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Me. A. pourquoi n'a-t-on pas enseigné plutôt au peuple la nécessité du commerce libre des grains?

M. D. Parce que son ignorance faisoit la fortune et la force de ses maîtres.

Me. A. Et croyez-vous qu'il soit bientôt éclairé sur cette grande partie de son intérêt ?

M. D. Oui, sur-tout si ses représentans continuent à lui donner l'exemple du respect pour la liberté.

Mc. A. Et lorsque le commerce sera parfaitement libre, le Français sera donc à l'abri des disettes et des chertés?

M. D. Oui, si on nous donne ce qui nous manque pour la facilité des transports: je veux dire, des canaux qui coupent nos départemens dans tous les sens, qui rejoignent le nord au midi ; alors on ne sera pas obligé d'embarquer et de faire sortir par Dunkerque les grains qu'on envoie à Bordeaux ; alors cesseront tous ces prétextes de troubles, ces inquiétudes populaires, ces obstacles plus funestes que les grêles et les inondations, qui éloignent et retardent les secours, qui créent la disette là où règne l'abondance, et causent a famine là où commençoit la disette,

Me. A. Et que pensez vous des précautions que, pourroit prendre le gouvernement, ou des magasins que pourroient établir les municipalités et les départe mens ?

M. D. 10. Que ces moyens sont ruineux pour la nation; 2°. qu'ils ont l'inconvénient de rendre les magistrats souvent suspects, et quelquefois coupables d'abus; 30. que d'ailleurs ils ne font que nuire au commerce, qui rendroit les mêmes services plus sûrement et à moins de frais; 4°. que cependant l'assemblée nationale et les administrateurs feront sagement d'y avoir recours, tant que la France sera sans canaux, et les Français sans lumières.

Me. A. N'avons-nous donc que ces moyens de prévenir la disette, ou même la crainte de la disette ? Ila sont bien lents.

M. D. Il y en auroit encore un plus sûr, plus

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prompt, plus facile: il dépend de vous seuls.

Me. A. Et lequel? hâtez-vous de nous le dire.

M. D. C'est de manger moins de pain.

Me. A. Vous plaisantez, voisin Desfort.

M. D. Me. Adam, je dis vrai; le pain (du moins celui de froment) est bien loin d'être une nourriture indispensable pour l'homme; les trois quarts du genre humain ne la connoissent point. Cette nourriture est chère, parce que la culture du blé exige beaucoup d'avances; elle est incertaine, parce que nulle production de la terre n'est plus sujette aux intempéries du ciel. Mais que le cultivateur prospère chez nous comme chez les Anglais, bientôt vous le verrez entreprendre de nouvelles cultures, il aura plus de prairies, il élevera plus de bestiaux ; alors, comme les Anglais, nous mangerons plus de viande et moins de pain. En vaudrons-nous moins?

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En attendant, mes amis, nous avons encore d'autres ressources pour diminuer la consommation du blé. Multiplions la pomme de terre, cet aliment si agréable si salubre et si fortifiant. Voyez les bons Lorrains; ils préfèrent cette nourriture savoureuse au pain le plus beau. Propageons et cultivons aussi le fruit nourrissant du châtaignier. Avec lui les pauvres habitans du Limosin et du Périgord, les robustes montagnards des Cévennes bravent, dans leurs cantons arides, les disettes et les accapareurs; sur-tout ils ignorent ces inquiétudes et ces troubles. qui soulèvent à chaque instant le peuple dans nos pays fertiles en superbe froment.

Que de choses on peut dire encore sur ce sujet intéressant! Nous y reviendrons; et pour peu que Me Adam réponde aussi bien qu'il a fait aujourd'hui, vous verrez que nous éclaircirons plus d'un doute....

En disant ces mots, le sage Desforts se levoit, prêt à se retirer alors Me Adam s'élançe vers le vieux maire. Il prend de ses mains la lettre qui avoit donné lieu à cet entretien ; il la montre à tous les villageois, la déchire et la foule aux pieds, en prononçant cette imprecation singulière : Détestable pancarte qui m'as

fait dire une sottise, et qui, sans le voisin, m'en cût fait faire une bien pire, puissé-je traiter comme toi le coquin qui t'écrivit!...A ces mots, des battemens de mains et des cris de joie firent retentir la salle.

Ainsi finit cette conférence, digne d'être entendue de tous les villageois. En sortant, cette foule de bons laboureurs s'empressoit avec reconnoissance autour de mon philosophe, qui leur répétoit à tous, en souriant: Je vous l'avois bien dit que mes deux sentinelles vous empêcheroient d'aller au rendez-vous de la Croix-Noire.

PANÉGYRIQUE DE CÉRUTTI, Fait dans les villages, et par des curés philosophes.

Je l'ai souvent éprouvé; de même que notre joie s'augmente en se communiquant, de même aussi nos douleurs s'adoucissent dès qu'elles sont partagées : tel est le lien moral et puissant par lequel la nature a rendu l'homme nécessaire à l'homme dans toutes les situations de sa vie.

