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La réunion des trois ordres excita le plus vif enthousiasme dans la ville de Versailles; la foule remplit bientôt les cours du château et demanda à grands cris le roi et la reine, qui se présentèrent sur le balcon. Necker, M. de Montmorin, le duc d'Orléans et Bailly, partagèrent ces acclamations qui célébraient la victoire du tiers état.

Mais le mouvement des esprits à Versailles n'est qu'un détail en présence de la situation de Paris lui-même et des émotions populaires qui s'étaient manifestées depuis la convocation des états généraux.

Pour bien comprendre une telle situation, il faut remonter un peu plus haut que cet événement.

Après l'agitation naturelle produite par les élections, une violente émeute, on ne l'a pas oublié, avait montré les éléments de désordre que renfermait Paris'.

Sans revenir ici sur les causes diverses qu'on a pu assigner à ce mouvement populaire, un fait était resté certain, c'est qu'à la veille même des états généraux il y avait, dans l'atmosphère même de la grande ville, quelque chose d'enflammé, pour ainsi dire, et que, avec ou sans complots, un combat, où plusieurs milliers d'hommes se trouvaient engagés, s'était livré au milieu de Paris, avec des actes de barbarie sauvage, contre la propriété d'un fabricant, fils de ses œuvres, qui échappa difficilement à la mort dont le menaçaient les émeutiers2.

Nous ne voulons certes pas confondre avec ces dispositions populaires l'esprit qui animait alors à Paris les électeurs du tiers, et l'acte par lequel ils résolurent de

1 L'émeute du faubourg Saint-Antoine dirigée contre Réveillon. * On reprochait à Réveillon, chéri de ses ouvriers, qu'il avait nourris pendant le terrible hiver de 88 à 89, d'avoir dit que « les ouvriers pouvaient vivre avec quinze sols par jour. »

LES ÉLECTEURS DE PARIS.

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se constituer en assemblée permanente pendant la durée des états généraux1; mais cette décision des électeurs parisiens, dont les conséquences se montrèrent bientôt, appartient à une situation qu'il importe de bien con

naître.

Où des électeurs prennent-ils le droit, après avoir nommé des députés, de survivre à l'élection même qui est leur unique mission, et de créer à leur usage un pouvoir indéfini dont ils ne rendent compte à personne dans cet Hôtel de Ville dont l'influence est si grande dans une capitale comme Paris? Il semble qu'à l'époque dont nous nous occupons, le moment des initiatives extraordinaires des pouvoirs improvisés soit arrivé, et qu'en présence d'un esprit nouveau, que rien n'arrête, l'autorité recule comme si elle n'était pas sûre d'elle-même. Necker, en effet, consentit aux réunions des électeurs dans une des salles de l'Hôtel de Ville, où leurs séances furent publiques ce nouveau pouvoir, qui s'organisait avant même les états généraux, fut l'origine de la commune de Paris.

Les électeurs, comme s'ils avaient formé une institution régulière et qu'ils eussent un caractère officiel, envoyèrent une députation à l'Assemblée nationale pour la féliciter des décrets qu'elle avait elle-même rendus, et de son avénement au pouvoir.

Cette situation, unique dans l'histoire, mérite une attention sérieuse :

Une émeute, qui ressemble à une insurrection, vient

Le procès-verbal de cette assemblée des électeurs parisiens se résumait dans l'arrêté suivant : « L'assemblée a jugé qu'il était nécess saire qu'elle se constituât pendant la tenue des prochains états géné– raux, pour correspondre avec les députés. »

d'ensanglanter Paris; il semble cependant que le premier besoin, la seule pensée du moment, est de tout mettre en délibération. C'est peu que douze cents membres, qui forment les états généraux, soient réunis à Versailles, il faut une assemblée d'électeurs à l'Hôtel de Ville; mais cette assemblée ne suffit pas encore, il faut qu'il y en ait une troisième de jour et de nuit au Palais-Royal, dans ce vaste club en plein air qui se renouvelle sans cesse et qui centralise tout le mouvement, toute l'agitation des idées nouvelles.

Pour apprécier l'influence de cette tribune, de ce forum sans lois ni police, de cette émeute qui délibère au milieu d'orateurs improvisés, livrée à toutes les influences et à toutes les impressions parisiennes, il suffit de consulter les faits.

