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prodigua la ressource dangereuse des calmans. Enfin ces souffrances l'empêchoient de composer, souvent même de penser; et cette privation de son plus grand plaisir le plongea dans des accès de mélancolie qui achevèrent d'altérer ses forces et tous ses organes. détruisoit, amaigrissoit, s'affoiblissoit de jour en jour.

Il se

Les événemens publics qui signalèrent l'été de 1791, en sollicitant son ame, consumèrent le reste de ses forces. Le 21 juin, il se transporta au département; il y parla avec véhémence et avec habileté. Tant que le danger dura, son ame oublia son corps; il donna, souffrant et mourant, l'exemple de l'intrépidité éclairée, de l'activité vigilante et infatigable. Mais bientôt après, de nouvelles crises lui firent expier ces prodiges de vertu.

Le jour qu'on célébra le triomphe funéraire de Voltaire, est une époque remarquable de sa maladie. Il faut avoir connu son enthousiasme, pour savoir quelles émotions devoit lui donner cette majestueuse solemnité. Toute la révolution est là, disoit il; quel spectacle en Europe qu'une grande fête publique, où le noble et le prêtre ne jouent aucun rôle; où la magistrature est aux pieds du génie, où les métiers, les arts et les sciences s'honorent eux-mêmes par les honneurs qu'ils rendent!.. Le temps étoit humide etfroid; il resta durant plusieurs heures attaché à une fenêtre, devant cette apothéose philosophique, en extase, et étonnant ceux quil'entouroient, de l'éclat des discours par lesquels il exhaloit les transports de son admiration.

Depuis ce jour, ses jambes étant considérablement enflées, on changea la méthode de son traitement. Quelque temps après cette enflure disparut; les douleurs revinrent: ces variations continuelles déroutoient l'art et lassoient le malade.

La nouvelle législature fut convoquée; Cérutti fut élu; ill'avoit ardemment désiré. Ce succès, et la perspective qu'il lui offroit, suspendirent un moment ses maux. Il sembla renaître; déjà il m'entretenoit des efforts qu'il comptoit faire pour le salut public, et moi je lui parlois des ménagemens qu'il faudroit avoir pour sa santé.

Enfin s'ouvrirent les séances de l'assemblée nationale; hélas ! il n'a fait qu'y paroître. Au premier pas, il succomba. C'est encore son plus grand regret: Je comptois bien y périr, me disoit-il, mais j'aurois voulu du moins y donner plus d'un bon exemple, y ouvrir plus d'un bon avis.

Depuis le mois de novembre, de violentes douleurs, des crises multipliées ont précipité sa fin; il a vu sa destruction ; il l'a vue sans crainte, et avec indifférence. Il n'a plus cherché que les moyens de la rendre encore plus prompte, et sur-tout moins cruelle, par des lectures philosophiques, par de doux entretiens, même par la composition de plusieurs écrits. Pour jouir de son esprit, pour endormir ses souffrances, il a sur-tout invoqué le secours de l'opium, ami dangereux, dont il chantoit sans cesse les louanges. Rien n'égaloit, à l'entendre, le calme voluptueux, la rêverie enivrante dans laquelle il le plongeoit; rien n'égaloit même la beauté des idées, l'éloquence et la grace des discours qu'il lui inspiroit. C'étoit l'opium qui, dans ces derniers temps, avoit ranimé son goût pour la poésie. C'est dans le ravissement, dans l'exaltation délicieuse que ce breuvage lui procuroit, qu'il a voulu revoir, et qu'il a recomposé tout entier l'ouvrage (1) dont nous donnons ici deux morceaux admirables.

Hélas! quand vous les lirez, bons villageois, le génie qui les dicta n'existera plus. Jouissez donc encore de sa pensée, jouissez même de son image; car l'homme vertueux qu'il s'est plu à peindre se rendant, au milieu d'une campagne féconde, heureux du bonheur qu'il multiplioit autour de lui; c'étoit lui même,

(1) Cet ouvrage vient de paroître; il est intitulé: LES JARDINS DE BETZ, poëme, accompagné de notes instructives sur les travaux champêtres, sur les arts, les lois, les révolutions, la noblesse, le clergé, etc. Nous donnerons dans nos Feuilles suivantes une grande partie de ces notes, qui charment également les esprits les moins cultivés, et les esprits les plus profonds.

N°. 20. Seconde année.

V 3

tel qu'il avoit existé pendant dix années, tel qu'il seroit aujourd'hui, si la révolution n'eût dérangé ses projets de retraite agreste et philosophique.

TABLEAU POÉTIQUE

DU CARACTÈRE ET DE LA VIE D'UN HOMME DE BIEN,

Propriétaire, Cultivateur, Philosophe, et sur tout bienfaisant :

Tiré du poëme des Jardins de Betz; par M. CÉrutti (1).

