Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

La plupart des maîtres ne rendirent la liberté à leurs Efclaves, qu'en se réservant fur eux de certains droits qui étoient inconnus chez les Romains, comme le droit de corvée, le droit de main-morte. Celui-ci reffembloit à cet esclavage dont le chriftianifme venoit de foulager les François; les main-mortables étoient expofés à des contradictions oppofées à la liberté naturellé, cela donna lieu à une charte (a), par laquelle Suger, régent du royaume, affranchit tous les gens de main-morte. A fon exemple, Humbert, Dauphin, & Thibault, comte de Blois, rendirent la liberté à tous leurs Efclaves.

A leur avénement à la couronne, les rois de France chercherent à conferver à leurs peuples un attribut fi précieux. Louis X, dit le Hutin, donna un édit (b) qui confirma l'affranchiffement de tous les gens de main-morte. Henri II, en fit publier un (c) qui contenoit les mêmes difpofitions; & s'il s'eft confervé des gens de main-morte dans quelques provinces du royaume, ce n'eft point par un efprit de cet ancien efclavage. Tous les hommes y font libres, de cette liberté oppofée à la fervitude corporelle, fous laquelle ils gémiffoient dans les premiers fiecles.

C'eft dans le treizieme fiecle que les François, rendus à leur premier état, jouirent de la liberté dans toute fa plénitude. Ce fut alors auffi que les nobles furent diftingués en France entre les hommes libres. Ceux-là feulement furent cenfés nobles qui poffédoient antérieurement des fiefs héréditaires fous l'obligation de porter les armes (d).

Depuis ce temps-là, c'eft une maxime de droit François, qu'un Efclave qui entre dans les terres du roi très-chrétien, ceffe d'être Efclave & devient libre en refpirant l'air de France. La terre Françoife ne fouffre point d'Efclaves, & la liberté eft l'apanage univerfel de tous ceux qui l'habitent, comme des étrangers que la bonne fortune y conduit. Cette maxime n'a été établie par aucune ordonnance; mais elle s'eft formée d'un long usage qui a force de loi, & tous nos auteurs l'atteftent (e).

Cette maxime de notre droit public a même été fuppofée, & par conféquent autorisée par Louis XIV, dans une occafion que je vais expliquer. Avoir mis une exception à la regle, c'eft avoir confirmé la regle.

Ce prince, pour faciliter le commerce de nos colonies de l'Amérique, a autorifé la traite des negres qui s'échangent contre des marchandifes.

(a) De l'an 1141.

·(6) En 1315.

(c) En 1553.

"

(d) Voyez-en la preuve dans l'Histoire générale du Languedoc, par Devic & Vaiflette. Paris, 1730.

(e) Bodin, dans fa République; le Bret, dans fon Traité de la Souveraineté de nos Rois; Loifel, dans fes Inftituts.

Comme ces negres font deftinés au défrichement & à la culture des terres & des denrées qui y croiffent, l'utilité du commerce a déterminé le souve rain (a) à déroger à la maxime du droit François, à l'égard des negres vendus par leurs propres rois, & achetés pour fervir dans les colonies Françoifes. Il veut que ces negres reftent Efclaves dans les colonies, afin qu'ils foient contenus dans des travaux qui contribuent à rendre le commerce floriffant dans ce royaume & qui y entretiennent l'abondance. It veut même qu'ils ne recouvrent pas leur liberté en mettant le pied en France, lorfque leurs maîtres les y amenent pour être inftruits de la religion catholique ou pour y apprendre un métier, dans le deffein de les renvoyer aux colonies; mais il exige que le maître obtienne une permiffion du gouverneur de la colonie, & qu'il en faffe la déclaration au greffe de l'amirauté du port de mer où les negres arrivent. En mettant le pied en France, les negres font libres, fi ces formalités n'ont pas été remplies.

Quelques auteurs ont penfé que, pour peupler davantage la France, pour réparer la breche qu'a fait à ce royaume l'expulfion des gens de la religion prétendue-réformée, & celle que lui fait fréquemment la guerre, pour ouvrir des canaux, deffécher des marais, défricher des terres, il feroit à propos de faire transporter en France des Negres, comme l'on en transporte en Amérique; qu'on feroit une chofe utile pour tous les Etats de l'Europe, en rétabliffant l'esclavage avec quelque adouciffement; & que la deftinée de ces Efclaves, quelle qu'elle fût, feroit bien moins dure en Europe qu'elle ne l'eft dans fes ifles de l'Amérique. Cela eft vraisemblable. Les negres qui appartiennent aux Efpagnols dans le continent, n'en font pas maltraités; & l'on pourroit adoucir par des loix, dans l'Europe policée, le fort de ces infortunés. Mais cet établissement n'auroit point les avantages qu'on nous en promet. Qu'on life ce qu'un jurifconfulte François (b) a écrit pour & contre fur cette queftion, & l'on demeurera perfuadé qu'il feroit pernicieux que l'efclavage fût rétabli, quelque tempérament qu'on mît au pouvoir des maîtres. La plupart des Negres tranfportés fous notre climat périroient; & outre l'inhumanité qu'il y auroit à partager le genre-humain comme en deux efpeces d'hommes, chaque Etat auroit autant d'ennemis que d'Efclaves, & la politique n'eft pas moins intéreffée que l'humanité, à conferver à tous les hommes leur liberté; aux avantages que nous promettent ces auteurs, on peut opposer des inconvéniens encore plus confidérables. La France feroit bientôt étrangement défigurée, non-feulement pour la couleur, mais encore pour les mœurs & la politeffe. Un maître qui vit parmi des Efclaves, court rifque en quelque forte de fe déshumaniser, s'il eft permis de hafarder cette expreffion.

