Pas un chez le curẻ, homme assez instruit et assez raisonnable, mais qui ne l'étoit pas au point d'être tolérant. Après quelques phrases d'oraison funèbre sur le mort, il s'étendit sur sa censure. Il a été sans doute, lui dis-je, en procès avec vous ? Non; il m'a cédé au contraire des droits litigieux. Il vous traitoit peut-être avec froideur? - Avec la plus tendrė amitié et une cordialité touchante. Peut-être en son jeune âge il aura usé un peu librement avec vos paysannes de la licence seigneuriale? Il a porté jusqu'au scrupule le respect des mœurs. Auroit-il envahi quelques arpens des communes? seul de nos habitans qui ne tienne de lui, ou unê vigne, ou un champ, ou une maison. - J'ai aperçu des manufactures aux environs de ce village : s'étoit-il arrogé sur elles quelque privilèges exclusifs ? Celui de les secourir: durant toute sa vie il n'a pas laissé un pauvre désœuvré, ni un atelier désert, ni une boutique croulante. Négligeoit-il par hasard les devoirs de religion? - Il les accomplissoit régulièrement : il a rebâti mon église il a renouvelé tous les ornemens ecclésiastiques: il a fondé une place de maître d'école : il a institué une maison de sœurs de la charité, et il a laissé un fonds suffisant pour l'entretien. d'une pharmacie : il a été, en un mot, l'image de la divinité; mais, hélas! il n'y croyoit pas : il étoit athée : je n'ai pu le convertir: il auroit gagné le paradis tout entier hélas! en ce moment il brûle en enfer. : Le pauvre curé se désoloit. Je tirai de ma poche l'apologue qu'on va lire : c'est l'ouvrage de Francklin, cet homme divin que l'oracle de Delphe auroit nommé, avec Socrate, le sage de l'univers. Il y avoit un homme de bien, nommé Montrésor, " qui étoit fort malade : son curé, croyant qu'il alloit " mourir, lui conseilla de faire sa paix avec Dieu, afin d'être reçu en paradis. Mais Montrésor lui " dit: J'ai peu d'inquiétude sur ce sujet ; car, cette * nuit, j'ai eu une vision qui m'a fort tranquillisé. "Quelle est-elle ? dit le bon pasteur. J'ai été, lui ,, dit-il, à la porte du paradis, avec une foule de "personnes qui vouloient entrer. Saint Pierre deman "doit à chacun de quelle religion il étoit. L'un répondoit Je suis catholique romain : Eh bien, disoit "Saint Pierre, entrez et prenez place parmi les catho liques. Un autre dit qu'il étoit de l'église anglicane. ,, Eh bien, dit saint Pierre, entrez et placez-vous " parmi les anglicans. Un autre dit qu'il étoit Quaker. ,, Entrez, dit saint Pierre et mettez-vous au rang "des Quakers. Enfin il m'a demandé de quelle "religion j'étois. Hélas! ai-je répondu, je n'en ai " point d'autre que la loi naturelle et l'amour du "genre humain : le Saint réfléchit un instant, ensuite il me dit Entrez toujours, et placez-vous où vous " voudrez "". : Le curé, après avoir lu cet apologue, rêva un instant comme Saint-Pierre, ensuite il me dit avec ingénuité: En écrivant son apologue, Francklin étoit plus frappé de l'idée de Dieu que de celle du peuple. Je pense comme lui que la vertu seule doit être d'un grand poids dans la balance d'un Dieu juste: mais peut-on espérer qu'elle suffise pour conduire un peuple grossier? Non; il a besoin encore du frein de la religion. Il faut par de mystérieuses cérémonies étonner ses regards; il faut lui montrer des statues d'anachorètes, des tableaux de pénitens, des processions de pontifes et de lévites; il faut, pour subjuguer son imagination, faire mugir l'enfer sous ses pieds. Les pratiques pieuses, les petites dévotions, la légende dorée, les fausses apparitions des morts, tout cela contribue à le rendre moins féroce et plus docile. Une