Heureux qui jeune encore et libre en ses penchans, A la cour, aux cités a préféré les champs,

Et qui, loin du tumulte, et dans un doux silence, Au milieu des jardins va semer l'opulence,

Fertiliser sa terre, en être le soutien,

Faire le bien du monde en cultivant son bien !
Adorateur constant des beautés naturelles,
Jamais exagéré, ni refroidi pour elles,
Il construit des jardins, non en décorateur
Mais avec les projets d'un esprit créateur.
Sur un sol infécond, versant un or fertile,
Il fait germer le sable, il fait fleurir l'argile (2).

(1) Ce poème, accompagné de notes instructives sur les travaux champêtres, sur les arts, sur les lois, les révolutions, la noblesse, le clergé, etc., se vend à Paris, chez DESENNI, au Palais Royal.

(2) Le sable mêlé avec l'argile la plus froide et la plus lente à produire, contribue à la réchauffer, et hâte ses productions. Dans les dégels, la neige et la glace qui couvrent un terrein sablonneux, fondent toujours plutôt qu'ailleurs; et les châtaigniers des Alpes, dont le pied est recouvert de sable, sont les plus précoces et les plus féconds.

Sous un roc à, jadis, s'engloutit un ruisseau,

Il exhume une eau vive, et l'amène au hameau (1).
Fermier du pauvre, il plante, autour de sa chaumière,
Un verger qui promet, un jardin qui prospère.
L'élite des troupeaux, l'élite des bergers (2),
Arrivent à sa voix des climats étrangers.
Jamais oisif, il va de sa main vigilante
Presser le soc tardif, guider la serpe errante,
De sa vigne nouvelle exhausser les abris,
De ses vieilles forêts repeupler les débris:
Lui-même enfin cultive, exemple vénérable,
L'arbre, le cep, l'épi qui nourriront sa table.
Le pontife du lieu des laboureurs amis,

A ses jeux, ses festins, chaque jour sont admis.
Il repousse des grands la visite importune,
L'hommage insidieux, l'insolente fortune.
Sa vie indépendante écarte loin de lui

Deux conseillers pervers, la chimère et l'ennui;
Et si d'heureux travaux charmèrent sa jeunesse,
D'héroïques bienfaits illustrent sa vieillesse.
Ange libérateur, il répara cent fois
L'injure des saisons, et le crime des lois.

La disette, au front pâle, aux regards faméliques,
Vient-elle épouvanter ces cantons pacifiques?

(1) Une fontaine dans un village est le premier trésor du paysan, et le premier besoin des troupeaux et du bétail. Dieu récompense un verre d'eau donné à un pauvre : le bienfaiteur qui donne une fontaine, mérite un autel de la postérité qu'il abreuve.

(2) En Alsace, en Lorraine, quand on veut remettre en valeu une terre appauvrie, ou ranimer des troupeaux languissans, on prend pour fermier ou pour berger des paysans anabaptistes.

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Il vole sur son char de maisons en maisons;
Distribuant le fruit de ses vastes moissons.

Ses généreux coursiers, chargés de ses richesses,
Pardes hennissemens annoncent ses largesses.

L'abîme est-il comblé? d'un visage serein

Il ferme ses greniers, il rouvre son jardin.

Le premier fruit qu'il cueille est la philosophie.
Méditant les erreurs de l'une et l'autre vie,
Dans la foi des vertus affermi chaque jour,
Il brave les enfers, comme il brava la cour.
Quand l'ombre de la mort couvrira sa demeure,
La paix embellira jusqu'à sa dernière heure.
Foible, expirant, il vient de sa mourante voix
Saluer ses jardins, ses champs, ses près, ses bois.
Avec ce riche empire, et ce vaste héritage,
Illègue à ses enfans le bonheur du village
Et reposant sa tête et son cœur vertueux,
Il finit de ses ans le cours majestueux.
Sa cendre, déposée au fond du sanctuaire,
Sera l'objet touchant du culte populaire :
Tout le hameau dira: Chaque pas qu'il a fait

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A laissé dans nos champs la trace d'un bienfait. ,, Passant, prie avec nous aux pieds de ce grand homme; » L'amour public l'invoque : il juge mieux que Rome,

CONVERSATION

PHILOSOPHIQUE

Entre M. CERUTTI et un CURÉ, sur cette question: Les superstitions religieuses et les terreurs de l'enfer sont-elles un frein nécessaire et convenable pour contenir le peuple ignorant?

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J'ai passé dans le village même où l'on regrettoit l'homme bienfaisant que j'ai dépeint. je logeai

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