Page images
PDF
EPUB

longue habitude du pouvoir, et par la jouissance des privilèges, pour croire qu'un serment produise sur leurs esprits un effet que la raison, la justice, la force et des exemples terribles, n'ont pu obtenir. Le serment de maintenir la constitution auroit été un des plus grands moyens d'affermir notre liberté, si nous eussions su en user. Supposons l'ensemble de la constitution achevé, les municipalités organisées, le tableau civique rédigé, et enfin, les articles constitutionnels séparés du reste de l'ouvrage, qui ne doit être regardé que comme simple réglement, alors la nation francaise se seroit assemblée en personne, par assemblées primaires; il lui auroit été fait lecture des articles de la constitution, et les citoyens se seroient retirés. Huit jours après, il y auroit eu une nouvelle assemblée, dans laquelle chaque citoyen auroit donné son vou individuel sur la constitution, par oui ou non. On sent bien que la très-grande majorité se seroit réunie en faveur de la constitution, fûtelle beaucoup plus imparfaite, parce que le nombre des citoyens qui sont intéressés à maintenir la force publique est iufiniment supérieur à celui des brouillons et des fripons qui peuvent profiter de l'anarchie. Pour qu'il se fût réuni une majorité de voix contre un point de la constitution, il n'auroit pas fallu seulement qu'il se trouvât impolitique ou dangereux, il auroit fallu qu'il fût absurde et révoltant, comme, par exemple, le marc d'argent (1).

Le recensement des volontés individuelles auroit été fait dans chaque assemblée primaire ; il auroit

(1) Ce malheureux décret du marc d'argent, si justement tourné en dérision par le peuple, servira du moins à prouver à nos représentans qu'ils ne rencontrent pas la volonté générale d'une manière infaillible; car, sur ce point, leur volonté et celle de la nation sont manifes Lement en contradiction,

été porté à chaque municipalité, qui l'auroit fait passer à l'assemblée nationale. Le recensement: général auroit été une opération facile; il auroit été rendu public par la voie de l'impression, et proclamé dans l'assemblée nationale.

Alors le roi eût été invité de se rendre au milieu des représentans de la nation. Il lui eût été fait lecture des articles de la constitution. On lui eût présenté le recensement des volontés du peuple fiançais, et le président lui eût dit : « Ce n'est pas la volonté de l'assemblée nationale qui forme la loi sous laquelle vous allez régner, c'est la volonté expresse de la nation. Jurez, Sire, que vous l'observerez exactement, et que vous la ferez exécuter ». Le roi auroit prononcé le serment, et notre liberté seroit assurée.

Que l'on ne dise pas que le roi s'est associé intimement aux travaux des représentans de la nation, et que, par conséquent, il a suffisamment accepté la constitution. Cela ne suffit pas; il faut qu'il jure de l'observer. Il juroit bien d'observer une foule de volontés particulières des provinces qui s'étoient réunies à la monarchie; pourquoi ne jureroit-il pas de se soumettre à la volonté générale? Ce n'est pas trop d'un serment pour assurer la liberté publique. Au reste, je dois le dire; ce n'est pas Louis XVI qu'il faut craindre, qu'il faut enchaîner par des sermens, c'est le pouvoir exécutif.

L'ordre naturel étoit de faire jurer d'abord l'observation de la constitution par celui qui a intérêt à la détruire; c'est-à-dire, par le pouvoir exécutif: les représentans auroient juré ensuite de la maintenir contre toute autre volonté que la volonté . générale. Ce serment eût été répété par chaque citoyen individuellement. Il auroit juré ce qu'il auroit connu; son esprit et son coeur eussent été d'accord avec ses lèvres, en prononçant les paroles du serment, et cet acte eût donné au peuple une juste idée de ses devoirs comme de ses droits.

Que

Que l'on vienne maintenant à faire faire un autre serment, lorsque la constitution sera achevée, ce ne sera plus qu'une froide répétition, une vaine cérémonie. Ah! le serment n'est pas un moyen politique qu'il faille prodiguer. Le choix du moment où le premier serment civique devoit être prononcé n'étoit pas indifférent; et certes, ce n'étoit pas celui où il ne pouvoit point encore être ena tendu.

Que chacun de ceux qui ont juré s'interroge; qu'il se rende compte à lui-même de ce qu'il a juré, et il verra qu'il s'est promis de maintenir la révolution. Qu'il se demande: Qu'est-ce que la constitution? Et s'il se répond nettement à cette question, il aura juré de la maintenir. Mais s'il ne peut pas y répondre, qu'auroit-il juré ?

Le refus de prêter le serment, tel qu'il étoit conçu étoit donc fondé; et c'eût été un acte de despotisme, un abus effrayant du pouvoir, que de chasser de l'assemblée ceux qui auroient refusé de le prêter. Ils pouvoient s'y refuser même malgré le commentaire du président, à moins que ce commentaire ne fut inséré dans le procès-verbal; car alors étant bien démontré que ces mots décrétée par l'assemblée nationale, ne signifient rien autre chose que ratifiée par la nation en personne „ il

faudroit être mauvais citoyen et aristocrate pour refuser de faire un pareil serment.