Pendant que l'assemblée du tiers se déclare nationale, souveraine et constituante, la rue ouvre aussi son assemblée; l'assemblée de la capitale, comme l'a appelée M. Mignet, dans ce jardin qui devient une sorte de jeu de paume en permanence. Un des modérés de l'Assemblée constituante, Rabaut Saint-Étienne, indique ainsi l'intervention du Palais-Royal dans la politique du jour : « Le Palais-Royal était le rendez-vous de ceux des citoyens qu'occupait vivement la chose publique; il ne désemplissait ni le jour ni la nuit. A chaque heure, à chaque moment, on y portait des nouvelles de Versailles et des périls qu'avaient courus leurs députés, et de leurs craintes sur l'avenir1. » Or ces périls se résumaient jusqu'alors dans le triomphe du tiers et dans la réunion des deux ordres à la nouvelle Assemblée.

1 Précis historique de la Révolution française, p. 148 et 149.

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Rabaut Saint-Étienne, qui n'est pas un homme de désordre, trouve naturel que l'Assemblée dont il est membre, ait comme une succursale dans ce club qui représente tout l'esprit révolutionnaire de Paris, où chaque chaise est une tribune dont tout agitateur peut s'emparer.

Mais à côté des électeurs de l'Hôtel de Ville organisés en assemblée, et du club du Palais-Royal, qui était comme la fièvre même des idées à l'ordre du jour, en face de l'Assemblée constituante, qui avait à régulariser une telle situation, il faut examiner l'état de Paris.

A Versailles, des cris tumultueux avaient demandé le maintien de Necker au ministère et l'avaient obtenu; lorsqu'on apprit à Paris la réunion des trois ordres, l'enthousiasme éclata avec des élans de joie qui n'empêchaient pas, dit M. Louis Blanc, « les manifestations violentes. >> « L'autorité militaire, continue cet écrivain, s'en effraya au point que quatre compagnies des gardes-françaises eurent ordre de charger leurs fusils à cartouches. Elles désobéirent, forcèrent leurs casernes, parcoururent la capitale encriant: Vive le tiers état! Nous sommes les soldats de la nation; et, suivis d'une multitude immense, plus de cent gardes arrivèrent au Palais-Royal demandant à fraterniser avec le peuple et portant de grandes coupes remplies de vin. Versailles avait embrasé Paris, Paris embrasa la France1. »

Ces paroles n'ont pas besoin de commentaires, et l'indiscipline militaire triomphant au Palais-Royal, où elle va fraterniser avec le grand club qui agite Paris, suffirait pour caractériser la situation de la capitale.

Histoire de la Kévolution française, par M. Louis Blanc, t. II, p. 314.

Dès le 27 juin, le jour même où la noblesse s'était réunie au tiers état, Mirabeau commençait à s'effrayer des passions révolutionnaires, et il conseillait à la nouvelle Assemblée de se garder des auxiliaires séditieux1. Il semble qu'il aurait d'abord fallu demander la fermeture du club du Palais-Royal; mais cette pensée ne s'offrait même pas à l'esprit des plus modérés, ce qui est encore un indice remarquable de la situation. Chaque jour cependant elle semblait devenir plus claire, et, d'après les règles ordinaires de la politique, il eût été facile d'en apprécier la portée si la confiance et la foi dans les idées qui triomphaient, et auxquelles l'avenir paraissait réservé, n'avaient pas créé, pour beaucoup d'intelligences, une logique, une politique toutes nouvelles.

Le 30 juin, deux jours après la manifestation des gardes françaises, un nouveau désordre éclate et part du Palais-Royal, dont la foule commence à réviser les décisions de l'autorité militaire.

Les principaux agitateurs du Palais-Royal se trouvaient réunis au café de Foy, ordinaire théâtre de leurs conciliabules, lorsqu'ils apprirent, par une lettre qu'apportait un inconnu, l'emprisonnement à l'Abbaye de onze gardes françaises, pour avoir refusé de charger leurs armes à cartouches. Loustalot, célèbre journaliste de l'époque, monte immédiatement à la tribune, sur une chaise du PalaisRoyal, et se contente, pour toute harangue, de jeter, à la foule qu'il est sûr d'y trouver, ce cri significatif : A l'Ab

1 Moniteur du 27 juin 1789.

2 Histoire de la Révolution française, par M. Louis Blanc, t. II, p. 527 et 328. Nous avons reproduit les expressions mêmes de M. Louis Blanc.

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