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De la combinaison des articles 16 et 20 du Code d'instruction criminelle, il résulte que les gardes particuliers, lorsqu'ils agissent dans l'exercice et dans les limites de leurs fonctions, ont, comme les gardes champêtres et comme les gardes forestiers, la qualité d'officiers de police judiciaire; dans quelques monuments législatifs, ils sont d'ailleurs dénommés gardes champêtres particuliers.

A ce titre, ils jouissent de prérogatives importantes, celle entre autres de requérir la force publique, celle de dresser, dans l'étendue du territoire confié à leur surveillance, des procès-verbaux qui constatent légalement les délits et les contraventions, et qui font foi jusqu'à preuve contraire, celle enfin d'arrêter tout individu surpris en flagrant délit ou dénoncé par la clameur publique.

Pour être aptes à remplir ces fonctions, ils doivent prêter serment devant un tribunal.

A ce sujet, des conflits se sont élevés entre l'autorité administrative et l'autorité judiciaire.

Comme nous l'avons vu, le garde est astreint à une double formalité ; il doit d'abord, non pas se faire nommer, le mot serait inexact, c'est le propriétaire qui le nomme, mais se faire agréer par le préfet ou le sous-préfet, suivant les arrondissements, et il ne doit l'être que s'il réunit les conditions de probité, de zèle et de patriotisme exigées par l'article 2 du décret du 26 messidor an III; il doit ensuite prêter serment.

Certains tribunaux avaient pensé qu'ils avaient le droit de reviser les appréciations de l'autorité administrative; qu'ils n'étaient pas de simples bureaux d'enregistrement, et que, malgré l'agrément donné, ils pouvaient refuser d'admettre le garde à la prestation de serment, s'il ne leur paraissait pas réunir les conditions nécessaires et désirables.

Ces prétentions, manifestées à diverses reprises, ont été constamment condamnées par la Cour de cassation (arrêts de la Chambre des requêtes des 27 novembre 1865, 13 juillet 1885, D. P. 85.1.277, et 23 décembre 1890, D. P. 91.1.169).

<< Attendu, porte l'arrêt du 27 novembre 1865, que l'intervention de l'administration dans la nomination des gardes particuliers s'explique par le double caractère de ces gardes, qui sont en même temps les mandataires des propriétaires et des agents de police judiciaire; mais qu'une fois l'agrément du sous-préfet obtenu, la nomination est aussi complète que si le garde avait été nommé par le chef du Gouvernement lui-même ; qu'il suit de là que le serment à prêter par le garde devant le tribunal civil n'est ni le complément, ni la confirmation de la nomination, mais une solennité par laquelle, préalablement

à l'exercice de ses fonctions, le garde, comme les autres agents de police judiciaire, promet avec serment d'être soumis à la Constitution, fidèle à l'empereur, et de remplir ses fonctions avec honneur et probité; qu'aucune loi n'a confié au tribunal chargé de recevoir le serment, le droit d'apprécier la convenance ou l'opportunité de la nomination consommée par l'agré ment de l'autorité administrative, et que, du moment où cette nomination a eu lieu conformément à la loi, le tribunal ne peut refuser de recevoir le serment. >>

Cette indépendance et cette prééminence de l'autorité administrative vis-à-vis de l'autorité judiciaire ont été affirmées plus énergiquement, s'il est possible, par l'arrêt du 13 juilet 1886:

<< Attendu, y est-il dit, qu'en l'absence de toute cause d'incapacité légale, le principe de la séparation des pouvoirs s'oppose à ce que l'autorité judiciaire s'immisce dans l'examen de nomination régulièrement de l'autorité émanée administrative compétente ».

Voilà le garde commissionné par son propriétaire; il est agréé par l'autorité administrative: l'autorité judiciaire a reçu son serment.

Il est apte à remplir ses fonctions; il a la qualité d'officier de police judiciaire; il inspire confiance ; il a dans sa poche un brevet de véracité et d'impartialité.

Cependant il peut ne pas être digne de cette confiance. Les actes qu'il est appelé à accomplir peuvent être inspirés par l'intérêt ou par la colère, par la haine ou par la passion. Il peut être infidèle ou traître à son serment.

Il faut, ce semble, qu'il soit responsable. Devant qui le serat-il? Qui pourra lui demander des comptes ?

