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à ceux qui faifoient travailler; en forte que l'attrait du gain engagea les plus pauvres à offrir leurs travaux & leurs fervices aux plus ailés, chez lefquels ils fe fixerent, à condition que la nourriture & les chofes néceffaires à la vie leur feroient fournies, en retour de leurs foins & de leurs travaux. D'après cette obfervation, il paroît que dans fon origine, la fervitude n'a été établie que du confentement des maîtres & des ferviteurs, & par un contrat.volontaire de part & d'autre.

Ce fondement de la fervitude fait aifément connoître le but de cette fociété, ainsi que l'étendue du pouvoir des maîtres qui, à la vérité, ont droit d'exiger, en vertu de la convention qui établit leur autorité, toute forte de travail & de fervice de la part de leurs ferviteurs; mais qui font auffi dans l'obligation de ne point excéder leurs forces, & vouloir d'eux au-delà de leur capacité.

La puiffance du maître peut aller jufqu'à corriger fon ferviteur de fa négligence; mais la févérité de la correction ne fauroit, en aucun cas, aller jufques à le faire mourir ; & le châtiment le plus rigoureux ne peut être jamais que de le chaffer de la maifon & de l'abandonner, mais non de le vendre ou de le donner à un autre maître, à moins que le ferviteur n'y confente car, en vertu du contrat primitif, les ferviteurs ne font que des valets, ou des mercenaires, & point du tout des efclaves. Dans le cas même où l'un d'eux a commis un crime atroce envers un étranger, fon maître n'a nul droit de le punir de mort; & tout ce qu'il peut faire eft de le chaffer de fa maifon. Mais fi c'eft contre le maitre même ou contre fa famille que le crime a été commis: alors fans contredit, le maître peut légitimement, par le droit de guerre, faire mourir fon ferviteur; de même que, par la loi naturelle, on peut repouffer & tuer un agreffeur injufte.

11 eft une autre claffe de ferviteurs; & l'établiffement de celle-ci eft encore plus éloigné de l'égalité naturelle; c'eft celle des efclaves. Par le droit de la guerre, lequel pendant l'hoftilité, n'eft autre que le droit du plus fort, il eft permis & très-utile de tuer autant d'ennemis, qu'il eft poflible: jadis ce droit cruel s'étendoit jufqu'à la vengeance, & tous les prifonniers que le vainqueur avoit faits dans le combat, étoient inhumainement maffacrés, après la victoire. Cependant, on avoit trouvé tant de commodité & tant d'utilité à faire faire par autrui ce qu'on ne vouloit point, ou qu'on ne favoit pas faire par foi-même, que pour fe procurer au moins de frais poffibles, autant de travailleurs, qu'on pourroit en avoir, on introduifit la coutume d'accorder aux prifonniers de guerre la vie, & la liberté corporelle, à condition qu'ils ferviroient pendant le refte de leur vie ceux entre les mains de qui ils étoient tombés. Le fouvenir de l'injure qu'on avoit reçue de ces ennemis ainfi réduits en fervitude, aigriffoit trop le reffentiment des maîtres pour qu'ils puffent traiter avec quelque douceur de femblables ferviteurs; auffi, les traitoient-ils fort durement; & comme on paffe aifément de la rigueur à l'injuftice, & de l'injuftice à la cruauté, les maîtres en

vinrent au point de croire pouvoir impunément tuer ces efclaves, de la vie defquels ils avoient pu difpofer pendant la guerre & qu'ils avoient eu l'indulgence d'épargner jufqu'alors. Cet ufage inhumain une fois introduit, ne tarda point à produire de nouvelles injuftices, & ce même droit de vie & de mort, on l'étendit d'abord fur les enfans nés de ces efclaves, & enfuite fur les hommes qu'on privoit de la liberté, ou que l'on achetoit de ceux qui les en avoient dépouillés, ou enfin, que l'on acquéroit par quelque moyen que ce fut.

