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foule la baïonnette en avant. Il y périt avec ceux qui l'avaient suivi1.

Les Suisses ne furent donc pas égorgés sans défense, comme l'ont dit et répété des écrivains royalistes, aveuglés ou menteurs. Les Suisses du 10 août, ainsi que le font observer les auteurs des Fastes de la Révolution, furent tués loyalement, lorsqu'ils avaient encore les armes à la main, ou dans les premiers instants, dans l'ingouvernable ivresse d'une victoire si chèrement achetée par le sang français'.

Et toutefois, quelle plus noble vengeance l'eût satisfait, ce sang généreux, si les soixante Suisses que l'on conduisit à l'Hôtel de Ville, vaincus et désarmés, y eussent reçu du peuple le pardon au lieu de la mort!

Ils périrent aussi, ceux de leurs camarades que nous avons vus sortir du château par le jardin, mais ils périrent en combattant. Forcés de traverser les Tuileries, ils le firent en bon ordre, marchant sous le feu avec une lenteur héroïque, et marquant chaque halte par une meurtrière décharge. Ce fut seulement au bout de la grande allée, toute teinte de leur sang, qu'ils parurent hésiter et se séparèrent, frappés sans doute de la quantité de gardes nationaux qu'ils apercevaient unis contre eux aux hommes du peuple, et trop sûrs maintenant que ce qu'on leur avait donné à combattre, c'était la France! Ils se séparèrent donc. Les uns prirent de côté, et se jetèrent dans l'hôtel de la Marine, où les attendait une nouvelle lutte qui, pour eux, fut la dernière. Les autres poussèrent droit jusqu'au milieu

Récit du colonel Pfyffer, p. 369.

2 Armand Marrast et Dupont, p. 333.

3 Soixante, suivant les uns; quatre-vingts, suivant les autres. Voy. d'une part, les Mémoires de Ferrières ; d'autre part, Les deux Amis.

de la place Louis XV, où ils furent chargés par la gendarmerie à cheval', et succombèrent, sauf quelquesuns qui parvinrent à s'enfoncer sous les arbres des Champs-Élysées, à la rencontre de fortunes diverses.

Pour ce qui est des gentilshommes rassemblés dans les appartements, il y en eut qui s'échappèrent, le long de la grande galerie, par l'escalier de Catherine de Médicis; d'autres, gagnant la grille de la Reine, s'évadèrent deux à deux, au milieu des coups de fusil, par une petite porte en fer qu'ils réussirent à briser. Peu d'entre eux restèrent enveloppés dans la défaite; mais beaucoup de royalistes, moins marquants, avaient combattu sous l'uniforme suisse; et c'est ce qu'on reconnut, quand on dépouilla les morts, à la finesse du linge que portaient plusieurs cadavres.

Il y avait sur la place du Carrousel une boutique qu'occupait Fauvelet, frère de Bourrienne; un homme en sortit au moment de la prise du château: c'était Napoléon Bonaparte3.

Sa position, à cette époque, était de celles qui précipitent au milieu des troubles une âme inquiète. Pas d'officier qui eût jamais commencé sa carrière sous de plus sombres auspices; accusation de désertion, de trahison même, arrêts multipliés, emprisonnement, suspension, toutes les blessures dont la discipline peut frapper le front d'un soldat, tel avait été jusqu'alors son lot. Renvoyé du service en 1791 pour

• Récit du colonel Pfyffer, ubi supra, p. 368.

Récit des événements du 10 août, par Soulavie, à la suite des Mémoires de Ferrières, t. III, p. 485 et 486.

Mémoires de Las Cases, t. V, p. 129.

↑ Quarterly Review, december 1853: « We doubt whether there could be found an officer who contrived to shirk so completely all regimental duty, and who had the ill-luck to get into such a succession of disagreeable scrapes: charges of desertion and even of treason, arrest, imprisonment, suspension, two or three dismissals. »

s'être rendu en Corse sans congé', il se trouvait à Paris, en 1792, dans un si profond état de misère, que, de concert avec son camarade de pension Bourrienne, il avait formé, pour vivre, le projet de louer et de sous-louer des maisons; mais cette spéculation ayant manqué, il avait dû solliciter près du ministre de la guerre sa réintégration dans l'armée; et, en attendant, il maudissait sa mauvaise fortune, mettait sa montre en gage, et se levait chaque matin fort en peine de son dîner du jour'.

Le Mémorial de Sainte-Hélène nous apprend que, dans la matinée du 10 août, Bonaparte quitta la rue du Mail, où il demeurait alors, rencontra rue Croix-des-PetitsChamps un groupe d'hommes hideux qui le sommèrent de crier vive la Nation! se rendit ensuite sur la place du Carrousel, et alla s'établir dans la boutique de Fauvelet, des fenêtres de laquelle il suivit tout à son aise les événements de la journée. Il ne joua donc d'autre rôle que celui de spectateur, et, qui plus est, de spectateur épouvanté. Car, longtemps après, sur le rocher de Sainte-Hélène, il a raconté qu'après la prise du château, s'étant aventuré dans le jardin, il fut si frappé à l'aspect de tant d'hommes renversés les uns sur les autres par la mort que, depuis, aucune de ses meurtrières batailles ne lui donna l'idée d'un pareil entassement de cadavres'!

Vers la même heure, Mme de Staël étant sortie en voiture pour avoir des nouvelles de ses amis, le cocher fut arrêté sur le pont par des hommes qui, silencieusement, lui firent signe qu'on égorgeait de l'autre côté3....

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* Mme de Staël, Considérations sur la Révolution française, IIIa partie, chap. x.

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