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MAI 1785.

MÉMOIRE

SUR L'ACIDE MARIN DÉPHLOGISTIQUÉ,

Lu à la Séance publique de l'Académie des Sciences du 6 Avril 1785;

Par M. BERTHOLLET.

M. SCHEELE fit connoître en 1774 la propriété qu'a la manganèse de changer l'acide marin ordinaire en acide marin déphlogistiqué; il regarde la manganèse comme une fubftance rrès-avide de phlogistique, & il penfe qu'elle enlève ce principe à l'acide marin, qui fe réduit alors en un gaz jaunâtre qui s'unit difficilement à l'eau, & qui diffout tous les métaux, fans excepter l'or & le mercure; il croit que cet acide eft beaucoup plus efficace fous la forme de gaz, que lorfqu'il eft uni à l'eau ; il preferit donc de le recueillir dans des vafes cylindriques adaptés fucceffivement au bec de la cornue, & bouchés enfuite avec foin. Selon lui, cet acide diffout les terres & les alkalis, & forme avec ces fubftances, ainsi qu'avec toutes les fubftances métalliques, des fels femblables à ceux que forme l'acide marin.

Cette propriété qu'ont les alkalis de former avec l'acide marin déphlogiftiqué des fels abfolument femblables à ceux de l'acide marin ordinaire, devoit être embarraffante à expliquer dans l'opinion de M. Scheele, adoptée par M. Bergman. Il falloit fuppofer dans les alkalis un peu de principe inflammable qu'ils rendoient à l'acide marin déphlogistiqué fans éprouver eux-mêmes par cette perte aucune altération dans leurs propriétés.

Telles font les principales notions que nous avons jufqu'à préfent fur l'acide marin déphlogistiqué; mais les découvertes importantes fur la nature de l'eau & fur l'origine du gaz inflammable, dont la chimie vient de s'enrichir, doivent engager à rappeller à un examen plus exact plufieurs fairs fur lefquels on ne pouvoit avoir jufqu'ici que des opinions plus ou moins vraisemblables.

J'ai donc profité des découvertes nouvelles pour mieux approfondir

la nature de l'acide marin déphlogistiqué, & donner plus de développement à fes propriétés. Je me fuis d'abord affuré que cet acide fous forme de gaz fe combinoit à l'eau un peu plus facilement & plus abondamment que l'acide crayeux; j'ai après cela cherché à en faturer l'eau de la façon la moins embarraffante, & fans m'expofer à le refpirer, car il eft fuffoquant. Je mets pour cet objet quatre onces d'acide marin fumant & une once de manganèfe pulvérifée dans une cornue tubulée à laquelle j'adapte premièrement un flacon vuide, & enfuite fucceffivement, à la manière de M. Woulfe, trois autres flacons prefque remplis d'eau distillée; tous les flacons font environnés de glace. Les vapeurs jaunes commencent à fe dégager abondamment fans le fecours du feu ; lorfqu'elles fe ralentiffent, je mets du feu fous la cornue, jufqu'à ce qu'il ceffe d'en paffer.

Lorfque l'eau eft faturée, le gaz prend une forme concrète, & dans cet état il defcend peu-à-peu au fond de la liqueur, en forte que fa pefanteur spécifique eft un peu plus grande que celle de l'eau faturée. Celle-ci eft à l'eau diftillée, le thermomètre étant à 5 degrés au-dessus de la glace feulement, dans le rapport de 1003 à 1000. A la plus douce chaleur, cette fubftance concrète s'élève en bulles, & fait effort pour s'échapper en gaz.

L'acide marin déphlogistiqué que j'ai principalement examiné dans l'état de liqueur, a une faveur auftère & qui ne reffemble pas à celle des acides. MM. Scheele & Bergman ont obfervé qu'il blanchifloit les couleurs végétales: il produit cet effet que j'analyserai plus bas, fans les faire paffer par le rouge à la manière des acides, il ne fait point d'effervefcence avec les alkalis fixes ni avec la terre calcaire, cependant if contracte avec eux quelqu'union; car lorfqu'il leur eft mêlé en proportion convenable, il perd fon odeur & fa couleur; fi on ajoute du vinaigre à ce mêlange, l'effervefcence fe produit, & l'odeur de l'acide marin déphlogistiqué reprend toute fa vivacité; pareillement il ne fe combine point avec la chaux à la façon des acides, quoiqu'on ait mis un excès d'alkalis avec cette liqueur, elle ne laiffe pas de détruire les couleurs des végétaux, & même elle produit mieux cet effet forfqu'on y mêle la quantité d'alkali qui lui ôte fa teinte jaune, & qui fuffiroit pour faturer l'acide déguifé. L'on voit donc que l'acide marin déphlogistiqué ne préfente plus les propriétés caractéristiques des autres acides, & qu'à la rigueur il ne doit pas être placé dans leur nombre, lorfqu'on n'emploie point de chaleur ni d'intermède propres à le décompofer.