(a) Voyez l'Edit de 1685, & celui de 1716.

(b) Bodin, dans fa République, L. 1. ch.

DISSERTATION

SUR la queftion s'il eft permis d'avoir en fa poffeffion des Efclaves, & de s'en fervir comme tels, dans les Colonies de l'Amérique. (a)

Des deux états de l'homme.

SANS adopter aucun fyftême fur l'origine des nations, il eft certain que

tous les peuples du monde ont été fauvages. L'Amérique, & la plus grande partie de l'Afrique pourroient en fournir des preuves fuffifantes. Mais les préjugés des Afiatiques & des Européens, à cet égard, demandent d'autres témoignages authentiques & irrécufables.

L'hiftoire nous apprend, que les premiers habitans de la Grece étoient fauvages; ils fe réfugioient dans des antres; ils ne vivoient que de racines & d'herbes des champs, au point, que celui qui leur apprit à fe nourrir de glands, mérita l'honneur de l'apothéose.

[ocr errors]

Les anciens peuples d'Italie, les Aborigenes, les Etrufques, les Crétois, les Siciliens & autres, fe trouvoient dans le même cas; ils habitoient les bois, comme les animaux, & ne vivoient que de plantes & de fruits que la terre produifoit fans culture.

Ces hommes errans & timides faifoient leur demeure dans les creux des rochers & fur les arbres; c'eft-là qu'ils alloient goûter un repos mille fois interrompu, & par la crainte de fe précipiter, & celle de devenir la proie des bêtes féroces, acharnées à leur faire une guerre cruelle, comme à des ennemis, qui leur enlevoient, ou qui diminuoient fenfiblement leur fubfiftance, jufqu'à ce que, manquant tout-à-fait de nourriture, les animaux se dédommagerent, fur l'efpece humaine, de la difette qu'ils éprouvoient par fes ravages.

On fent affez qu'une vie auffi brutale ne pouvoit adoucir les mœurs, ni le caractere des peuples; au contraire, chaque homme, chaque chef de famille, qui en rencontroit un autre dans le même lieu, où il cherchoit fa pâture, ne manquoit pas de lui livrer un combat, dont la victoire seule devoit décider à qui appartiendroit la proie qu'ils fe difputoient l'un à l'autre. Par la même raifon, le premier état de l'homme fut un état de guerre, d'autant plus terrible, qu'il s'agiffoit d'appaiser la faim, befoin indifpenfable, qui ne connoit d'autre frein que la nourriture, & qu'il faut absolument fatisfaire ou périr.

(a) Cette differtation eft d'un habile médecin Hollandois qui a vécu dans les colonies & exerce encore avec honneur fa profeffion à Maeftricht. La queftion politique qu'il traite, eft fi importante, que le lecteur ne fera pas faché de voir comment il défend un afage qui probablement durera encore long-temps.

[ocr errors]

Dans ces temps malheureux, la force étoit la feule loi & l'unique moyen de fe procurer les néceffités de la vie; l'homme le plus puiffant & le plus riche étoit donc le plus refpecté, parce qu'on le craignoit davantage; & le tyran des foibles, avantagé par la nature, eut un tel afcendant fur les efprits, qu'on regarda la violence comme une vertu, comme un titre de fupériorité; enfin comme un droit réel, qui effaçoit celui de l'égalité primitive des conditions.

La grande multiplication des quadrupedes, dont les uns dévoroient la mince fubfiftance que la terre produifoit d'elle-même, & les autres, avides de fang, ne fe repaiffoient que de chair, augmentant de plus en plus la difette & la terreur parmi l'efpece humaine, qui avoit été fouvent la trifte victime de ces fléaux; tout cela concouroit à exciter des idées. Chaque chef de famille, inftruit par les brutes même, comprit, que fa confervation demandoit des efforts; & dès lors il fe mit en devoir de les faire.

