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Rapport & projet de décret de M. Condorcet, fur l'orga nifation de l'inftruction publique.

La révolution feroit terminée à préfent, & peut-être fans coup férir, fi, depuis qu'elle eft commencée, le peuple français avoit acquis autant de lumières qu'il a montré de patriotifme. C'eft par fuite de la mauvaise éducation privée, & par défaut d'une bonne inftruction publique, qu'il fe trouve encore aujourd'hui des mécontens bien plus dangereux & en bien plus grand nombre que nos ennemis. Une des grandes fautes de l'affemblée conftituante eft d'avoir procédé à la conftruction du nouveau régime par les combles, & laiffé au corps légiflatif le foin d'en affeoir les bafes.

Ces bases sont de deux fortes: l'éducation domestique & l'enfeignement national.

Il falloit avant tout rappeler les pères aux fonctions faintes dont la nature les a chargés, leur en faire un devoir indifpenfable, leur enjoindre expreffément de s'en acquitter, fous peine de perdre leur état civil. Il falloit mettre entre leurs mains un livre élémentaire propre à guider les plus ineptes dans la conduite qu'ils ont à tenir envers leurs enfans, & en même temps leur prouver qu'il n'y a point de profeffions qui puiffent les en exempter. De fait, un chef de maison, quelles que foient fes occupations, trouveroit toujours bien le temps d'élever lui-même fa famille s'il l'avoit bien à cœur. Cette difficulté, la plus grave qu'on ait apportée à l'éducation domeftique, ne mérite pas qu'on s'y arrête. Pendant les premiers mois de la révolution, tous les citoyens, des came pagnes comme des villes, ont bien fu concilier le foin de leurs affaires perfonnelles, de leurs intérêts privés avec les befoins de la patrie. Il leur en a coûté des facrifices & quelques veilles. Pourquoi refuferoient-ils à l'amour paternel ce qu'ils ont donné à l'amour de leur pays? Jufqu'à préfent il y a eu mauvaise volonté de la part des parens, & le corps législatif devoit fe hâter de faire ceffer cet abus, la fource de tant d'autres. En prenant cette mefare, digne de la révolution françaife, on faifoit main-baffe fur les écoles de charité & autres, fur les penfionnats, les colléges, les académies, & on s'exemptoit de les remplacer comme on va le faire par des écoles primaires & fecondaires, par des lycées, par des inftituts,par des fociétés nationales,&c.établiflemens qui n'ont de nouveau que le changement des noms, & qui ne l'emportent fur ceux qu'ils vont remplacer que par quelques 155. Tome 12.

N°.

D

modifications, bientôt effacées à leur tour par le temps. Mais, dira-t-on, ne faut-il pas qu'un père ait reçu lui-même des leçons, avant de le charger d'en donner à fon enfam? Or, c'eft exiger l'impoffible de la génération actuelle ; il faut renvoyer à la fuivante cette éducation domestique dont on parle...

Pas tout à fait on pourroit applánir une partie des obftacles, en chargeant les pères de familles qui favent lire & écrire, d'apprendre ce qu'ils favent aux enfans de leurs voifins en même temps qu'aux leurs; ils s'acquitteroient volontiers fans doute de cette honorable tâche, fi on y attachoit, non pas les émolumens de l'instituteur des écoles primaires & fecondaires, mais une récompense flatteufe & digne d'un citoyen qui s'eft rendu effentiellement utile à fon pays.

Il femble que l'affemblée conftituante, en remettant le dépôt des loix nouvelles à la garde des pères & mères de famille, ait eu l'intention de faire revivre l'éducation domeftique, & de placer l'école primaire & fecondaire fous le toit paternel; en effet, ne font-ce pas les mères qui apprennent à parler à leurs nourriçons? Au lieu de les entretenir du diable & de l'enfer, des anges & du paradis, ne pourroient-elles pas tout auffi-bien leur faire bégayer, avec les doux noms de père & de mère, de foeur & de frère, les mots facrés de liberté, de patriotifme, qui ne font pas tout à fait auffi inintelligibles que ceux de Dieu & de religion? Et faut-il pour cela des maîtreffes d'écoles, des inftitutrices ex profeffo? Pourquoi le père, fuccédant à la tâche de la mère, n'apprendroitil pas lui-même à fes fils à lire, à écrire, à calculer? Pourquoi ne leur expliqueroit-il pas lui-même les élémens fi fimples de la morale naturelle, & par fuite ceux de la conftitution françaife?

