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ne se laissa arrêter par aucune considération fort d'un exemple de son père, il se rend chez le roi, et lui dit avec fermeté : « Sire, je suis prêt à donner personnellement à Votre Majesté toutes les marques possibles de tendresse, de soumission et de respect; cependant il est aussi de mon devoir de ne laisser approcher de madame la dauphine aucun scandale. » Le souper n'eut pas lieu.

Cette juste et naturelle fierté cédait pourtant à un sentiment plus impérieux encore, celui de la compassion, et le hasard se plut à en fournir la preuve. Un officier des gendarmes de la garde tua en duel un commis de la guerre. La famille de la victime, munie du cartel, demanda justice. Plusieurs combats semblables s'étaient rapidement succédé, et le roi avait déclaré qu'il n'accorderait plus de grâce. La mère de l'officier courut jeter son désespoir aux pieds du dauphin et de la dauphine qui, touchés des supplications les plus déchirantes, obtinrent du roi, à force de prières, un nouveau sursis à sa sévérité. Une malveillance trop commune ne manqua pas de raconter à madame la dauphine que la pauvre mère s'était adressée d'abord à madame Dubarry. «Elle a bien fait rien n'humilie le cœur d'une mère, répondit Marie-Antoinette ; à sa place, j'aurais embrassé les genoux de Zamore. >>

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Zamore était un petit Indien qui portait la queue de la robe de madame Dubarry.

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Chaque jour, des traits et des mots semblables circulaient dans le public. Les jeunes princes se tenaient strictement en dehors de l'atmosphère politique, n'adressaient aux ministres ni représentations ni requêtes, et n'étaient mêlés à aucune des plaintes que soulevait le gouvernement. Lorsqu'on s'entretenait d'eux, on racontait que dauphin avait été surpris dans une misérable chaumière, ou dans quelques greniers délabrés. Reconnu un jour par des pages sur le seuil d'une maison où il venait de répandre ses secrètes aumônes, il s'écria gaiement : Convenez, Messieurs, que je suis plus malheureux qu'un autre je ne puis aller en bonnes fortunes sans être trahi. >>

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A une chasse près d'Achères, dans la forêt de Fontainebleau, un vieillard fut renversé et blessé par le cerf. La dauphine s'élança hors de sa calèche, y fit placer le paysan, le pansa de ses mains, et ne voulut céder à personne le bonheur de le rendre à sa famille. On l'avait surprise aussi déchirant son mouchoir pour envelopper la tête d'un domestique presque aveugle, qui venait de se blesser dans son appartement. Enfin, chez ces princes, l'entrave du rang n'arrêtait jamais l'essor de la bonté.

Que de contrastes renfermait alors Versailles! L'agitation et le bruit se prolongeaient chaque soir dans une partie du château; les fenêtres où brillait la lumière de l'orgie étincelaient bien avant dans la nuit, tandis que

l'ombre et le silence s'étendaient de bonne heure, tout à côté, sous le même toit; et le peuple ne prenait pas le change. Quoiqu'il entrât rarement dans le palais, son regard en comprenait le langage extérieur, et devinait la place de chacun. Une popularité universelle récompensait alors le dauphin et la dauphine, et le vieux duc de Brissac put dire un jour avec vérité, en montrant à la jeune princesse la foule qui se pressait sous son balcon :

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Voyez, madame, ce sont autant d'amoureux. »>

Dans l'enivrement et l'éclat de ces premières années Marie-Antoinette cependant n'oubliait pas les recommandations de Marie-Thérèse : elle s'attachait à

gagner l'amitié de madame Louise, et aussi souvent qu'elle pouvait se soustraire aux pompes de Versailles, elle se rendait à SaintDenis, au couvent des Carmélites. C'est là sans doute qu'elle reçut les premières leçons sur la valeur réelle des grandeurs humaines, et la pieuse madame Louise lui donna sa première marque d'affection, en voulant recevoir de ses mains le voile qui allait la dérober au monde pour jamais '.

Les mariages successifs du comte de Provence et du comte d'Artois avec deux filles du roi de Sardaigne, amenèrent à Versailles deux princesses à peu près du même âge que Marie-Antoinette, et lui formèrent une

10 septembre 1770.

société conforme à ses habitudes. Elle avait été élevée sans faste; le dauphin avait aussi les goûts les plus simples, et tous deux ne demandaient qu'à s'affranchir du joug pesant de la représentation. La plus grande intimité s'établit entre les trois jeunes ménages; ils firent réunir leurs repas, et ne mangèrent séparément que les jours où les dîners étaient publics. La réunion du soir, pour le souper, n'était jamais interrompue et avait lieu à neuf heures, chez la comtesse de Provence. Madame Élisabeth vint y prendre sa place, lorsqu'elle eut terminé son éducation. Cette vie de famille n'avait pas eu d'exemple à la cour depuis longtemps; elle fut surtout l'ouvrage de MarieAntoinette et du dauphin, qui l'entretenaient avec la plus grande persévérance. Bien souvent ils avaient à lutter contre leur propre maison. La comtesse de Noailles, modèle de toutes les vertus, était aussi dépositaire inexorable de toutes les traditions. La dauphine un jour l'appela Madame l'Étiquette. Le mot fut saisi et répété; on en murmurait à Versailles; on l'applaudit fort à Paris. Cependant la cour officielle n'éprouva aucun changement durant le règne de Louis XV. Le jeu se tenait chez madame la dauphine, première personne de l'État. Il avait eu lieu, depuis la mort de Marie Leczinska, chez madame Adélaïde, qui ne se vit pas dépossédée sans quelque dépit. Les promenades étaient de rapides courses en berline, accompagnées de gardes du corps et d'écuyers. Les calèches n'étaient tolérées qu'à la chasse. La messe en musique était entendue tous les jours.

Les jeunes princesses imaginèrent d'animer leur petit cercle en jouant la comédie; mais on craignit la censure de Mesdames et une défense absolue de la part du roi. On s'installa en cachette dans un entre-sol où le service n'appelait jamais personne. La troupe se composait des trois princesses, du comte de Provence, du comte d'Artois et De M. Campan, secrétaire du cabinet, beau-père de la première femme de madame la dauphine.

Le comte de Provence se faisait remarquer par l'assurance de sa mémoire, le comte d'Artois par la grâce de ses manières; les deux princesses de Savoie jouaient avec embarras, la dauphine mettait de la finesse dans son jeu inexpérimenté. Le dauphin, unique et assidu spectateur, prenait part à la gaieté de la scène, riait beaucoup des travestissements, mais jamais aux éclats. C'est à dater de ces amusements qu'il surmonta un peu son extrême réserve et devint plus familier, même avec sa femme, qui lui imposait encore assez pour que la cour l'accusât d'indifférence et se permît les conjectures les plus hasardées.

Le mystère observé avec soin ne réussit pas longtemps. Un jour la dauphine, ayant oublié quelque objet nécessaire à son costume, l'envoie chercher par M. Campan. Celui-ci descend à la hâte, en habit de Crispin; mais entendant marcher dans le cabinet vers lequel il se dirige, il s'arrête immobile derrière la porte. Un valet, averti de même par le bruit, sort, regarde, et épouvanté

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