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L'ASSEMBLÉE NATIONALE.

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chambre à laquelle Sieyès venait s'adresser, réclamait une dernière mise en demeure adressée au clergé et à la noblesse qu'on inviterait à se réunir dans la salle des états, pour procéder à la vérification des pouvoirs qui aurait lieu tant en leur absence qu'en leur présence. Cette motion fut adoptée. Immédiatement après la vérification des pouvoirs, l'assemblée du tiers qui semblait s'être placée sous la direction de Sieyès, formula en décret une nouvelle motion du théoricien dont la première n'était que le préambule, et se déclara, le 17 juin, Assemblée natio

nale.

Cet acte était une révolution; aucun historien n'a pu le nier.

Politiquement, socialement, il n'y a plus de clergé, plus de noblesse, puisque le tiers, qui, en effaçant le clergé et la noblesse va s'effacer lui-même, est l'Assemblée nationale, en leur absence comme en leur présence. Quel est le droit qui change ainsi toute une société? Évidemment c'est un droit souverain. Ce droit, le tiers l'a trouvé en lui-même, parce qu'il est le plus nombreux des trois ordres. Il se regarde comme le représentant naturel et seul légitime du peuple; or, Rousseau l'a dit, le peuple est le souverain1.

La chambre bourgeoise dirigée tout d'abord par Sieyes le théoricien, supprime par ses premiers actes tout ce qui lui est antérieur, efface d'un vote toute l'organisation de l'ancienne société française, revient, suivant le système de Rousseau, au point de départ des sociétés humaines, lorsque le peuple est tout, et fait le contrat

1 Voyez le Contrat social de Rousseau.

qu'il lui est d'ailleurs toujours permis de rompre'. Quel doute peut encore exister sur la voie où va entrer la nouvelle Assemblée nationale? On a dit avec raison qu'elle avait fait acte de souveraineté en plaçant sous sa dépendance les privilégiés2; mais s'arrêtera-t-elle à ce premier acte qui est celui de son avénement au pouvoir? Le décret du 17 juin n'est qu'une proclamation du nouveau gouvernement qui s'installe; en effet, à peine la chambre du tiers s'est-elle déclarée Assemblée nationale, que, même sans être complétée par les représentants du clergé et de la noblesse, elle pourvoit à l'impôt dont elle a soin de déclarer l'illégalité parce qu'il n'a pas été voté par elle. Dans le système de l'Assemblée constituante, évidemment cette illégalité remonte à cent soixante-quinze ans, pendant lesquels les états généraux que l'assemblée nationale vient de supprimer, n'ont pas été assemblés. Elle autorise la perception de l'impôt tant qu'elle sera elle-même réunie, pour enlever à la royauté tout pouvoir de la dissoudre, de sorte qu'au lieu des états généraux périodiques demandés dans les cahiers des bailliages, on est arrivé en cinq semaines au régime d'une assemblée permanente, et que cette Assemblée ayant frappé d'illégalité toute l'administration financière de la royauté depuis cent soixantequinze ans, cette royauté elle-même, menacée tout d'abord du refus de l'impôt, si elle ne reconnaît pas la souveraineté nouvelle qui vient de sortir du vote du tiers état, ou plutôt du Contrat social de Rousseau, se trouve placée dans la situation la plus ex

1 Rousseau, Contrat social.

* Mignet, Ier vol., p. 67.

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traordinaire où l'on ait jamais vu un gouvernement.