A cet égard, il est bon de rappeler ce que le procureur général Dupin disait des gardes particuliers dans son réquisitoire du 26 juillet 1836 (Dalloz, Rép., v° Serment, n° 89):

« Les gardes particuliers, comme celui des communes et de l'Etat, sont officiers de police judiciaire. Comme eux, aux termes des articles 16 et 20 du Code d'instruction criminelle combinés, ils sont investis, en cette qualité, du droit de rechercher et de constater les délits et les contraventions commis sur les propriétés confiées à leur surveillance, d'arrêter tout individu surpris ou dénoncé par la clameur publique, de dresser des procès-verbaux qui font foi jusqu'à preuve contraire, et de les remettre, selon le cas, soit au ministère public près les tribunaux de simple police, soit au procureur du roi.

<< Si c'est un simple particulier qui les choisit et leur donne mandat pour tout ce qui concerne la surveillance de ses pro

priétés dans son intérêt privé, c'est la puissance publique seule qui les investit de tous les pouvoirs tenant à l'ordre public, qui les admet comme officiers de police judiciaire, et qui leur en donne le caractère par la solennité de la réception et du serment. »...

Au point de vue judiciaire, les inconvénients de cette situation ont été signalés depuis longtemps : « Le vice principal de notre organisation judiciaire, dit Faustin-Hélie dans son Traité de l'instruction criminelle, t. IV, p. 76, c'est que la plupart de ces agents, quelque capables et zélés qu'ils soient, sont indépendants et placés en dehors de l'autorité judiciaire. Ainsi, non seulement les gardes forestiers et champêtres, mais les maires et adjoints, les commissaires de police, les officiers de gendarmerie, sont des agents de l'ordre administratif,dont les supérieurs hiérarchiques appartiennent aux diverses branches de l'administration. Il en résulte que leur service judiciaire, s'il aboutit à un centre commun, ne trouve dans ce centre aucune autorité qui soit fortifiée d'une sanction sérieuse; ils n'ont à craindre aucune mesure qui puisse inquiéter leur position administrative; ils ne sont retenus par aucun lien. De là de déplorables conflits et des difficultés sans cesse renaissantes. » Comme nous l'avons dit, les gardes étant des agents administratifs, ne peuvent pas être révoqués par l'autorité judiciaire.

Quant à l'autorité administrative, puisqu'ils émanent d'elle, ils devraient être sous sa dépendance.

C'est effectivement ce qui a lieu pour les gardes champêtres..

Pour ces gardes, la question est ainsi réglée : la loi s'est expliquée. Mais il n'en esl pas de même pour les gardes particuliers; à leur égard, la loi est muette.

Dans cette situation, l'administration, s'inspirant des prin cipes généraux, avait pensé que les gardes particuliers tenant leurs pouvoirs de l'agrément de l'autorité administrative, ils devaient, après cet agrément obtenu, demeurer sous la dépendance de cette autorité, et que celle-ci devait pouvoir retirer cet agrément, qui pouvait avoir été donné par ignorance ou par erreur, ou dont le bénéficiaire pouvait être devenu indigne. Cette opinion a été soutenue constamment par le Ministre de l'Intérieur, qui s'exprimait ainsi, le 2 février 1879, dans un avis transmis à la section du contentieux du Conseil d'Etat à l'occasion d'un recours pour excès de pouvoirs dirigé contre un arrêté du sous-préfet de Saint-Jean-d'Angély.

« Les gardes particuliers, aussitôt qu'ils sont agréés par l'administration, deviennent agents de la force publique, officiers de la police judiciaire; on ne saurait, dès lors, admettre qu'ils puissent conserver ce caractère public malgré le pouvoir exécutif, qui est seul en droit de l'attribuer.... >>

Cette argumentation, à laquelle on ne saurait refuser le mérite de la logique, ne fut cependant pas accueillie par le Conseil d'Etat qui, par un arrêt du 13 juin 1879, rendu contrairement aux conclusions de M. Flourens, alors commissaire du Gouvernement, prononça l'annulation de l'arrêt attaqué, par le motif que, « s'il appartient à l'administration, à moins d'exceptions formellement prévues par la loi, de retirer aux agents ou employės nommés par elle le mandat qu'elle leur a confié, elle ne saurait user de cette faculté lorsqu'elle ne lui est résérvée par aucune disposition législative, à l'égard des agents qui ne sont pas nommés par elle et qui doivent seulement obtenir son agrément »>.