croix plantée sur un tertre, une chapelle bâtie au bord d'un précipice une madone nichée dans le tronc d'un vieux chêne au fond d'une vaste forêt, un hermitage accrédité par une relique miraculeuse, sont pour lui des rencontres heureuses ou des pélérinages édifians. Sortez le paysan du temple magique des superstitions, vous le replongez dans son ancienne barbarie; il cessera d'obéir en même temps que de croire; il bravera les supplices de la grêve aussi hardiment que ceux de la foi; en un mot, il ne craindra ni le ciel ni la terre, dès qu'il ne craindra plus d'être damné. Je répondis à l'éloquent pasteur : Votre raisonnement porte sur deux principes ou sur deux préjugés faciles à détruire l'importance des opinions religieuses et l'utilité des pratiques dévotes. L'expérience de tous les peuples et de tous les siècles est contre vous. Le judaïsme n'a produit que des usuriers et des pharisiens; le mahométisme que des esclaves, des eunuques et des fatalistes aveugles; le christianisme que des nuées de moines, des légions de sectaires, un monde d'hypocrites ou d'enthousiastes, et dix à douze siècles de schisme politique et de guerres civiles; le culte de Zoroastre [1] qu'un collège de diseurs de bonne aventure, une compagnie de fabricans d'amulettes [2], et une nation efféminée [3] qui a été vaincue par une poignée de Grecs, une phalange de Macédoniens, et une populace de Turcs; la foi de Brama que des Gymnoso phistes [4] charlatans, des Naïres [5] oppresseurs, des Banians [6] avides, des parias [7]abandonnés, le baptême du gange [8] et l'incendie des veuves [9]; enfin la religion d'Osiris que des Hierophantes silencieux, des Pharaons persécuteurs, d'inexplicables énigmes, d'absurdes traditions, des momies qui attendentlarésurrection, et des pyramides quichargent encore une terre d'esclaves. Voilà pour l'importance des opinions religieuses. Voici pour l'utilité des pratiques dévo (1) L'adoration du soleil et du feu. (2) Une amulette est une espèce de figure ou de caractère auquel la crédulite attache la faculté de guérir et de préserver de quel ques maux. (3) Les peuples de la Perse défaits par les Athéniens Thémistocle et Miltiade, conquis par Alexandre, et ensuite subjugués deux fois par les Tartares, sous la conduite de Gengis-Kan et de Tamerlan. (4) Anciens philosophes indiens, affectant un mépris cynique des mœurs et du costume de la société. (5) Ce sont les seigneurs nobles ou chefs militaires de l'Inde. (6) Prêtres et moines idolâtres de l'Inde. (7) Mot qui signifie homme vil, et par lequel on designe la multitude, le peuple foulé et méprisé. (8) Voy. la note qui se trouve après ce morceau. (9) On sait qu'à la côte du Malabare, l'usage et la superstition veut qu'une femme, pour preuve de sa fidelite, se brûle sur le même bûcher qui doit consumer le cadavre de son époux. tes: jugez-en, Monsieur le curé, par un simple coup-d'œil: jetez un regard sur les peuples catholiques : quel est le plus fidèle observateur de ces pratiques monacales? L'Espagnol, le Portugais, l'Autrichien, l'habitant du Tibre et le voisin du Vésuve : or est-il dans le monde catholique une race plus fainéante et plus cruelle que la race espagnole, un troupeau plus servile et plus lascif que le troupeau portugais, des brigands plus déprédateurs et plus sanguinaires que les pandours et les hussards de l'Autriche, des mendians plus superbes, plus fourbes, plus vindicatifs que ceux du capitole, une horde plus sauvage, et en même temps plus corrompue que les Lazaroni [1]de Naples? Jetez un regard sur la foule innombrable des sectes chrétiennes: quelles sont celles qui abhorrent