Page images
PDF
EPUB

mauvaise tête'; sa franchise importunait, parce qu'elle était lumineuse, ces opiniâtres amants des ténèbres; les calonistes, qui le croirait? ne prétendaient pas à moins qu'au rétablissement de l'ancien régime pur et simple; et quoique Calonne fût tenu en échec par une ligue assez nombreuse d'envieux ou de rivaux, son ascendant sur le comte d'Artois suffisait pour rendre impuissante toute volonté contraire à la sienne2.

Quant à Monsieur, il poursuivait son plan de remplacer Louis XVI sur le trône, avec une persévérance impitoyable et glacée. C'était lui qui avait apporté, répandu et accrédité à Coblentz l'idée que la tête de Louis XVI était incapable de porter le poids d'une couronne, que les princes devaient se déclarer indépendants et qu'il fallait pourvoir à une régence3.

Que pouvaient sur des esprits ainsi disposés les efforts de Mallet du Pan pour amener les princes à s'effacer le plus possible? Ses discours n'éveillèrent que sentiments de répulsion et de défiance; il s'en aperçut, et tourna tout son espoir vers l'empereur d'Autriche, vers le roi de Prusse.

[ocr errors]

Muni d'un billet que Louis XVI lui envoya, écrit de sa propre main, et qui était conçu en ces termes : « La personne qui présentera ce billet connaît mes intentions, on peut prendre confiance à ce qu'elle dira, Mallet du Pan fut présenté aux deux monarques, et autorisé à s'aboucher avec M. de Cobentzel pour l'Autriche, et le comte de Haugwitz pour la Prusse, le gé

1 Mémoires et correspondance de Mallet du Pan, t. I, ch. xii, p. 298. 2 Ibid., p. 296.

Manuscrit de M. Sauquaire Souligné. Ceci confirmé par ce que Mallet du Pan rapporte de ses conférences avec M. de Cobentzel et le comte de Haugwitz. Voy. ses Mémoires et correspondance, t. I, ch. xi, p. 307.

• Mémoires et correspondance de Mallet du Pan, t. 1, ch. xII, p. 306.

néral major Heymann devant assister à ces confé

rences.

Pour les puissances coalisées, le seul moyen de faire connaître leurs intentions était de faire précéder l'entree de leurs armées en France par la publication d'un manifeste ce manifeste, que devait-il contenir?

Selon Mallet du Pan, il devait annoncer que le corps germanique ne poserait les armes qu'après avoir rendu au roi sa liberté et son autorité; que cette résolution était inébranlable; que, si le moindre préjudice était porté soit au monarque soit à sa famille, l'Assemblée nationale, la capitale, toutes les autorités constituées, auraient à en répondre dans leurs corps et biens; mais que, du reste, on s'armait contre les factieux, non contre la nation, et qu'on entendait seulement sauver des résultats d'une anarchie féroce les peuples aussi bien que les gouvernements. L'envoyé de Louis XVI insistait sur la nécessité de soutenir la terreur par la confiance; il ne voulait pas qu'on eût l'air de donner des lois à la France, en proposant d'une manière précise telle ou telle forme de gouvernement; enfin, il demandait que le programme des Puissances fût rédigé de façon à enlever aux Jacobins leur grand argument: la guerre des rois contre les peuples'.

Les ministres des deux Cours parurent entrer complétement dans ces vues; ils ne se cachèrent pas de la défiance que Coblentz leur inspirait, et Mallet du Pan, jugeant sa mission terminée, quitta Francfort.

Mais déjà l'empereur d'Autriche avait entre les mains un autre projet de manifeste, auquel il adhéra et fit adhérer le roi de Prusse. Ce projet avait été rédigé par le marquis de Limon, révolutionnaire ardent devenu

1 Mémoires et correspondance de Mallet du Pan, t. I, ch. xi, p. 309. Ibid., p. 315.

depuis peu un royaliste exalté, et qui suivait les inspirations de Calonne'. Aussi, rien de plus insensé que cet acte, où l'on sommait orgueilleusement un peuple fier et guerrier entre tous de se rendre à discrétion, de tomber à genoux devant le vainqueur, sans avoir tenté la fortune du combat! Il y était dit :

Que les alliés marchaient pour couper court à l'anarchie en France, sauver le trône, défendre l'autel, rendre au roi sa liberté et son pouvoir;

Que, jusqu'à l'arrivée des troupes de la coalition, les gardes nationales et les autorités étaient rendues responsables de tout désordre;

Qu'on leur enjoignait de revenir à leur ancienne fidélité;

Que les habitants qui oseraient se défendre seraient punis sur-le-champ comme rebelles, et leurs maisons démolies ou brûlées;

Que si la ville de Paris ne mettait pas le roi en pleine liberté et ne lui accordait pas le respect qui lui était dû, les princes coalisés en déclaraient responsables personnellement, sur leurs têtes, pour être jugés militairement, sans espoir de pardon, tous les membres de l'Assemblée nationale, du département, du district, de la municipalité, de la garde nationale;

Que, si le château était forcé ou insulté, les princes en tireraient une vengeance exemplaire et à jamais mémorable, en livrant Paris à une exécution militaire, à une subversion totale;

Que si, au contraire, les habitants de Paris obéissaient promptement aux ordres de la coalition, les princes confédérés s'emploieraient auprès de Louis XVI pour obtenir le pardon de leurs torts ou de leurs erreurs'!!