Seulement on éliroit dans chaque canton un cenfeur des études, c'eft-à-dire, on donneroit au plus fage des vieillards de l'endroit la furveillance des mœurs & de l'éducation; tous les mois une fois les pères lui ameneroient leurs enfans pour être examinés par lui, & il feroit donner la préférence en toute rencontre au chef de famille qui a le mieux élevé fes enfans fur celui qui en a mis le plus au monde: car il doit en être apparemment des hommes comme de toutes les autres choses; la qualité avant la quantité. Le père qui refuferoit de paffer lui-même à fes enfans l'inftruction qu'il pofïède feroit regardé comme un mauvais citoyen qui fe fait remplacer dans le pofte que lui a confié fa patrie, ou qui le déferte.

Point de loix ftables fans les mœurs, point de mœurs fans l'éducation domeftique. Les écoles primaires & fecondaires qu'on nous propofe n'en tiendront pas lieu. Perfonne ne peut fuppléer un père auprès de les enfans.

Quant aux fciences abftraites & aux arts libéraux, pourquoi ne pas abandonner à l'induftrie bénévole des favans & des artiftes le foin de l'enfeignement public dans des cours particuliers, où chaque citoyen iroit à fon choix, toutefois en déchargeant des honoraires du maître les fujets qui promettent beaucoup, mais qui n'ont point la faculté de fuivre leurs goûts & de profiter de leurs difpofitions; le tout fubordonné à la furveillance des cen feurs des études établies dans les villes comme dans les campagnes?

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Cette organisation de l'inftruction publique feroit beaucoup plus fimple, beaucoup mieux convenable aux nouvelles idées, & beaucoup moins difpendieufe que celle de M. Tayllerand que nous avons déjà analyfée n°. 114; & que celle auffi de M. Condorcet, qui eft prefque calquée fur l'autre, & dont nous allons dire un mot. Ce plan, infiniment plus rapproché de la nature que le leur, a encore l'avantage de pouvoir devenir l'un des plus forts liens des familles.

Nous ferons une remarque préalable. Il affez fingulier que dans un rapport volumineux fur l'inftruction publique, dans lequel on prend l'homme dès la première enfance, à l'âge de fix ans, l'article 4 du titre 18, page 59, on ne dife rien, abfolument rien des pères & mères, ces premiers inftituteurs donnés aux enfans par la nature, & que la fociété devroit appeler auffi les premiers à fon aide pour concourir à l'organisation des premières études. Le rapporteur ne fait mention d'eux qu'une fois; il leur accorde la grace de choisir l'inftituteur de l'école primaire entre trois éligibles, qui leur feront préfentés par les profeffeurs de l'inftitut de l'arrondiffement...!

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Une autre obfervation que nous avons faite à la mière lecture de ce rapport, c'eft que dans ce projet d'organisation générale de l'inftruction, où l'on s'occupe de l'homme dès la fixième année de fa naiffance, on ne parle point du tout de l'éducation; & il nous femble que pour procéder avec méthode dans une matière qui en eft fufceptible plus que toute autre, on auroit pu Toit du peut-être la divifer en deux parties; confacrer première à l'éducation proprement dite, celle depuis la première enfance jufqu'à la jeuneffe, & réferver la

on au

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feconde à l'inftruction de la jeunesse jusqu'à l'époque de
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la première virilité.

Une troisième remarque à faire, c'eft qu'il eft bien étonnant que l'affemblée nationale, qui doit fentir toute l'urgence d'une nouvelle méthode pour les études, he trouvant pas le loifir de s'occuper du mode de la nou→ velle instruction, n'ait pas du moins décrété provifoirement un concours pour la compofition des livres élémentaires qui doivent fervir de fondemens à la nouvelle inftruction publique. Ce travail préalable eft pourtant d'une telle importance que, pour peu qu'il foit bien fait, il pourra remédier aux vices de l'organisation prochaine, telle qu'elle puiffe être, en offrant les moyens de s'en paffer ou de l'amender.

