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porter, qu'en leur développant l'un des plus grands bienfaits que l'humanité doive à la science et à la philosophie. Ce que vous n'avez pu faire encore, qu'il me soit permis de l'essayer. J'en ai bien le droit, Messieurs, moi qui dois à cette grande découverte une consolation, sans laquelle la vie m'eût été si pénible.

Peu d'hommes ont senti plus vivement que moi le plaisir d'être père. Mais aucun père n'éprouva jamais une douleur plus amère que la mienne, lorsque, peu de temps après la naissance de mon fils, je reconnus que la nature n'avoit point achevé son ouvrage, que l'organe de l'ouïe ou n'existoit point, ou resteroit à jamais imparfait et paralysé. Mon désespoir s'accrut encore en découvrant que la privation de l'ouïe entraînoit celle de la parole, que mon fils étoit irrémédiablement sourd et muet. Enfant infortuné, dis-je alors en l'embrassant, en le baignant de mes larmes, te voilà donc condamné à vivre solitaire parmi tes semblables, étranger parmi tes frères, stupide et inculte. parmi des mortels éclairés et polis. Tu mourras sans avoir communiqué avec cette foule d'êtres sensibles qui t'environnent. Tu aimeras sans pouvoir le dire; tu seras chéri sans pouvoir entendre la voix de l'amitié. Tu seras un fils reconnoissant, sans savoir que tu as un tendre père. Moins heureux que les animaux, tu es, au milieu de ton espèce, une espèce inférieure. Ton intelligence même, qui s'élève au dessus de l'instinct, ne servira qu'à ton tourment. Tu sentiras en toi une ame que tu ne pourras épancher, un esprit que tu ne pourras cultiver. Témoin de plaisirs et de chagrins qu'il ne t'est point donné de partager, tu ne tiendras à tes pareils que par la froide. pitié que tu leur inspireras, ou par l'inquiète jalousie qu'ils te causeront sans cesse. La nature ne t'offrira qu'un tableau insensible, et la société qu'une vaste énigme. Car tous les êtres seront pour toi muets et sourds comme toi

même.

Plus je réfléchissois, plus le sort de mon fils me sembloit affligeant. Nous n'acquérons d'idées que par nos sens; nos sens même se perfectionnent les uns par les autres. On voit mieux, parce qu'on peut toucher

ce qu'on voit. L'oreille a des correpondances semblablables avec tous les organes. Que de moyens dont mon fils est privé ! Mais la parole sur tout, c'est par elle que nous apprenons à penser, que nos sentimens se gravent dans la mémoire, et deviennent des idées. Qu'étoient les hommes avant l'art du langage? Des bipèdes misérables, isolés, errans dans des forêts, hurlans, rampans dans les cavernes, n'ayant que des besoins, et moins intelligens que nos animaux domestiques, perfectionnés par leur commerce avec nous. L'écriture qui nous réunit aux absens, la lecture qui nous fait vivre avec les morts, l'imprimerie qui pro-. page les vérités, tant de sublimes inventions qui font la grandeur et la félicité de l'homme, elles sont pour le sourd-muet, comme si elles n'existoient point. En vain son corps croît, se développe, et présente l'homme doué de force et de beauté. Son esprit mort-né vieillit dans un long et triste avortement.

Au milieu de ces pensées douloureuses, j'apprends qu'il existe pour ceux qui ne peuvent ni parler ni entendre, un art de converser avec les autres hommes, de transmettre et de recevoir des connoissances. J'apprends que la parole, qui sert à l'esprit comme d'une main pour saisir, pour fixer les pensées, peut être suppléée par cet art miraculeux ; qu'avec le langage des signes, je pourrai traduire aux yeux de men malheureux enfant toutes les idées et tous les mots ; qu'il verra passer sur mes lèvres les discours que je prononcerai; qu'il me lira; qu'il m'ér.ira; qu'il peut tout savoir, sans pouvoir tout sentir.

Je n'hésitai point; ranimé par ces espérances, je formai le dessein de m'instruire moi-même dans cet art, étonné seulement que d'autres que des pères l'eussent inventé et perfectionné. J'accourus chez l'illustre instituteur des sourds-muets; je me fis son disciple, pour devenir le maître de mon fils. J'étudiai, je saisis sa méthode. Puisée dans les racines même du langage, sa théorie est profonde, mais sa pratique est simple. Le seul récit des premières leçons que je donnai à mon fils, la feront aisément comprendre du plus grand nombre de vos lecteurs.

Le voilà cet enfant privé de l'ouïe et de la parole! Comment se mettre en communication avec lui ? Par les signes qui parlent à ses yeux. Ce langage lui est déjà familier; il est expressif; il a même l'avantage d'être commun à tous les hommes et à tous les temps; il est la langue primitive, universelle, et toujours vivante du genre humain.

C'est par ce moyen que je vais l'instruire dans la langue française, la lui faire lire et comprendre. Avant de rien enseigner, donnons-lui d'abord le désir d'apprendre. Eveillons son attention, piquons sa curiosité. J'entre avec lui dans ma bibliothèque je prends un livre; je lis et j'exprime par les mouvemens de mon visage, les divers effets de tristesse ou de joie que peut produire un récit. L'enfant observe ces impressions. A quelle cause les attribuera-t-il ? Au livre, sans doute, Aussi veut-il le voir : ille prend; il n'y trouve que des caractères qui ne peignent rien à ses yeux. Mais alors ces mêmes caractères, je les lui présente sur des cartes préparées. Une à une, je lui fais considérer les lettres qui forment les mots tracés dans ce livre. Je fais plus; pour lui donner une idée de cet art merveilleux de peindre la parole et de parler aux yeux, j'ar range des lettres de manière à en former un mot ; par exemple, main. Ensuite je lui montre ma main, et lui exprime par signes que la combinaison de ces quatre caractères sert à désigner la main. Pour répéter la même leçon sous une autre forme, je fais paroître plusieurs personnes. J'engage mon fils à leur présenter les quatre lettres; chacune alors montre la main. L'enfant sourit, et de lui-même répète plusieurs fois cette expérience qu'il commence à comprendre.