J'ai fait bouillir dans une cornue à l'appareil pneumato-chimique un mêlange d'alkali minéral & d'acide marin déphlogiftiqué, il s'eft dégagé beaucoup de gaz, dont une grande partie étoit de l'air fixe, & l'autre partie étoit d'abord de l'air atmosphérique, & enfuite de l'air plus pur que celui-ci, mais les dernières portions n'étoient prefque que de l'air fixe. Avec la chaux il ne fe dégage point d'air fixe, mais de l'air

atmofphérique qui s'approche peu-à-peu de l'air déphlogistiqué, & qui finit par être de l'air déphlogistiqué très-pur: l'air fixe de la première expérience eft donc fourni par l'alkali, comme il l'eft dans les effervefcences: l'air atmosphérique eft dû à l'efpace qu'on eft obligé de laiffer vuide dans l'appareil, & l'air déphlogistiqué à l'acide marin; je n'ai pu encore déterminer avec précision la quantité qui s'en dégage. Le fel que l'on trouve dans la cornue eft exactement femblable au fel marin, & cela rend raifon de l'observation de MM. Scheele & Bergman fur l'identité des fels neutres formés par l'acide marin déphlogistiqué & ceux de l'acide marin ordinaire.

J'ai calciné à grand feu de la manganèfe dans un appareil pneumatochimique, j'en ai retiré, comme on l'avoit déjà obfervé, une grande quantité d'air déphlogistiqué; elle a perdu un huitième de fon poids. Dans cet état je l'ai traitée avec l'acide marin, & j'en ai retiré beaucoup moins d'acide marin déphlogistiqué.

C'est donc à l'air déphlogistiqué de la manganèfe qui fe combine avec l'acide marin, qu'eft due la formation de l'acide marin déphlogistiqué. Je dois avertir que cette vérité a été preffentie & annoncée depuis long-tems par M. Lavoifier, c'est l'air déphlogistiqué qui déguife les propriétés de cet acide, & lui donne toutes celles qui le diftinguent: il les perd dès que ce principe fe fépare de lui.

Mais l'air déphlogistiqué eft fi foiblement combiné avec l'acide marin qu'il s'en fépare très-facilement pour s'unir aux fubftances avec lesquelles il a quelqu'affinité, & même beaucoup plus facilement & plus prompte ment que dans l'état élastique, parce que le principe qui lui donne l'elasticité est un obftacle à fes combinaisons. De-là vient que je n'ai pu combiner directement l'air déphlogistiqué avec l'acide marin en les agitant ensemble.

C'eft donc de la facilité avec laquelle l'air déphlogistiqué quitte l'acide marin pour former d'autres combinaisons, que l'on doit déduire les propriétés de l'acide marin déphlogistiqué dont je vais donner une defcription fuccincte.

J'avois prouvé (1) que dans le fublimé corrofif le mercure fe trouve uni à l'acide marin déphlogistiqué, au lieu que dans le précipité blanc il eft uni à l'acide marin ordinaire. J'ai donc penfé qu'en verfant de la diffolution nitreuse de mercure dans l'acide marin déphlogistiqué, il ne devoit point fe former de précipité blanc, mais du fublimé corrosif, & ma conjecture s'eft vérifiée. Si l'on mêle quelques gouttes d'acide marin ordinaire dans l'acide marin déphlogistiqué, il fe forme du précipité blanc, lorsqu'on y verfe de la diffolution nitreufe de mercure; de forte

(1) Mém. de l'Académie, de 1780.

que cette épreuve eft propre à faire connoître s'il a paffé de l'acide marin avec l'acide marin déphlogistiqué; de même l'on n'a point de précipité blanc, en mêlant la diffolution mercurielle avec les proportions convenables d'acide marin déphlogistiqué & d'alkali fixe, mais lorsque ce dernier mêlange a été évaporé au feu, & que par conféquent il a perdu de fon air déphlogiftiqué, il fe forme du précipité blanc.

L'acide marin déphlogiftiqué fe conduit tout autrement avec l'alkali volatil qu'avec l'alkali fixe. L'effervefcence a lieu, même lorfque l'alkali volatil est caustique, parce qu'il fe produit un gaz particulier, mais elle eft moins confidérable; le fel ammoniacal qui réfulte immédiatement, n'altère pas les couleurs, & eft femblable au fel ammoniac ordinaire ; mais cette différence de l'alkali volatil avec l'alkali fixe, dépend d'une combinaifon qui fe forme dans l'instant entre l'alkali volatil & l'air déphlogistiqué, combinaifon qui a également lieu dans d'autres circonftances, comme je ne tarderai pas à le faire connoître.