Toutefois, quelqu'autorisée qu'ait été la puiffance abufive des maîtres fur les esclaves, elle n'anéantit pas plus les droits de ceux-ci, qu'elle ne légitime l'injufte cruauté des maîtres; & il refte toujours que la fervitude vient originairement du confentement volontaire, & non pas du droit de la guerre; quoique la guerre ait été l'occafion de la fervitude. C'eft une espece de contrat qui produit une obligation réciproque; or, toute obligation de ce genre, vient d'une convention, & dans toute convention, il eft de principe que chacun des contractans, doit fe fier à l'autre. Quand le vainqueur en accordant la vie à fon prifonnier, lui laiffe encore fa liberté corporelle, le prifonnier, s'engage à être fon efclave & à le fervir en reconnoiffance de la vie & de la liberté corporelle qui lui font affurées. Car, fi le vainqueur, en faififfant le prifonnier, le faifoit enchaîner, & fans lui accorder expreffément la vie, ne faifoit que différer la fentence qu'il jugeroit à propos de prononcer fur fon fort, alors il n'y auroit eu entr'eux aucune convention, l'état de guerre fubfifteroit, & le prifonnier, s'il en avoit le pouvoir, feroit autant en droit d'ôter la vie à fon vainqueur, que celui-ci d'égorger fon prifonnier. Il y a donc cette différence entre les efclaves qui font tenus d'obéir à leur maître en vertu de l'obligation où ils font envers lui, & ceux qui ne font tenus que par la force de quelque lien corporel, que les premiers font entrés avec leur maître dans un engagement moral qu'ils ne peuvent enfreindre fans crime; au lieu que les derniers ne font que céder à la force, & que s'ils s'enfuient, ou même s'ils tuent leur maître, cette action n'a rien de contraire aux loix de la nature, puifqu'elle n'eft pas plus condamnable que celle d'un ennemi qui, en temps de guerre, tue fon ennemi. Mais hors ce dernier cas, c'est-à-dire, hors l'état de guerre, & la foumiffion tacite de l'efclave fuppofée une fois, il n'eft pas doureux que l'empire le plus fouverain du maître fur fes efclaves ne lui donne pas, directement & par lui-même, le droit de leur ôter la vie, à moins qu'ils ne l'aient mérité par quelque crime, en attentant à celle de leur maitre, à fon honneur, ou à fes biens, à la vie, à l'honneur, ou aux biens de fa famille.

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On dit en regle de droit, que les efclaves font partie des biens de leur maître mais cette maxime doit être reftreinte à fes juftes bornes. Lorfque l'autorité du maître a été établie par le confentement volontaire de l'efclave, celui-ci ne peut être aliéné malgré lui, étant cenfé avoir eu une raison par

ticuliere pour vouloir dépendre de tel maître, plutôt que de tout autre; au lieu que ceux qui font devenus maîtres d'un efclave par la force ou par la loi de la guerre, ont le droit d'aliéner le pouvoir qu'ils ont fur leurs efclaves, comme ils le jugent à propos; & c'eft en ce fens qu'on peut dire que les efclaves font partie du bien de leurs maîtres.

Si le maître a la propriété de fon esclave, tout ce que celui-ci poffédoit avant fon esclavage, eft-il acquis au premier? Il faut diftinguer la caufe de l'esclavage; s'il vient du droit de guerre, fans contredit, tous les biens qui tombent entre les mains du vainqueur, lui appartiennent. Mais fi un homme fe vend à un autre pour toujours, il peut lui donner en même-temps puiffance fur fa perfonne & fur le peu de bien qu'il avoit avant cet engagement, ou fe réserver, à titre de pécule, & les biens qu'il poffédoit, & le prix qu'il retire de fa liberté, dont il peut difpofer, ainfi qu'il le juge à propos. Quant à ce qu'il gagne pendant la fervitude, tout appartient à fon maître, à l'égard de l'administration que celui-ci veut bien lui donner foit d'une ferme, foit d'un troupeau, &c. l'efclave peut garder les profits qu'il y fait, garder ce qu'on lui a donné, & le défendre contre tout autre que fon maître qui tenteroit de l'en dépofféder.