Cette jurisprudence a été confirmée par deux arrêts rendus le 23 janvier 1880 et par un troisième arrêt rendu le 12 mai 1882; on doit la considérer comme définitive.

Mais ce qui ne saurait être définitif, c'est la situation créée par cette jurisprudence.

Nous ignorons ce qu'est devenu le garde G... après le succès obtenu par lui devant le Conseil d'Etat; mais ce que nous savons, c'est que, si cela a convenu à son maître, il a pu continuer impunément le cours de son ivrognerie et de son insolence.

Cet état de choses est intolérable.

C'est dans le but d'y mettre un terme, qui dans certains cas constituerait un véritable scandale, que le Sénat a été saisi, le 20 février 1891, d'une proposition de loi.

« Les arrêtés administratifs agréant les gardes particuliers peuvent être rapportés.... >>

C'est avec intention que l'auteur de la proposition n'a pas prononcé le mot de révocation. En effet, le mot n'eût pas été à sa place.

Ce n'est pas le représentant de l'autorité administrative, c'est le maître qui nomme le garde. Seulement, comme il n'a ni compétence, ni qualité pour transformer dans une mesure quelconque ce serviteur en agent de la force publique, il faut qu'un représentant de cette puissance intervienne pour opérer cette transformation. Une fois cette transformation opérée par l'agrément, le garde en tant qu'homme privé, demeure toujours l'homme de son maître et les liens de domesticité ne peuvent être brisés que par la volonté de ce maître.

Mais si l'homme privé ne peut être révoqué contrairement à cette volonté, il n'est pas possible que, devant l'homme public, l'autorité publique demeure impuissante et désarmée.

Si le représentant de cette autorité n'a pas nommé le garde, il l'a agréé; comment ne pourrait-il pas retirer cet agrément ? Prise en considération par la commission d'initiative, cette proposition a été discutée devant le Sénat dans la séance du 30 avril dernier.

Malgré les efforts de notre honorable collègue, M. Halgan, le Sénat, après avoir entendu un remarquable discours du rapporteur M. Thézard, a, à une très grande majorité, adopté les conclusions de son rapport. Tous les membres de la commission, à qui la proposition a été renvoyée, s'y sont montrés favorables. Sur le principe, l'accord a été unanime.

La presque unanimité a reconnu également que, du moment où l'agrément donné au garde particulier émane de l'autorité administrative, c'est à cette autorité, en vertu de la séparation des pouvoirs, que doit être attribué le droit de retirer cet agrément.

Un des membres de la commission, sans déposer d'ailleurs d'amendement écrit, a manifesté verbalement l'opinion que ce retrait devait être opéré d'accord par l'autorité administrative et par l'autorité judiciaire; pour être logique, il aurait voulu que l'agrément fùt également accordé d'accord par les deux autoritės. La majorité n'a pas accepté cette innovation, qui pourrait, suivant elle, donner lieu à des difficultés et des conflits. Elle a pensé que, dans l'avenir comme dans le passé, le premier et le dernier mot devaient appartenir à l'autorité administrative. Cela existe pour les gardes champêtres, cela doit exister pour les gardes particuliers avec d'autant plus de raison que, si le garde champêtre est l'homme de tous, le garde particulier est l'homme d'un seul; que ce garde est naturellement enclin à épouser les ardeurs et les passions, les rancunes et les colères de son maître ; qu'il est l'exécuteur, souvent aveugle, toujours forcé, de ses volontés et de ses caprices; et qu'il est plus d'une fois stimulé dans l'accomplissement de ses fonctions par l'appât intéressé de récompenses pécuniaires, dont les sociétés organisées pour la répression du braconnage sont devenues si prodigues.

Dans cette situation, il peut arriver et il arrive, de nombreux exemples le démontrent, que dans bien des circonstances, dans celles mêmes où la conservation des récoltes et celle du gibier ne sont aucunement en jeu, l'attitude et la conduite des gardes particuliers laissent à désirer, et qu'ils manquent

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