les législateurs ne doivent confidérer que l'avantage que le plus grand nombre des citoyens peut tirer de leurs loix, & qu'ils ne doivent avoir aucun égard au dommage qu'en peuvent recevoir quelques particuliers, la Raifon d'Etat ne fauroit être accommodée au droit commun. Elle engage dans bien des démarches qui ne paroîtroient pas fort juftes, à les examiner fur les regles ordinaires, mais qui le font en effet & qui le paroiffent auffi, lorfqu'on les rapproche de leur objet. Le prince eft la loi vivante de fon Etat, il eft la perfonne publique qui repréfente toute la majesté de l'Empire, & il lui eft permis de fe détourner quelquefois de la raifon particuliere, pour conferver la générale dans laquelle résident la grandeur, la force, la fortune publique. Plus les particuliers font attachés

leurs intérêts perfonnels, plus les princes doivent l'être à ceux du public. Plus les particuliers ont d'ardeur pour tout ce qui leur eft avantageux, plus les princes doivent en avoir pour le falut de l'Etat. Plus les particuliers forment des raisonnemens en leur faveur fur l'équité naturelle & fur le droit civil, plus les princes doivent confulter les principes du gouver

nement.

La Raifon d'Etat qui a fon but, a auffi fes bornes; elle doit tendre à l'un fans jamais paffer à l'autre. Comme on ne doit jamais appeller raison ce qui eft tout-à-fait opposé à la raison, & qui loin d'en fuivre les regles, s'en éloigne abfolument; on ne doit pas non plus appeller Raifon d'Etat, ce qui loin de conferver l'Etat, le trouble, l'ébranle, le ruine. Les princes peuvent légitimement fuivre la foi que leur impofe la Raifon d'Etat, pourvu que ce foit, 1°. pour la néceffité ou au moins pour l'utilité publi que, & pour une utilité évidente & confidérable : 2°. pour conferver ce qu'ils poffedent juftement & non pour s'agrandir; pour fe mettre à cou vert de quelqu'infulte & non pour en faire : 3°. qu'ils ne donnent à la Raifon d'Etat que la jufte étendue que peut avoir la politique.

C'eft dans la morale, expliquée comme nous l'avons fait ailleurs, qu'il

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