1 Mémoires tirés des papiers d'un homme d'Etat, t. I, p. 427.

2

Voy. le texte de cet important manifeste, dans les Documents historiques, placés à la fin de ce volume.

C'était le duc de Brunswick qui, comme généralissime de la coalition, était appelé à signer ce manifeste monstrueux: quand on le lui présenta, il fut consterné1. Refuser sa signature, il l'aurait dû, et tout l'y poussait: son bon sens, la connaissance qu'il avait de l'esprit français, son involontaire penchant pour la France, la crainte de s'aliéner sans retour un pays où l'on avait fait briller à ses yeux la perspective d'une couronne.... Mais il trembla de déplaire aux souverains, et confinant sa critique dans quelques observations de détail insignifiantes, auxquelles on fit droit sans difficulté, il signa.

On raconte que ce fut après sa signature donnée que fut introduite la fameuse phrase qui, en cas d'attentat contre le château, menaçait Paris d'une subversion totale; et l'on ajoute qu'à la vue de cette abominable interpolation, le duc indigné prit l'exemplaire, et, sans oser toutefois le désavouer, le déchira2. Ce qui est certain, c'est qu'il considérait ce manifeste comme un acte de démence; c'est que, dans la suite, il n'en parla jamais que pour le qualifier de déplorable; c'est qu'enfin, dans des Mémoires écrits à Londres de souvenir, sous l'aiguillon du besoin, et pour un libraire qui les paya six cents livres sterling, Bertrand de Moleville ayant avancé que le duc de Brunswick avait pris part à la rédaction de la pièce dont il s'agit, le due répondit par un démenti solennel. Les derniers mots de sa lettre étaient: « Il est bien permis de chercher à éviter de passer dans les siècles à venir pour un étourdi inconsidéré'. »

1

Est-il vrai que, dès 1792, l'empereur d'Autriche et

« Il l'eût volontiers anéanti. » Mémoires tirés des papiers d'un homme d'Etat, t. I, p. 427.

2 Ces détails ont été fournis par des personnes alors à la suite du duc de Brunswick. Ibid., p. 429.

3 Ibid.

Lettre du duc de Brunswick au chevalier Gallatin pour Mallet du Pan dans les Mémoires et correspondance de Mallet du Pan, t.JI, p. 348 et 349.

le roi de Prusse eussent été informés des offres brillantes faites au duc de Brunswick pour le porter à embrasser la défense de la Révolution française? Est-il vrai qu'en le mettant dans la nécessité de signer l'insolente déclaration, leur but secret fut de le compromettre pour jamais à l'égard de la France? Le bruit s'en répandit à l'époque même1.

Toujours est-il que, par une coïncidence fort remarquable, le jour où Brunswick publiait son manifeste, daté du quartier-général de Coblentz, c'est-à-dire le 25 juillet 1792, Carra faisait paraître à Paris, dans les Annales patriotiques, l'article suivant, où l'on enveloppa, plus tard, son arrêt de mort:

« Rien de si bête que ceux qui croient ou voudraient faire croire que les Prussiens songent à détruire les Jacobins, et qui n'ont pas vu dans ces mêmes Jacobins les ennemis les plus acharnés de la maison d'Autriche, les amis constants de la Prusse, de l'Angleterre et de la Hollande.... C'est le plus grand guerrier et le plus grand politique de l'Europe que le duc de Brunswick. Il ne lui manque peut-être qu'une couronne, je ne dis pas pour être le plus grand roi de l'Europe, mais pour être le véritable restaurateur de la liberté en Europe. S'il arrive à Paris, je gage que sa première démarche sera de venir aux Jacobins et d'y mettre le bonnet rouge. MM. de Brunswick, de Brandebourg et de Hanovre, ont un peu plus d'esprit que MM. de Bourbon et d'Autriche. >>

Ce n'était pas la première fois que Carra osait appeler un étranger au trône de France. Un jour il lui était arrivé de proposer ouvertement, à la tribune des Jacobins, le duc d'York pour roi des Français; mais la

1 Mémoires tirés des papiers d'un homme d'Etat, t. I, p. 427.

2 Cité tout au long dans l'acte d'accusation dressé par Amar contre les Girondins. Voy. la Bibliothèque historique de la Révolution, 6704-2. British museum.

« PreviousContinue »