Si, depuis la dernière tenue des états généraux en 1614, l'impôt a été illégalement perçu, s'il dépend de la nouvelle assemblée de le refuser maintenant, si elle ne l'accorde que par grâce, pour ainsi dire, si la royauté n'a pas le droit de dissoudre l'assemblée qu'elle a convoquée, il est certain que tout son passé est mis en question, et que le pouvoir usurpé par elle a dû toujours résider de droit dans les assemblées générales de la nation; mais ces assemblées n'ont pris, sous ce nom d'états généraux, qu'une part très-secondaire et très-irrégulière, nous l'avons fait observer, au gouvernement du pays, mais ce ne sont pas elles qui ont développé la richesse, la puissance du tiers état, qui ont créé la bourgeoisie; les parlements, les universités où les hommes du tiers ont acquis la science et d'où sont sortis les légistes, ces terribles ennemis de la féodalité, sont l'œuvre de la royauté; c'est elle en un mot qui a gouverné, c'est par elle que l'assemblée du tiers, maintenant Assemblée nationale, siége à Versailles, ce sont là des faits qu'on ne peut contester; or, c'est ici précisément que triomphe l'esprit de théorie, devant lequel la tradition, les précédents politiques, l'organisation antérieure d'un pays ne sont rien, dès qu'on leur oppose certains principes : tout le passé n'a eu qu'un but, c'est d'amener une situation où la royauté ne fût rien et où le tiers état qu'elle avait créé fût tout, afin que les idées du dix-huitième siècle pussent triompher. C'est ce qui explique parfaitement toute la marche de la nouvelle Assemblée qui serait autrement inexplicable. Nous ne discutons pas, nous racontons.

Cette Assemblée est convaincue, elle est sous l'empire d'une idée et elle la suit; il est évident qu'elle tolère l'an

cien gouvernement du pays, mais à une condition, c'est qu'il se soumettra aux conditions qu'elle lui fait et qu'elle voudra lui faire1. C'est que, nous l'avons dit et nous aurons plus d'une fois l'occasion de le répéter, elle obéit non pas aux règles politiques ordinaires, mais à des théories qu'à peine réunie elle a hâte d'appliquer.

L'Assemblée nouvelle a tellement la conviction de son droit au gouvernement de l'État, qu'au moment où elle vient de se déclarer souveraine au point de vue législatif, elle intervient même dans l'administration et nomme un comité des subsistances. Impôts, approvisionnements, c'est elle qui répond de tout au pays : elle n'en efface que plus l'ancien pouvoir, dont chacun de ses actes proclame ou l'usurpation ou l'insuffisance.

On ne peut être surpris du double effet produit par les actes de l'assemblée unique qui agissait ainsi en dehors du gouvernement, qui ne voulait pas être dissoute, et qui venait, par le fait, de dissoudre les états généraux.

Le tiers acquérait ainsi une grande popularité parmi les enthousiastes des idées nouvelles et inspirait au gouvernement le désir d'une résistance qui semblait pour lui une question de vie ou de mort.

Nous n'avons pas à examiner en ce moment, s'il eût été habile pour la cour, comme on appelait alors l'ancien pouvoir, de se prononcer aussitôt en faveur du tiers contre le clergé et la noblesse; nous ferons seulement observer que cela était impossible et que pour prendre alors une telle détermination, eut-elle été la meilleure, il au

1 Rabaut Saint-Étienne reconnaît, dans son Précis historique, qu'on est arrivé à un interrègne.

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rait fallu jouir presque du don de prophétie, et voir d'un seul coup d'œil la Révolution telle qu'elle devait se développer tout entière.

Tandis que le tiers s'appuyait sur le vif enthousiasme de la population parisienne, le roi écoute les conseils de ceux qui regardent la résistance comme une nécessité.

Necker, qui aurait voulu une transaction avec le tiers état, ne put faire triompher son plan qui consistait à accepter le vote par tête quand il s'agissait de l'impôt, et le vote par ordre dans les questions de priviléges où les premiers ordres étaient intéressés1; mais après les décrets du tiers, les moyens termes offraient peu de chances de succès, et il n'était pas probable qu'il consentit à transiger.

Déjà, au reste, un grand nombre de curés avaient porté leurs pouvoirs à vérifier dans l'Assemblée nationale et il devenait évident que le tiers état, même sans le coup d'État qu'il venait de faire, pouvait compter sur la majorité du clergé qui était sorti de ses rangs, lorsque le conseil du roi, dont Necker se sépara en cette occasion, crut qu'une séance royale où Louis XVI accorderait lui-même toutes les réformes demandées par les cahiers des états généraux, en maintenant les trois ordres, et en cassant les décrets du tiers état, imposerait à la Chambre qui venait de se déclarer Assemblée nationale et de placer le gouvernement dans la position la plus fausse et la plus difficile.

Il est certain que si le tiers eût cédé, le roi conservait la puissance souveraine, et que le maintien des trois or

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