Page images
PDF
EPUB

1

profitons pas de la richesse de l'année. Nous ferezvous croire que c'est là notre intérêt ? Répondez à

Votre tour.

M. D. Prenez garde, maître Adam; vous faites ici deux grandes fautes; vous ne songez qu'au moment présent, et vous ne regardez que le pays où vous êtes. Pour moi, je compte vivre encore l'année prochaine, et j'y pense. Je sais que je fais partie d'un vaste empire, peuplé de mes concitoyens ; je songe à ces frères éloignés de moi, comme à mes voisins et à mes proches; je vous invite à m'imiter, sans quoi nous ne pouvons nous entendre. La chose étant ainsi, je reprends mes questions; c'est ma manière de raisonner, et vous êtes assez bon pour vous y prêter. Ditesmoi donc, que croyez-vous le plus avantageux pour le citoyen pauvre, ou de payer quelquefois le blé très-bon marché, ou de le payer toujours à peu près le même prix ?

1

Me. A. Par ma foi, il vaudroit mieux le lui donner pour rien.

M. D. Sans doute vous ne parlez pas sérieusement; car la chose est impossible, et vous savez d'ailleurs que cette fausse largesse ne feroit que des paresseux, des esclaves, et des coquins. N'est-il pas vrai ?

Me. A. Je le croirois bien; mais, dans ce cas, il me semble qu'il vaudroit mieux que le prix du pain fût constamment égal.

M. D. Il vous semble, dites-vous; mais il faut tâcher d'en être sûr. Ecoutez. Une chose ne nous paroît chère, que suivant le moyen que nous avons de l'acheter: ainsi un journalier calcule le prix du pain sur celui de sa journée. Or savez-vous comment se règle en général le prix de tous les salaires? Il se proportionne naturellement au prix commun ordinaire du blé, mesuré sur plusieurs années. Qu'arrive-t-il, s'il survient de grandes variations, soit momentanées, soit même annuelles, dans le prix des subsistances? Les salaires ne peuvent les suivre, ni baisser, ni s'élever dans les mêmes degrés. L'ouvrier, il est vrai, pendant quel ques mois, se trouvera, par le bas prix, dans une

sorte d'aisance; mais elle n'est que passagère, et n'a aucune proportion avec l'état de souffrance où quelques mois de cherté peuvent le réduire. Me comprenez-vous?

Me. A. Assez bien, je crois. Si l'on ne peut avoir le bas prix, sans s'exposer à une grande cherté, un prix constant vaut bien mieux, fût-il même un peu haut. Mais comment faire donc pour soutenir cette égalité dans le prix du blé ?

M. D. Fort simplement, mon ami: maintenir la Tiberté entière et la parfaite sûreté du commerce. Par ces seules opérations, le commerce prévient tout à la fois et l'avilissement et la hausse exagérée; que la circulation, les achats, les ventes, les marchés, les marchands, que tout soit libre; alors s'il reste quelques variations dans les prix, elles seront si légères, que les salaires une fois portés à leur juste proportion, se trouveront toujours suffisans pour assurer sans peine la nourriture des familles indigentes.

Résumons maintenant, et répondez exactement. Sans le commerce ‚ pouvez-vous avoir cette constance dans les prix, si utile aux pauvres?

Me. A. Non..

M. D. Sans le commerce, l'agriculteur fera-t-il les frais nécessaires pour améliorer ses champs, et fa France produira-t-elle autant, de grains qu'elle en peut produire.

Me, A. Non.

M. D. Sans le commerce, les disettes seront-elles prévenues à temps? aurons-nous des secours proportionnés aux besoins ?

Me. A. Non.

M. D. Sans le commerce, le midi peut-il alimentet le nord de son superflu? et la France perdant tous les fruits de sa fertilité, loin de l'accroître, peut-elle conserver l'abondance même de ses récoltes actuelles ? Me. A: Non; je l'avoue encore.

M. D. Enfin, sans liberté et sans sûreté, le commerce peut-il exister?

Me. A. Non; je suis forcé d'en convenir.

[ocr errors]

M. D. Me. Adam, je vous estime beaucoup; non seulement vous me suivez avec attention, et mo répondez avec justesse, mais vous avouez aussi les faits avec une bonne foi bien rare. Ainsi trouvez bon que je continue encore quelques momens un entretien que vous me rendez si agréable.

Maintenant que pensez-vous de cette profession du commerce qui consiste à procurer aux autres les denrées dont ils besoin ? Est-elle utile ou nuisible? Me. A. Elle est utile assurément.

M. D. Et quel est le plus avantageux pour nous d'avoir beaucoup de gens qui se livrent à cette profession, ou d'en avoir peu.

Me. A. Mais... beaucoup, ce me beaucoup, ce me semble; car s'il y en a peu, ils feront la loi aux chalands.

M. D. Parfaitement répondu. De façon donc que vous trouvez injuste cette idée fâcheuse qu'on attache au métier de marchand de blé, et par conséquent aussi vous ne trouvez guère raisonnable de rebuter ceux qui voudroient exercer aussi utilement leur industrie, en les injuriant, en les dénonçant, en les maltraitant, en menaçant, en violant leurs personnes et leurs biens? N'est-il pas vrai que cela vous paroît insensé ?

