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Ce succès, dont M. Necker ne manqua pas de s'attribuer l'importance, le rendit tout à fait prépondérant dans le conseil; M. de Maurepas fut obligé de déguiser son dépit, et d'en ajourner l'effet.

Le sentiment de mesure qui remplace quelquefois le sentiment du devoir n'entrait pas dans le caractère de M. Necker. A peine se crut-il le maître, qu'il voulut s'en glorifier aux yeux du public; la crainte de compromettre son triomphe ne se présenta pas à son esprit ; celle d'engager témérairement la royauté ne s'offrit pas davantage. M. Necker conçut dès lors, et composa ce qu'il appelait le Compte rendu. C'était un tableau fort détaillé dans lequel les calculs financiers et les théories gouvernementales se heurtaient assez confusément. L'apologie de l'auteur marchait de pair avec la critique de ses devanciers. Ce mémoire fut présenté à Louis XVI qui l'approuva; il contenait d'heureux plans de réforme et pouvait rendre de vrais services; mais M. Necker le fit imprimer et publier, ce qui était déjà une innovation capitale. Un trait de plume avait fait d'un roi de France un roi d'Angleterre; M. Necker n'était plus un sujet fidèle, soumettant au prince le fruit de ses méditations; c'était un ministre constitutionnel présentant le budget aux communes. M. Necker ne savait-il pas de combien de ménagements il faut entourer les vérités à l'usage des rois et des peuples; ignorait-il que les nations non préparées font con

naissance avec la liberté comme les sauvages avec la poudre, en se blessant?

Ainsi, livrant à la multitude des frondeurs un texte qui retentit rapidement dans tous les salons et dans tous les cafés, il remit aux mains des contribuables une arme dont ils ne se dessaisirent plus. Le Compte rendu, orné de vignettes avec tous les attributs du génie de la finance, était couvert d'un papier bleu ; et M. de Maurepas se plaisait à dire « Avez-vous le conte bleu ? »

Cette raillerie répétée fut accompagnée de critiques plus sérieuses: le compte rendu donna naissance à beaucoup d'ouvrages polémiques où on l'analysait et le réfutait avec amertume. M. Necker s'en irrita vivement, et, comme premier essai du régime de liberté qu'il prétendait introduire, demanda que le roi interposât son autorité, et arrêtât le cours de tant de pamphlets capables de discréditer le ministère. M. de Maurepas répondit froidement : « Si ce ne sont que des satires, elles tomberont bientôt dans l'oubli; si l'on y mêle quelques vérités, pourquoi vous êtes-vous exposé à les entendre? »

La division se dessinait donc de plus en plus dans le conseil; les deux adversaires ne pouvaient se méprendre sur leur incompatibilité réciproque, et n'y cherchèrent de terme que dans l'expulsion l'un de l'autre. M. Necker sollicitait le titre de ministre d'État, avec entrée et voix

délibérative dans tous les conseils, malgré sa qualité de protestant, inconciliable avec le serment exigé pour ce poste. M. de Maurepas contrariait, combattait toutes ses démarches, faisait ressortir, près de Louis XVI, l'exagération ou le péril de ses prétentions, et lui répondit un jour d'un ton froidement triomphant : « Le roi n'a plus besoin de vos services. » M. Necker donna sa démisssion le 19 mai 1781.

Ce qui se rencontre à chaque pas dans l'histoire, c'est le mélange des petites passions et des grands intérêts, mais rarement avec un caractère plus affligeant qu'ici, où nous voyons deux hommes, chargés dans les circonstances les plus décivises de tout le fardeau de la monarchie, loin de rivaliser d'efforts vers un but commun, s'épuiser aveuglément en agressions personnelles : le vieillard sans désintéressement, le novateur sans respect.

La disgrâce de M. Necker excita les plus violents murmures à Paris; en province, ce fut presque un deuil public. On ne l'avait jugé que sur ses promesses; les emprunts l'avaient dispensé des impôts', et s'il n'avait pas

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Disons, pour être rigoureusement juste, que l'une des sources principales et peut-être la véritable cause première de l'agiotage qui semblait avoir péri avec le système de Law, c'est le système non moins chimérique conçu par M. Necker, de fournir aux dépenses de la guerre au moyen d'emprunts continuels, sans impôt. Comment a-t-il espéré que les gens éclairés ne s'apercevraient pas que reculer les impôts,

trouvé le remède des abus, il s'en était du moins déclaré le censeur.

Du reste, M. de Maurepas survécut peu à la chute de son ennemi; il mourut à Versailles, le 20 novembre 1781, dans le logement que le roi lui avait donné au-dessus de son propre appartement. Louis XVI répéta souvent avec regret : « Je n'entendrai plus tous les matins Maurepas marcher au-dessus de ma tête. »

M. de Vergennes lui succéda comme chef du conseil; mais la tutelle, qui venait de finir, ne fut plus remise à personne, et le roi s'appliqua au contraire à maintenir la neutralité entre tous les membres du ministère.

Avec M. de Maurepas, dernier type de la temporisation, expiraient les dernières ressources d'une politique impuissante; les moyens dilatoires semblaient épuisés, et tout le monde pressentait que les escarmouches allaient

c'est tout simplement les aggraver, et que s'il se ménageait une réputation d'adresse et d'escamotage politique, il faisait à ses successeurs la tâche la plus difficile, et par cela même la plus méritoire, d'acquitter ces mêmes dettes, qu'il mettait sa gloire à diminuer? Comment M. Necker ne s'est-il pas aperçu que, dès que l'État empruntait des sommes dont les revenus actuels ne pouvaient pas même payer les intérêts, l'impôt existait nécessairement, qu'on le déclarât ou non?... Hâtez-vous de l'admirer, vos enfants le maudiront.

Mémoires de Mirabeau, tome IV, page 398 et 413.

faire place aux combats. Les expédients routiniers et les innovations imparfaites s'étaient rencontrés et repoussés mutuellement, au murmure général. Tandis que la faiblesse du vieux régime s'était identifiée avec la vieillesse du ministre, l'opposition avait grandi et s'était élevée à un état nouveau; introduite au sein même de l'administration, elle n'en était sortie qu'avec des griefs et des forces de plus.

Le bonheur intérieur du roi cependant lui offrait quelques consolations, et allait être completé par la naissance d'un prince longtemps désiré. La reine était accouchée d'une fille à la fin de l'année 1778; le 22 octobre 1781, elle mit un fils au monde.

Les réjouissances habituelles, en pareille occasion, prirent un caractère particulier de popularité. Les arts et métiers de Paris dépensèrent des sommes considérables pour se rendre à Versailles en corps avec leurs différents attributs. Arrivés dans la cour du château, ils se distribuèrent dans un ordre ingénieux, et présentaient un piquant spectacle. La musique précédait chaque troupe. Les ramoneurs portaient une cheminée, artistement décorée, au haut de laquelle chantait le plus petit de leurs compagnons. Les porteurs promenaient une chaise toute dorée, dans laquelle on voyait une belle nourrice et un petit dauphin. Les bouchers conduisaient un bœuf gras. Les serruriers frappaient en cadence sur des enclumes.

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