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MIRABEAU. SIEYES.

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Ces paroles de Mirabeau furent aussitôt acclamées comme l'expression du vœu de l'Assemblée.

Déjà, on l'a vu, quand il s'était agi de la vérification des pouvoirs en commun, Mirabeau, qui aspirait à la gouverner, lui avait annoncé la motion de Sieyes.

Ce dernier se retrouva à côté de Mirabeau, quand le

alors, dans ses Lettres à ses commettants, sa réponse à M. de Brézé. En mars 1835 (séances du 9 et du 15), le marquis de Brézé, fils du grand maître des cérémonies, citait les paroles de Mirabeau à peu près de la même manière, et invoquait, à cet égard, les témoignages des membres de la pairie de 1830 qui avaient fait partie de l'assemblée du liers état, en particulier de M. de Montlosier. Nous reproduisons ces détails, qui ont de l'intérêt dans un tel récit : « Mon père fut envoyé par Louis XVI, dit le marquis de Brézé, pour ordonner à l'Assemblée nationale de se séparer; il entra couvert : tel était son devoir, puisqu'il parlait au nom du roi. De grandes clameurs se firent entendre à sa vue; on lui cria de se découvrir. Mon père s'y refusa en répondant par une expression si énergique, que je ne pourrais convenablement la reproduire. Alors, Mirabeau se leva et ne lui dit point : « Allez dire à « votre maître!... » On n'en était point arrivé à traiter avec un tel mépris les têtes couronnées; mais : « Nous sommes ici par le vœu de la « nation, la force matérielle seule pourrait nous faire désemparer. » Mon père prit alors la parole, et, s'adressant à Bailly, qui présidait J'Assemblée : « Je ne puis reconnaître, dit-il, en M. de Mirabeau, que « le député du bailliage d'Aix, et non l'organe de l'assemblée. » Puis, messieurs, comme cinq cents hommes sont plus forts qu'un seul, il se retira quelques minutes après, et alla rendre compte au roi de cet incident.

«Voilà exactement comment les choses se passèrent; j'en appelle au souvenir des membres de cette Chambre qui siégeaient alors dans l'Assemblée nationale, nommément à ceux de M. le comte de Montlosier, que j'aperçois devant moi. »

M. Montlosier fait des signes d'assentiment, et répond: « C'est la vérité entière. » Rabaut Saint-Étienne cite ainsi les paroles de Mirabeau « Allez dire à ceux qui vous envoient que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous ne quitterons nos places que par la puissance des baïonnettes. » (Précis historique, p. 141.)

pouvoir de l'Assemblée était mis au-dessus du pouvoir royal, par un acte officiel, par un défi qu'un vote de l'Assemblée eût bientôt sanctionné. En effet, au moment où le janséniste Camus lui proposait de persister dans ses décrets, qu'aucune autorité ne pouvait annuler, Sieyes prit la parole et dit à l'Assemblée ce mot fameux qui semblait la déchéance du gouvernement royal, tel qu'il avait existé jusqu'alors :« Vous êtes aujourd'hui ce que vous étiez hier. » C'était presque, sous une autre forme, répéter celui de son pamphlet et dire: Qu'est-ce le tiers? Tout. Et le roi? Rien.

L'Assemblée confirma ses décrets, et, sur la proposition de Mirabeau, se déclara inviolable comme elle s'était déclarée une, souveraine, constituante. Après avoir voulu effacer les ordres du clergé et de la noblesse, elle effaçait le roi en refusant, sous une monarchie, de lui reconnaître aucun pouvoir à l'égard d'une Assemblée.

Mais d'où venait cette hésitation que l'Assemblée avait d'abord éprouvée? avant de céder à la parole du Coriolan de la noblesse, d'où venait cette émotion extraordinaire qu'un historien1 après Mirabeau a reprochée au tiers état ? Bailly, ce nous semble, le dit assez clairement lorsque, formulant le dogme même de la souveraineté du peuple pour les députés qui l'entourent, il nous parle du respect qu'il portait au roi, auquel il n'aurait pu faire une pareille réponse. Sans doute, pour Bailly et tous ces députés qui allaient confirmer leurs décrets, l'Assemblée souveraine, en vertu du mandat qu'elle avait reçu du souverain, ne pouvait recevoir d'ordre de personne; et le roi luimême, en présence de cette assemblée, n'était qu'une individualité au point de vue des principes nouveaux; M. Louis Blanc, II° vol., p. 306.

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mais Bailly, représentant bien plus fidèle que Mirabeau des sentiments de la bourgeoisie, cette vieille alliée de la royauté, quoique sous l'empire des théories qui vont décider de l'avenir même de cette Assemblée, laisse échapper cette dernière parole de regret & qu'il respectait trop le roi » pour lui adresser, dans la personne de M. de Brézé, une réponse qui était la négation même du pouvoir royal.