Comme l'autorité des peres de famille a été limitée par le droit pofitif, de même le pouvoir des maîtres fur les efclaves, a été diverfement réglé par les loix civiles des différens Etats. Dans les pays où la loi n'a rien statué fur cet objet, les maîtres n'en font pas pour cela plus autorifés à s'arroger une puiffance illimitée; & leur autorité doit fe modeler fur celle que les peres de famille exercent légitimement dans l'état de la liberté naturelle. C'est dans l'inhumanité, & non pas dans le droit naturel qu'ont été puifées ces loix & ces coutumes, qui, dans quelques Etats, autorifent la cruauté des maîtres, & dégradent la fervitude au-deffous de la condition des animaux.

A l'égard des enfans nés des efclaves, ils fuivent la condition de la mere; foit par la difficulté de connoître le pere, dans les mariages des efclaves la femme n'étant point affez fous la garde du mari, pour que l'on puiffe préfumer fuffisamment qu'il eft le pere de l'enfant qui naît; foit en dédommagement de la ceffation du travail de la mere, qui, par les infirmités de fa groffeffe, a été plus à charge qu'utile à fon maître. Les loix Romaines étoient à ce fujet fi favorables aux enfans, qu'elles ordonnoient, que fi la mere, libre lors de la conception, étoit devenue efclave pendant sa groffeffe, l'enfant refteroit libre; qu'il en feroit de même dans le cas où la mere, esclave, lors de la conception, n'avoit été libre que lors de l'enfantement enfin, elles vouloient que dans le cas où la mere, : efclave lors de la conception, affranchie pendant fa groffeffe, feroit redevenue efclave avant l'enfantement, l'enfant fût libre auffi; tant les Romains étoient perfuadés que les loix de l'humanité favorifent la liberté.

Toutefois, quelque précieufe que foit la liberté, il ne faut pas confon

dre les abus de: l'autorité, avec les incommodités de la fervitude; car, bien confidéré, l'esclavage n'eft pas, il s'en faut de beaucoup, une condition aufli affreufe qu'on fe l'imagine communément. En effet, à s'en tenir aux bornes prefcrites par le droit de la nature; bornes qui ne comportent point la cruauté de quelques maîtres; la fervitude perfonnelle n'eft autre chose qu'une obligation contractée en vertu d'une convention, de fervir un maître, à condition que celui-ci fournira la nourriture & les autres chofes néceffaires à la vie. Or, fi d'un côté, il paroît gênant d'être obligé à une fujétion perpétuelle, de l'autre, il eft fort doux d'être affuré que l'on aura toujours de quoi vivre, & qu'on ne manquera de rien d'utile à la vie : & c'eft cette efpérance fi confolante qui fait le tourment d'une multitude de gens de journée, qui ne peuvent fubfifter, soit qu'ils ne trouvent pas toujours à être employés, foit par l'effet de leur pareffe. Quelques obfervateurs ont remarqué que depuis l'abolition de la fervitude perfonnelle ou des efclaves à perpétuité en Europe, les Etats de la chrétienté étoient presque tous furchargés d'une multitude de voleurs, de gens inutiles, & de robuftes mendians, qui s'y perpétuent, & qui n'exiftoient pas dans le temps où la fervitude perfonnelle étoit autorisée.