Me. A. Vraiment, oui; quelquefois du moins. Mais enfin si ces marchands veulent gagner trop? s'ils gardent malicieusement leurs blés, pour les vendre plus cher....?

M.D. Ces abus et d'autres encore sont possibles: mais c'est lorsque le commerce est gêné. Qu'il soit libre, la concurrence forcera les marchands de borner leurs profits. Qu'il soit libre, chaque commerçant voudra retirer ses fonds; outre le déchet naturel, il craindra les accidens qui peuvent détériorer sa marchandise; il craindra aussi que d'autres négocians ne viennent en offrir à un moindre prix. Chacun enfin, par toutes ces craintes, sera forcé de vendre promptement.

Me. A. Mais enfin, vous avez beau dire, il y a des monopoleurs, des accapareurs. . . . .

M. D. Il y a beaucoup de gens à qui l'on donne ces noms odieux, et c'est déjà un grand mal, comme vous l'avez vu, puisque les désagrémens attachés au commerce diminuent le nombre et la salutaire concurrence des commerçans, Mais ensuite savez-vous bien ce que veulent dire ces mots tant répétés? et voulezvous que je vous l'apprenne?

Me. A. Vous nous ferez plaisir.

M. D. Monopoleur désigne un homme qui voudroit s'emparerseul du commerce d'une denrée. Accapareur, c'est celui qui, par des marchés sur lesquels il donne des arrhes, s'assure d'avance d'une quantité de certaine marchandise, assez grande pour en accroître la rareté et le prix. Ces manœuvres sont coupables; mais vous voyez en même temps combien elles sont difficiles avec un commerce libre, actif et constant. Ainsi, plus nous haissons, plus nous craignons l'accaparement et le monopole, plus nous verrons avec joie se multi· plier les bons et utiles négocians.

Me. A. Mais la loi ne prononce-t-elle rien contre les véritables accapareurs?

M. D. Non, pas même dans les autres commerces, où cet abus est plus facile que dans celui des grains. Et pourquoi ? C'est qu'on a senti la difficulté de distinguer l'innocent du coupable. On a craint de frapper l'industrie, en croyant n'atteindre que la mauvaise foi; on a craint d'arrêter le commerce, au lieu d'en réprimer les abus. Or ce que les législateurs n'ont pas voulu laisser au jugement d'hommes instruits, comment des citoyens peu éclairés pourroient-ils le juger euxmêmes précipitamment, et sur les plus vaines apparences. Est ce une multitude échauffée qui saura dis cerner les faits, et même s'en assurer? Ce qu'elle croit un accaparement immense, n'est presque toujours qu'une foible partie de ce qui est nécessaire pour soutenir, pendant très-peu de temps, le marché d'une grande ville.

Me. A. Vous m'avez éclairé, voisin Desfort; je commence à croire qu'il faut que le blé circule en pleine

liberté; je crois qu'un marchand de blé est un homme qui contribue à maintenir l'égalité dans les prix, et à répandre les subsistances avec plus d'uniformité sur tous les cantons de la France; qu'ainsi nous ne devons pas voir en lui un ennemi, mais plutôt notre bienfaiteur, et celui de nos frères ; je crois qu'enfin il n'y a pas autant d'accapareurs qu'on dit, et même qu'il y a des inconvéniens à taxer les grains. Mais il me reste un doute. Je me souviens qu'autrefois, le parlement défendoit le transport des grains, qu'il les taxoit; que le gouvernement même a souvent imité nosseigneurs.

M. D. Me. Adam, votre mémoire est fidèle, mais vous devez aussi vous souvenir comme quoi l'on disoit alors que les robins et les grands seigneurs étoient eux-mêmes de grands monopoleurs et des accapareurs puissans. Cela est-il vrai ?

Me. A. Oui, vraiment; je me le rappelle aussi.

M. D. Et comme quoi la taxe ne duroit qu'un moment, et ne faisoit qu'augmenter la cherté; d'où l'on pouvoit conclure que tous ces arrêts n'étoient que les expédiens d'un jeu barbare, établi sur notre nécessaire. Me. A. H y avoit bien de l'apparence.

M. D. Et comme quoi encore on auroit été penda haut et court, si on avoit dit ces vérités seulement à deux ou trois personnes.

Me. A. Oh! pour cela, c'étoit bien sûr.

M. D. En sorte que s'il y a quelque conséquence à tirer de l'exemple de ces magistrats aristocrates, c'estque la taxe est un mauvais moyen, comme tout ce qui gêne la liberté du commerce? N'est-ce pas encore un raisonnement juste?

Me. A. On n'y peut rien opposer; et je parierois à présent que ceux qui nous conseillent de faire comme les parlemens, sont des monopoleurs et des aristocrates

comme eux.

M. D. Vous parieriez à coup sûr; tous les attroupemens qui désolent les marchés, sont composés d'ignorans conduits par des scélérats.

« PreviousContinue »