C'est ainsi que la bourgeoisie laisse à un noble mécontent, pressé de jouer un grand rôle, à un prêtre philosophe et théoricien, l'initiative de la rupture qui va éclater, sans qu'on en comprenne la portée. C'est qu'il y a dans la bourgeoisie, qui forme l'assemblée du tiers et qui n'a pas encore oublié l'histoire de France, un vieux respect pour le roi, c'est qu'au moment de changer toutes les conditions du pouvoir le tiers se recueille quelques instants, comme effrayé de la décision qu'il va prendre, recule presque devant ce Rubicon qu'il s'agit de passer et ces rives nouvelles où le poussent Mirabeau, Sieyės et les idées du dix-huitième siècle, dont ils sont comme la personnification.

Et, nous l'avons déjà fait observer, toute la partie la plus éminente du tiers état, les parlementaires ont été exclus de la députation, où n'est guère entrée que la classe mitoyenne, où de simples légistes les ont remplacés; cependant le vieil esprit bourgeois se réveille encore, et se retourne, pour ainsi dire, vers cette royauté qu'il a suivie, respectée pendant tant de siècles, il proteste encore de la vénération qu'elle lui inspire, lorsqu'une Chambre bourgeoise va, au nom de sa propre souveraineté, entreprendre de tout refaire, de tout constituer en France. Nous avons dû rappeler un tel fait.

Ce qui montre bien l'état des esprits, c'est que, le lendemain de la séance royale, la fraction considérable1 du clergé qui s'était réunie au tiers état après le serment du Jeu de paume vint siéger avec l'Assemblée qui voulait ab. sorber en elle seule tous les états généraux. On se rappellera que la majorité du clergé était elle-même sortie du tiers, et que la question de classe exerçait alors une grande influence. La religion ne semblait point intéressée dans le débat; au milieu du mouvement d'idées qui existait alors, il est évident que la plupart des membres du clergé qui se ralliaient au tiers suivaient, nous l'avons déjà dit, la pente d'une même origine, et se rapprochaient de leur centre naturel.

D'ailleurs, le pouvoir, après les ordres formels donnés par le roi à l'Assemblée, n'avait opposé à la résistance ouverte du tiers aucune mesure politique, aucune déclaration même à l'appui de celle du 23 juin. Un fait, en outre, qui avait dû frapper tous les esprits, s'était produit après la séance royale et les actes de l'Assemblée. M. Necker, qui, la veille, avait offert sa démission, et qui, seul de tous les ministres, ne se trouvait pas à la séance, restait au pouvoir.

Cela indiquait assez les dispositions du roi lui-même. Il avait librement appelé Turgot au ministère avant qu'il fût question des états généraux, et Necker après lui. Sous l'empire, lui-même, des idées de réforme, en présence de la popularité de Necker, il le croyait l'homme nécessaire; mais il arrivait que celui-ci exerçait, dans le sein même du pouvoir, une influence indépendante de la royauté, et que le ministre, par son attitude, encourageait

1 149 membres.

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la résistance à cette royauté, le mouvement dont Mirabeau et Sieyès étaient le centre.

Dès le 25 juin, quarante-sept membres de la noblesse, le duc d'Orléans en tête, adhéraient à tous les actes du tiers état en se réunissant à lui. La grande majorité de la noblesse résistait encore. La popularité qui s'attachait à ce rapprochement était cependant fort grande, et l'on s'en aperçut aux acclamations qui, à la porte de l'assemblée, accueillirent les nouveaux alliés du tiers.

Necker se rendit lui-même dans le conseil l'organe des craintes qu'inspirait la résistance de la majorité de la noblesse et d'une partie encore très-considérable du clergé; il obtint du roi que ce prince écrivit aux présidents de ces deux ordres, afin de les engager à opérer la réunion, pour hâter l'accomplissement de ses vues paternelles 1. Nous n'avons pas besoin d'insister sur les conséquences du conseil de Necker et de l'acte du roi qui sanctionnaient ainsi toutes les résolutions de la chambre du tiers. Tandis que le clergé croyait devoir se soumettre sans discussion au désir du roi, la noblesse signala tous les périls qui lui paraissaient attachés au parti qu'il s'agissait de prendre.

Il fallut même, pour la décider,que son président, averti par un député des alarmes que la reine et le comte d'Artois éprouvaient pour la vie du roi, en instruisît l'assemblée et déclarât qu'il y allait de la vie du roi. Quelques-uns des membres de la noblesse se levèrent aussitôt pour se réunir au tiers; tout l'ordre les suivit, avec cette partie du clergé qui cédait à l'invitation du roi.

1 Passage de la lettre adressée par le roi au cardinal de la Rochefoucauld, président de l'ordre du clergé.

II.

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