Comme l'esclavage fe forme de diverfes manieres; on eft auffi délivré de différentes manieres de la fervitude. 1°. Par l'affranchiffement, en vertu duquel le maître rend à son esclave, le droit que celui-ci lui avoit donné fur lui; 2°. quand le maître chaffe fon esclave; ce qui dans une fociété civile, tient lieu de banniffement, & eft une peine & non une récompenfe; attendu que les domeftiques même, qui ne font pas efclaves, fentent bien le défavantage qu'il y a à être chaffés de chez un maître, dans la maifon duquel ils étoient nourris & bien entretenus. 30. Lorsqu'un efclave est fait prifonnier, parce que fa nouvelle fervitude le dégage de l'ancienne foit qu'il ait été pris feul, ou avec fon maître, qui dès-lors n'a plus d'autorité fur lui mais fi le maître feul eft pris, la fervitude de l'efclave reste. fufpendue jufqu'à ce que le maître recouvre fa liberté. 4°. Lorfque le maître n'a point de fucceffeur, foit qu'il meure, foit qu'il ne forte point de captivité; car alors n'ayant transféré à perfonne le droit qu'il avoit fur fon efclave, celui-ci eft cenfé n'avoir plus d'obligation à remplir, dès là qu'on ne connoît perfonne envers qui il doive être tenu. Chez les Romains, des efclaves dont le maître mouroit fans fucceffeurs, étoient, à la vérité, fans maître; mais ils n'étoient point libres, & étoient toujours réputés de condition fervile. Toutefois, ils n'étoient point dans la fervitude, & il n'étoit permis à perfonne d'en faire fes efclaves; car quoique les biens délaiffés par un homme qui meurt fans héritiers, appartiennent au premier Occupant; cette maniere d'acquérir n'eft relative qu'aux chofes inanimées, qui, deftituées de raifon, n'ont par elles-mêmes, aucun droit qui empêche que le premier qui s'en faifit, ne fe les approprie, lorfqu'elles ne font au pouvoir de perfonne : mais on ne peut avoir aucune forte de droit fur

un homme à moins que de fon propre confentement, ou par l'acte d'un autre qui pouvoit en difpofer: ainfi, lorfque le droit que le maître avoit fur l'efclave vient à s'éteindre, cet efclave rentre auffitôt dans la liberté naturelle, qu'on ne peut plus lui faire perdre malgré lui. 5o. Si fans avoir commis aucun crime, fans s'être rendu coupable d'aucune faute, & fans que l'on entende le punir, un efclave eft mis en prifon, cet acte d'injuftice rompt les fers de fa fervitude, & le maître eft présumé avoir voulu par-là le dégager de fon obligation; il ne reste plus entr'eux de convention; car il ne fauroit y en avoir entre deux contractans quand l'un d'eux fe fie fi peu à l'autre, qu'il emploie la force, la violence & la prifon pour lui faire tenir fes engagemens'; auffi ce dernier ne peut-il plus violer une foi fur laquelle l'autre ne compte plus, & il lui eft, en ce cas, très-permis de s'enfuir. C'étoit fans doute d'après ce principe, qu'une acte de violence fait fans forme de punition, fur un efclave qui ne l'avoit point mérité, le dégageoit, que la forme des affranchiflemens chez les Romains, étoit de frapper à la joue l'esclave qu'on affranchiffoit.

LIVRE VI I.

De l'origine & de la conftitution des fociétés civiles; des droits & des engagemens du fouverain ; des différentes manieres d'acquérir la fouveraineté.

S. I.

Des motifs qui ont porté les hommes à former des fociétés civiles. APRÈS avoir parlé des fociétés primitives, confiftant, ainsi qu'on l'a obfervé, dans l'autorité du chef de famille & la dépendance des membres qui lui font fubordonnés, l'ordre des chofes & des matieres conduit naturellement au corps politique, ou à l'Etat; qui, de toutes les inftitutions, étant celle qui favorife le plus la propagation de l'efpece humaine, eft auffi par cela même, la plus parfaite de toutes les fociétés.

Quels motifs affez puiffans ont pu porter les familles féparées, libres & indépendantes les unes des autres, à fe réunir fous un même gouvernement & à former un corps d'Etat? Telle eft, ont dit quelques favans, la nature de l'homme, qu'il ne peut vivre feul, & que la fociété de fes femblables a pour lui tant d'attraits, qu'il ne fauroit, fans fe rendre très-malheureux, lui préférer les ennuis de la folitude. Et en effet, ajoute-t-on, n'eft-ce point parce qu'il eft effentiellement deftiné à vivre en fociété, que, feul de tous les animaux, il a la faculté de parler? Or, à quoi ferviroit aux hommes le don de la parole, s'ils vivoient isolés? Qui ne fent d'ailleurs, qui n'éprouve par foi-même, combien eft agréable & douce la liaifon que plufieurs êtres raisonnables contractent ensemble, & combien font

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