Mais peut-être il croit que l'assemblage de ces lettres est indifférent. Comment lui apprendre qu'au contraire c'est leur arrangement invariable et nécessaire qui désigne l'objet ? Je reprends les cartes ; je renverse l'ordre des lettres: plus de mot alors. Je lui fais signe que tout cela ne signifie plus rien. Les assis tans s'expriment de même. Il nous entend. Aussi-tôt je rétablis le premier ordre des lettres, et le mot main reparoissant, l'enfant le reconnoît, le lit et le reli

Bientôt même mon élève veut passer de la lecture à l'écriture; il veut, avec ces lettres éparses devant lui, composer et former d'autres mots. J'emploie la même méthode et j'obtiens les mêmes succès.

De plus, à mesure qu'il apprend à former les lettres au crayon, je lui enseigne à former avec une seule main un signe qui caractérise chaque lettre. Cet alphabet sert pour les mots qu'on ne peut expliquer par des gestes, comme les noms des villes, ou les noms propres communs à plusieurs. Quant aux chiffres, il les connoît bientôt par ses doigts.

Mais la nomenclature des choses ne suffit pas. Il est une foule de mots qui n'expriment que des idées abstraites, invisibles, et impalpables. Les adjectifs mêmes qui désignent les qualités des choses, les pronoms qui désignent les personnes, ne peuvent se faire comprendre sans un raisonnement. Des pro cédés aussi simples, des signes aussi expressifs le conduisent dans ce nouveau travail. Par exemple, si je veux lui faire conjuguer un verbe, je lui rendrai sensible la différence des personnes, en agissant moi-même, ou en le faisant agir, ou en lui montrant la même action faite par un ou plusieurs autres. Si je porte une chaise, je me désigne du doigt, et lui montre écrit le mot je: qu'ensuite je lui fasse por ter la même chose, j'écris tu, et lui fais signe que c'est lui qui est la personne ainsi désignée. La différence de lui ou de moi à plusieurs autres assistans, sert à lui démontrer le pluriel et le singulier.

Les temps du verbe s'indiquent aussi clairement. Déjà mon fils connoît, comprend, sait écrire et lire les mots des jours de la semaine. Que je jette ina main derrière mon épaule, il entend facilement que je parle du passé. Lui-même, s'il veut annoncer une action future, sait bien jeter en avant sa main droite. Je suppose qu'aujourd'hui est mercredi: je l'ecris; je le fais précéder du mot aujourd'hui, et suivre par un verbe, comme, je mange. Composez cette phrase; voilà le présent exprimé. Si j'écris la même chose d'hier mardi, ou de demain jeudi, voilà le passé et le futur. Les autres jours

montreront ces deux temps plus éloignés. Observez que les gestes désignatifs se redoublent à proportion de cet éloignement. Enfin le langage des signes s'étend et s'apprend toujours de concert avec la langue écrite. Mon élève connoît les choses en même temps que les mots. La mémoire ne recueille rien que sous les ordres du jugement; méthode admirable, conforme à la raison, propre à rectifier l'esprit. Il ne manque à bien des gens qui parlent trop, que d'avoir été élevés comme mon aimable muet.

Il n'est pas un seul des différens modes d'un verbe, que je ne puisse démontrer par des moyens aussi faciles.

Si je veux rendre le mot que, et peindre la fonction qu'il remplit dans ma phrase, comme mon fils le voit toujours placé entre un nom et un verbe, ou entre deux verbes, je lui dis que c'est le nœud qui les réunit : je fais un crochet de deux doigts, ou tout autre signe qui figure cette action.

Tous les êtres ont des qualités; chaque nom a, pour ainsi dire, un compagnon assidu; c'est l'expression qui le caractérise : c'est l'adjectif. Comment le sourd-muet parviendra-t-il à l'intelligence de ces termes? Par les comparaisons avec les propriétés opposées, par des rapprochemens combinés des objets, par des procédés non moins ingénieux et non moins infaillibles.

Veut-on se faire une idée de la théorie qui démontre le verbe? S'agit-il, par exemple, du mot étre? J'écris, table noire; ensuite cette ligne qui est entre les deux mots, je l'efface; j'y substitue le mot est. Mon élève lit Table est noire. Il comprend bientôt que ce verbe est destiné à annoncer la qualité ou la situation d'une chose.

:

Les signes radicaux sont aussi d'un usage merveilleux; l'effet en est facile à saisir. Une même action, un même sentiment peut se rendre par un nom, un verbe, un adjectif, etc. Ainsi, aimer, amitié, amour, aimable, ami; ious ces mots ont le même signe radical qui s'exécute en pressant une main sur sa bouche pendant que gauche est sur le cœur, etc.; geste naturel pour exprimer la bienveillance ou la tendresse. Il ne me reste plus qu'à distinguer chacun de ces mots par les signes

la

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