Jamais je n'ai plus heureusement éprouvé ces effets consolateurs, qu'en voyant la perte que j'ai faite d'un ami, déplorée par toute la France comme une perte publique. De tous les départemens, je reçois les discours, les vers, les éloges de tout genre, composés pour honorer sa mémoire. Qu'il me soit permis de consacrer encore quelques pages à faire connoître quelques-uns de ces tributs éloquens et patriotiques offerts à la vertu et au génie. Je choisis au hasard parmi ce grand nombre d'ouvrages qui mériteroient tous d'être connus; je remarque seulement avec plaisir, qu'au rang des panegyristes de Cérutti, il faut compter beaucoup de curés vénérables, qui honorent assez la religion qu'ils professent, pour ne pas regarder comme ses ennemis, ceux qui veulent la purger des superstitions qui la dégradent.

M. Siauve, curé d'Ampuis, ayant fait célébrer un

(

service funèbre le 13 février, prononça, au milieu des citoyens de sa paroisse villageoise, un discours dont l'exorde et la péroraison renferment des idées vraiment nobles et civiques..

"O progrès de l'éternelle raison!ô sublime influence de l'esprit révolutionnel! Ce n'est plus à des potentats orgueilleux que la France régénérée présente le tribut de son amour et de sa reconnoissance; ce n'est plus sur la tombe de ses oppresseurs que l'habitant des campagnes vient arborer le crêpe lugubre, et exprimer sa douleur et ses regrets; c'est son ami le plus tendre, c'est son bienfaiteur le plus ardent; c'est le précepteur, le mentor des hameaux qu'il pleure en ce jour de deuil, et qu'il voudroit pouvoir soustraire, au prix de son sang, à l'impérieuse destinée qui l'enlève à la France, aux lettres et à la philosophie ».

Il peint ensuite avec énergie le moment où la révolution appela Cérutti au secours de la liberté et de la patrie, et celui où il se voua entièrement à l'instruction des campagnes..

Assez de mains, dit-il, s'élevoient pour affranchir le peuple de la servitude; mais combien on faisoit peu d'efforts pour lui arracher le bandeau de l'erreur! Cérutti entreprend cette tâche pénible : il emprunte, pour être entendu de tous, le langage le plus clair et le plus simple. La simplicité du style ne nuit point à l'élévation des pensées; toujours philosophe, souvent éloquent, Cérutti scrute tous les usages, examine toutes les croyances dissipe toutes les erreurs, frappe tous les préjugés, abat toutes les idoles.

"Ah! paisibles agriculteurs, combien de fois n'ai-je pas surpris sur vos lèvres le sourire de l'approbation, quand je vous lisois quelques pages de la Feuille Villageoise! Combien de fois n'avez-vous pas rougi de l'espèce de vénération que vous aviez ci-devant pour les pratiques superstitieuses du monachisme et de l'ignorance! Combien de fois les sages conseils de Cérutti ont-ils éclairé votre zèle! Combien de fois ne vous a-t-il pas appris à distinguer la liberté de la

licence; le vrai patriotisme, des exagérations de l'amour-propre.

,,Mais une admiration stérile de ses vertus, un retour infructueux sur ses rares talens ne nous paroîtroient pas un témoignage suffisant de reconnoissance; vous devez à l'écrivain philantrope, au précepteur des hameaux, le tribut d'estime qu'exigeoit de ses disciples le savant évêque d'Hippone. Le salaire que vous me devez, disoit Augustin à ses élèves, c'est d'être vertueux. Voilà, bons villageois, ce que vous, demande, du sein de l'éternelle demeure, le sage Cérutti. Les pleurs dont vous arrosez son urne funèbre, satisfont la sensibilité; mais il faut en tarir la source, et vous souvenir qu'élevés à la dignité d'hommes libres, vous n'avez qu'une manière d'honorer ceux qui ont, en votre faveur, reculé les bornes de l'esprit humain; c'est de porter dans les régions qu'ils vous ont découvertes, le courage, la persévérance et le désintéressement nécessaires pour assurer le triomphe de la liberté (1) 2.

Un autre pasteur, dont nous avons fait connoître la philosophie courageuse et le style original, M. Auguste Couet, curé d'Orville, a aussi épanché ses sentimens dans un morceau, dont on aimera l'expression noble et touchante. « Ah! s'écrioit-il, si dans quelques années Cérutti fût venu dans nos campagnes, comme il y auroit reçu les bénédictions populaires! comme il y auroit trouvé des amis reconnoissans! Il se seroit vu environné de vieillards qui auroient couvert ses mains de baisers, d'épouses qui lui auroient parlé avec enthousiasme des bons ménages de leurs maris patriotes, de citoyens instruits qui se seroient épuisés en remerciemens. Il y auroit été fêté comme Las-Cazas (1) le fut par les Indiens; car les Indiens n'étoient guère plus abrutis et plus opprimés que le paysan français. Hélas! toutes ces idées, vraies alors, ne sont plus qu'un songe.

(1) Je supprime seulement tout ce que la fin de ce discours a d'obligeant pour le successeur de Cerutti,

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