L'acide marin déphlogistiqué diffout le fer & le zinc fans effervefcence, fans qu'il fe dégage aucun gaz : il eft donc vrai, comme l'a prétendu M. Lavoifier, que ces métaux ne contiennent point de gaz inflammable, qu'ils ne perdent rien quand ils fe diffolvent dans les acides ou dans les alkalis, mais qu'ils ont au contraire befoin de s'unir à de l'air déphlogiftiqué pour pouvoir être tenus en diffolution. Ce fait confirme l'opinion de M. de la Place qui a apperçu le premier que le gaz inflammable des diffolutions métalliques étoit dû à la décompofition de l'eau, comme celui qui fe dégage dans la décompofition de ce fluide par le moyen du fer dans la belle expérience de MM. Lavoifier & Meunier.

Les chaux de fer, comme on peut le voir dans les Elémens de Minéralogie de M. Kirwan, paffent par les gradations fuivantes, felon qu'elles font, comme on dit, plus ou moins déphlogistiquées, le bleu, le verd, le brun, le rouge, le jaune & le blanchâtre; fi l'on fe fert de l'acide marin déphlogistiqué concentré pour diffoudre le fer, il donne un précipité blanchâtre avec l'alkali; fi au contraire on met le même acide étendu d'eau fur ce métal, il prend une couleur bleue, & la partie qui s'en diffout donne avec l'alkali un précipité bleu; fi l'on verse du même acide fur ce précipité, on le voit bientôt paffer au verd, au brun, au rouge, & enfin à un jaune clair; de forte que ces couleurs ne dépendent que de la quantité d'air déphlogistiqué qui s'unit au fer.

On donne promptement par le moyen de l'acide marin déphlogiftiqué aux chaux bleues de cuivre une couleur verte pareille à celle qu'elles prennent, lorfqu'elles font long-tems expofées à l'air.

J'ai déjà dit que les couleurs végétales détruites par cet acide n'étoient point rétablies par les alkalis, & même que les alkalis fixes mêlés à la liqueur favorifoient leur deftruction; parmi ces couleurs celle du firop violat, eft détruite à l'instant, celle du tournefol pareillement; mais il

refte à cette dernière une foible nuance de jaune, ainfi qu'à la partie colorante du bois de fernambouc. Les parties vertes des plantes font quelquefois réduites au blanc, d'autres fois au jaune, elles prennent quelquefois une teinte rougeâtre : enfin, elles éprouvent promptement des changemens parfaitement analogues à ceux que l'air produit naturellement fur elles, & les feuilles des arbres toujours verds réfiftent longtems à l'action de l'acide marin déphlogistiqué, & n'y prennent que la teinte jaune que l'air peut leur donner.

Les altérations que l'air produit fur les couleurs dépendent donc de ce que l'air déphlogistiqué fe combine avec les parties colorantes plus ou moins facilement, & en quantité plus ou moins grande; ce qui le prouve encore, c'eft que lorfqu'on a détruit par le moyen de l'acide marin déphlogistiqué toute la quantité de parties colorantes qu'il peut attaquer, il perd toute fon odeur & les propriétés qui le diftinguoient; l'expérience eft fur-tout remarquable avec l'indigo: il faut que l'eau foit faturée d'acide pour avoir de l'action fur cette fubftance, & il en faut une proportion confidérable : lorfque la liqueur a épuifé fon action, elle ne détruit plus la couleur du firop de violettes, mais elle la rougit, elle n'eft plus que l'acide marin ordinaire..

&

Il me paroît qu'on peut rendre raifon par-là de ce qui fe paffe lorfque les plantes privées de la lumière s'étiolent & blanchiffent, & qu'on peut expliquer pourquoi les plantes expofées au foleil donnent de l'air déphlogistiqué, felon la belle obfervation de M. Ingen-house, pourquoi elles ne donnent que de l'air vicié étant à l'ombre; l'air déphlo. giftiqué qui devoit fe dégager des plantes par la décompofition de l'eau dont le gaz inflammable entre probablement dans la composition de leurs parties huileufes & réfineufes, fe fixe avec les parties colorantes, lorfque les plantes font dans l'obfcurité, & ces parties éprouvent le même changement que produit en elles l'acide marin déphlogiftiqué; mais lorsque les plantes font exposées à la lumière, l'air déphlogistiqué fe dégage au lieu de fe combiner, probablement parce que la lumière fe combinant ellemême avec l'air déphlogistiqué, elle le réduit fous forme élastique.

J'espère que ces dernières expériences pourront contribuer au progrès des arts, & principalement de celui de la teinture, en donnant le moyen de découvrir d'une manière prompte & facile les qualités des parties colorantes qu'on emploie ou dont on veut introduire l'ufage. En général, l'acide marin déphlogistiqué pourra produire & faire connoître dans quelques inftans, ou au plus dans quelques heures, les effets que l'air ne doit produire que dans un long efpace de tems; ainfi la toile qui a féjourné quelques heures dans les proportions indiquées d'acide marin déphlogistiqué & d'alkali fixe, a pris un blanc femblable à celui qu'on peut lui procurer par l'expofition à l'air dont on fait ufage dans le

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