le plus ou pratiquent le moins toutes vos dévotions automates et idolâtres? Le calviniste, les frères Moraves, les Hernutes, les Anabaptistes et les Quakers. Or est-il, dans toute l'étendue de la chrétienté, des sujets plus laborieux ou des ministres plus savans que ceux du calvinisme? est-il des religieux plus charitables ou des missionnaires plus héroïques que les frères Moraves et les Hernutes? est-il des laboureurs ou des bergers qui servent mieux la terre par leurs travaux champêtres et leur probité pastorale que les anabaptistes? et qui enfin oseroit exiger, pour ses sermens les plus solemnels, pour ses contrats les mieux accompagnés de témoins, la foi que l'on accorde à la simple parole et à la promesse solitaire de l'incorruptible Quaker? Jetez un regard sur les annales de notre empire. Quels ont été nos rois les plus barbares et les plus perfides? Ceux qui furent les plus dévots. Clovis embrassoit la croix d'une main, et de l'autre il fendoit le crâne de son beau-père et de ses soldats. Gontran fondoit des mo-, (1) Ou appelle ainsi une populace d'environ 50 mille fainéans, qui vivent sous le beau ciel de Naples en vrais sauvages; sans propriété, sans métier, sans industrie, sans lois, sans mœurs, séditieux, superstitieux et cruels, ils sont la terreur de ce gouvernement, qui, tout despotique qu'il est, n'a pas la force de les contraindre au travail, et de les tirer de cette barbarie. nastères, et les dotoit de ses plus belles forêts, tandis qu'il faisoit lapider un de ses chambellans, soupçonné d'avoir tué un bufle dans une forêt royale, et qu'il incendioit une cathédrale superbe où le duc Boson son ennemi s'étoit réfugié. Charles le Chauve soumettoit sa tête chenue à toutes les couronnes d'épines dont les évêques l'accabloient; il exécutoit les pénitences les plus sévères qu'ils lui imposoient; ils visitoit, pieds nus, des chapelles bâties sur des lieux escarpés ; et pendant ces pieux exercices, il faisoit arracher les yeux à Bernard son neveu. Louis IX, au milieu de sa piété exemplaire, au milieu de sa sainteté véritable, paya le tribut à la fausse dévotion. Il abandonnoit son conseil dès que l'Angelus sonnoit l'heure de sa prière. Il vouloit abandonner le trône pour s'ensevelir dans un cloître dominicain. Il abandonna son peuple fidèle pour aller égorger des peuples innocens. Il exhortoit ses courtisans à ne réfuter les argumens d'un hérétique ou d'un impie qu'en plongeant dans leur sein leur épée jusqu'à la garde. Il condamna, dans le même esprit, tout Français à qui un blasphême ou un simple jurement échapperoit, à porter sa langue imprudente sous un fer brûlant, loi digne d'un Néron qui auroit voulu venger Dieu lorsqu'on l'injurioit étourdiment, comme il se vengeoit lui-même lorsqu'on s'endormoit au théatre au récit de ses vers. Saint-Louis auroit dû suivre la maxime du sénat romain, qui, en fait de sacrilèges obscurs, prononçoit toujours que les dieux seuls en étoient juges, parce qu'eux seuls savoient ce qui les blessoit ou non: Deorum offense, diis curæ. Je me suis étendu sur ce roi canonisé, parce que l'on connoît mal sa dévotion. On connoît mieux celle de Louis XI ; la sainte Madone à laquelle il faisoit la confession de ses crimes, et la confidence de ses complots; l'hostie consacrée qu'il portoit sous sa cuirasse, pour opposer un double rempart aux assassins et aux remords; le crucifix béni à Rome, aux pieds duquel il juroit ses alliances et signoit ses traités, mais sous lequel étoit un bref du pape, qui annulloit ses sermens et ses promesses; les pélerinages solemnels qu'il faisoit dans les provinces, et qui se ter |