M. Bergasse, député de Lyon, cet homme qui avoit été l'idole de Paris pendant quelques heures, et qui ne s'étoit promis rien moins que d'être notre Solon, vient de refuser de prêter le serment civique. Comme il a mis au nombre des motifs de son refus des choses très-dangereuses, qui pourToient s'accréditer à la faveur de son nom, il est important de les relever.

Quand M. Bergasse dit qu'il ne peut pas prêter le serment adopté par l'assemblée, parce que la constitution n'est pas achevée, parce que la constitution doit être ratifiée par la nation elle-même, No. 31.

B

[ocr errors]

assemblée par bailliage, par province, ou de toute autre manière légale, il est impossible de ne pas sentir qu'il a raison.

Mais lorsqu'il ajoute qu'il ne fera pas le serment, parce que la constitution à laquelle on travaille n'est pas une constitution libre, parce que ce travail ne sera pas même une constitution, parce que le serment est un attentat à la liberté de penser en politique, on n'entend que le langage d'un homme dont l'aniour - propre a été choqué de n'avoir pu faire adopter ses idées, et de n'être pas, à beaucoup près, malgré ses brillans succès dans la cause. Kornmann, le premier génie de la France.

« Le caractère essentiel d'une constitution libre, dit M. Bergasse, est la distinction et l'indépendance réciproque des trois pouvoirs ; le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Or, celle qu'on nous o: donne aujourd'hui n'est qu'une confusion monstrueuse des pouvoirs ».

Montesquieu a bien donné, en effet, la distinction des trois pouvoirs, comme le caractère d'une bonne constitution, en parlant de la constitution d'Angleterre; mais il n'a pas dit que c'étoit le caractère essentiel de toute constitution libre; et ceux qui ajoutent à son système que la division des trois pouvoirs est essentielle à la liberté, n'ont pas médité ce sujet. Il s'ensuivroit de-là que toutes les constitutions devroient être les mêmes, et qu'il n'y auroit de libres que celles où l'on trouveroit la distinction des trois pouvoirs.

Par exemple, dans une véritable démocratie, les trois pouvoirs se trouvent réunis et confondus dans la main du peuple; comme souverain, il fait les loix; comme prince, il les fait exécuter; comme magistrat, il punit ceux qui les enfreignent. Il est vrai qu'on a dit que cette sorte de constitution ne convient qu'à un peuple de dieux. Mais si les hemmes ne sont pas assez sages pour vivre sous une constitution qui seroit assurément la meilleure, puisque celui qui fait la loi sait mieux que per、 sonne comment elle doit étre exécutée et interpré

tee (1), on n'en peut pas moins conclure que la dis, tinction et l'indépendance des trois pouvoirs n'est pas essentielle à la liberté, quoique pourtant, elle soit quelquefois nécessaire à certains peuples. Cette nécessité ne vient pas de la nature de la liberté, mais des circonstances accidentelles, telles que l'étendue d'un état, le caractère du peuple qui est à constituer, etc. .......

Quant à l'indépendance des trois pouvoirs, j'ai quelque peine à concevoir ce que ce mot peut signifier. Quand M. Bergasse publia, il y a un an, sa lettre sur les états-généraux, ouvrage qui prouva qu'il étoit absolument neuf en politique, il répéta la comparaison si triviale, et toutefois si juste, du corps social et du corps humain. Or, M. Bergasse concevoit-il alors, et conçoit-il aujourd'hui que le bras puisse être indépendant de la tête, la tête du cœur, et le cœur de la tête et du bras? Tel seroit cependant un peuple chez lequel les trois pouvoirs seroient indépendans. C'est, au contraire, la dépendance réciproque des trois pouvoirs qui forme cette balance sans laquelle il n'y a ni liberté publique ni liberté individuelle. C'est parce que le pouvoir judiciaire ne peut décider sur un cas particulier, autrement que le pouvoir législatif n'a décidé sur le cas général; c'est parce que le pouvoir exécutif ne peut que suivre la marche tracée par le pouvoir législatif; c'est parce que le pouvoir législatif ne peut s'exercer que d'après des règles dont le pouvoir exécutif est le conservateur, que le citoyen ne peut être opprimé ni par l'un ni par l'autre de ces pouvoirs. Otez un instant cette dépendance réciproque, et vous ne voyez plus que despotisme et servitude, oppression et révolte, jusqu'à ce qu'une légitime insurrection vienne préparer le retour de l'ordre.

Au reste, l'assemblée nationale a décrété (2)

[1] Contrat Social, liv. II, chap. 4. [2] Article XVI de la constitution.

« PreviousContinue »