L'efprit s'aiguifa par le befoin, & l'amour de l'existence enfanta le génie. L'homme, jufques là peu différent des animaux, fi ce n'eft par la nobleffe de fa nature, s'éleva bientôt au-deffus d'eux par fes propres perception> ; il ufa de la force pour fe défendre, & de fon intelligence pour fe mettre à couvert des dangers. Ses bras robuftes & nerveux arrachent, brifent & font voler en éclats les arbuftes; les groffes branches des chênes font abattues par fa vigueur; ce n'eft point un palais qu'il fe batit, c'eft une chétive cabane ruftique; il l'environne de pieux bien affermis; fon ouvrage est informe, mais folide; une mouffe légere lui tient lieu de duvet; déformais ni lui, ni les objets chéris de fes amours ne feront plus expofés à être dévorés par les bêtes féroces. Le lion, l'ours, le tigre, le loup vont être terraffés par fon adreffe, ou relancés dans les forêts; leurs fourrures ferviront à le garantir contre les injures de l'air; & ces utiles dépouilles feront en même temps des marques glorieufes de fon courage & de fa tendreffe paternelle. Bientôt les arts fuccedent à ces premiers foins; les grains, épars de côté & d'autre, font cueillis avec foin, & femés de nouveau avec fuccès; l'agriculture eft au berceau, & la découverte des métaux, due au fimple hafard, lui fait faire les progrès les plus rapides.

L'homme fentit en ce moment ce qui manquoit encore à fa fureté & à fon repos. Les animaux étoient pour lui des ennemis moins à craindre que fes femblables; de quoi pouvoient lui fervir fes travaux, fi quelque autre individu venoit lui en enlever le fruit par la force, ou par la rufe? On s'invita donc mutuellement à convenir de s'aider, de fe refpecter & de fe foutenir contre les perturbateurs de la tranquilité publique. On fit une loi, elle fut jurée, & la fociété s'établit.

Jufqu'alors la force & la rufe avoient été le feul droit connu parmi les hommes; les biens de la terre appartenoient aux plus puiffans ou aux plus adroits; les idées du jufte & de l'injufte étoient abfolument ignorées. Une anarchie odieufe & cruelle défoloit la terre & la rempliffoit de crimes;

[ocr errors][merged small]
[ocr errors][ocr errors][ocr errors]

mais auffi-tôt que le befoin, la crainte & l'amour de la vie, eurent cimenté les liens de la fociété, tout changea heureufement de face.

Dès ce moment la raifon publique prit fa confiftance, & la confervation de la vie & des nouveaux membres, devint la bafe fur laquelle tout l'édifice focial fut fondé. Cette époque eft célébre dans les faftes du monde. C'eft à ce point qu'il faut remonter pour bien connoître l'origine de l'harmonie qui régna depuis entre les premieres peuplades, & qui leur fit porter la vertu à un degré fi fublime, que l'hiftoire nous en paroîtroit fabuleuse files Etrufques, les Crétois & les Egyptiens ne l'avoient prouvé à tous les âges.

"

En effet, quelle prudence, quelle fageffe, quelle piété, ces anciens peuples n'ont-ils pas fait éclater. Ce fut alors qu'on vit la religion s'établir, l'éducation uniforme fe fixer, & les loix fur l'économie ou l'agriculture briller avec une fplendeur, que tant de fiecles révolus n'ont point encore térnie. Avouons, cependant, que, parmi ces loix fi fages & fi juftes, il s'en trouvoit une, qui paroît auffi finguliere que cruelle, c'eft celle de faire mourir tous les étrangers; mais avant que de la condamner, il faut remarquer, 1°. que les hommes de chaque contrée ne fe font pas réunis en fociétés dans le même temps, & que ceux & que ceux qui ont été les premiers à en donner l'exemple, environnés de tous côtés, par ceux qui étoient encore fauvages, devoient naturellement s'en défier & fe tenir conftamment en garde contre eux: 2°. Que les mots ennemis & étrangers, étoient fynonimes, & que par la même raifon, le maintien de la fureté publique rendoit eette rigueur indifpenfable; 3°. Que les divers gouvernemens choifis par chaque peuple, pouvoient être un obftacle à la tranquillité générale. 4. Enfin, que cette loi fut abrogée par-tout, dès que l'inégalité des conditions eut forcé le génie à fe développer; ce qui donna naiffance à tous les arts connus, agrandit la fphere du commerce, & forma, entre les différens peuples, un lien de communication, inutile & même nuifible dans les premiers temps, mais qui devint néceffaire & avantageux lorsqu'il y eut plus d'idées & plus de befoins parmi les hommes.

Dans ces temps fortunés que les poëtes ont célébrés fous le nom de l'âge d'or, les hommes modeftes & réglés menoient une vie tranquille; la juftice régnoit fans acception de perfonnes; le pouvoir fuprême s'exerçoit avec douceur & modération; l'obéiffance étoit analogue à une fujétion raifonnable & volontaire; l'égalité des biens excluoit tout fafte, toute ambition; on ne connoiffoit d'autre fouverain que la loi, qui, gravée dans les cœurs, plus profondément que fur la pierre ou l'airain, parce qu'elle ne refpiroit que l'équité, les modeloit, par degrés, aux vertus fociales. Ainfi la concorde & l'amour du bien public animoient tous les membres la fraude paroiffoit un crime, & l'humanité fe voyoit placée fur le trône de l'univers. Mais ce période fut de trop courte durée pour le bonheur des hommes. L'époque fatale de fon terme fit bientôt rentrer l'efpece

9

« PreviousContinue »