Sans doute que plufieurs écrivains patriotes n'ont pas attendu le décret définitif pour s'occuper de ce grand travail, lequel doit influer bien plus qu'on ne penfe peut-être fur la destinée de la révolution & du peuple français. Car nous nous en flatterions en vain; la révolution ne s'achevera pas, le peuple français ne fera jamais libre, tant que la lumière ne pénétrera pas également & par-tout cette maffe confidérable d'hommes qui n'ont des intérêts contradictoires que parce qu'ils n'ont pas reçu une éducation commune, infufe jufque dans les plus petites ramifications de ce grand arbre politique ; & c'est ce que M. Condorcet a fort bien fenti au commencement de fon rapport.

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Qu'on ne prenne pas pour un paradoxe; car l'expérience eft pour nous: oui, ce que nous allons dire nous l'affirmons puifqu'il n'y en a pas affez de l'autre. Oui, il vaudroit il y a trop de lumières d'une part, mieux que la nation entière fût généralement & uniformément moins éclairée, que de l'être autant qu'elle l'eft, parce qu'elle ne l'eft que par petites parcelles. Or, il n'y a que des livres élémentaires, mais parfaitement; rédigés, qui puiffent répandre également les connoiffances dont ne peut plus fe paffer le peuple de toutes les claffes; mais pour cela il faudroit au moins qu'il eût le temps de lire chez lui, à tête repofée, s'il n'a pas celui d'aller hors de fes foyers & à des heures convenues, le développement des principes d'où découlent fes droits & fes devoirs. Mais hélas ! ce n'eft pas dans ces temps orageux & difficiles qu'il fe trouvera le loifir néceffaire pour s'inftruire; tout au plus pourra-t-il dérober quelques inftans pour cela dans l'intérieur de fa famille; & voilà pourquoi il eft à craindre que tout cet appareil d'inf

entendre

truction publique ne reffemble à ces échafaudages qui tombent de pourriture avant qu'on ait pu achever l'édifice pour lequel ils avoient été dreffés. Peu différente pour le fond des anciennes études, la nouvelle inftitution ne profitera guère davantage, fi le peuple eft toujours, comme il eft encore aujourd'hui, hors d'état d'en profiter ; car enfin il est tout naturel qu'il pourvoie à fa vie, avant d'apprendre quelle vie il lui convient de

mener.

Le rapport de M. Condorcet auroit dû déjà être luimême un de ces livres élémentaires qu'il propofe de mettre entre les mains des inftituteurs; du moins il eût fervi comme de préface ou d'exemple aux autres. La lecture claire, agréable & facile eût infpiré à l'homme du peuple le défir d'apprendre & l'impatience d'en trouver les moyens. Mais plus abftrait encore que celui de M. Tayllerand, il est plus d'un membre du corps légiflatif qui certainement ne l'a pas entendu au premier abord.

Nous avons cru remarquer dans l'ensemble, auffi-bien que dans les détails du plan de M. Condorcet, un peu de ce ton pédantefque qu'on reproche aux ftatuts de l'univerfité; il perce dès l'article premier du titre pre

mier.

aura cinq degrés d'inftruction qui correfpondront » aux befoins qu'ont les différens citoyens d'acquérir plus » ou moins de connoiffances ».

L'auteur du rapport nous avoit promis en commençant que fon projet d'inftruction publique réaliferoit l'égalité politique reconnue par la loi; & déjà ici, il nous fait preffentir qu'à l'avenir comme par le paffé tous les hommes n'auront pas un befoin égal de connoiffances; & par le fait, cela ne peut pas être autrement dans la fociété civile. Mais pourquoi s'être flatté d'abord de remédier à ce mal néceffaire?

Ces cinq degrés font des écoles primaires & fecondaires dont les maîtres s'appelleront inflituteurs; des inftituts & des lycées dont les maîtres s'appelleront profeffeurs.

Et enfin une fociété nationale dont le nombre des mem

bres fera fixé.

Les élèves ne feront pas admis aux écoles avant l'âge

de fix ans.

Si l'on retrouvoit dans ce programme les mots de colLige & d'écoliers, ne croiroit-on pas lire un réglement des

anciennes études ?

"On fera compofer inceffamment des livres élémentaires pour les enfans & d'autres pour les inflituteurs ». Cela devroit déjà être fait, & il falloit commencer

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