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d'innovation se montrait plus impérieux et plus général que dans ceux du clergé et de la noblesse.

C'était là que les idées de Montesquieu sur l'équilibre des pouvoirs se trouvaient mêlées aux formules de Rousseau et de Mably, le gouvernement royal constitutionnel à la souveraineté du peuple et à la république, l'Amérique à l'Angleterre, Rome à Lacédémone.

Il faut reconnaitre sans doute que si l'on consulte la généralité des cahiers, on y trouve le principe monarchique adopté et proclamé tel qu'il existait en France; mais cette définition même du pouvoir dans un vieux pays où il avait traversé tant de siècles, n'avait-elle pas quelque chose de bien théorique? On ne pensait guère à ces sortes de définitions sous Henri IV et sous Louis XIV.

Ce n'était point tout: à côté d'une telle démonstration d'opinion, de ce courant d'idées établi d'un bout à l'autre de la France, par les assemblées électorales du suffrage universel, une nouvelle puissance s'était élevée, celle de la presse créée de fait par Loménie de Brienne, lorsqu'il avait obéi à l'esprit de théorie philosophique, en invitant les écrivains à traiter, sans avoir rien à redouter de la censure, toutes les questions qui pouvaient toucher à l'organisation des états généraux. Les journaux, les pamphlets, étaient comme sortis de terre, les noms de Kersaint, de Brissot, de Clavière, de Condorcet, de Carra, de Volney, venaient à la suite de celui de l'abbé Sieyès. « Carra1, dit M. L. Blanc, dont nous reproduisons ici les paroles, s'indignait, dans l'Orateur pour les états généraux, du nom de sujets donné aux membres des états assemblés; il rappelait que la nation était le souverain véritable', et le roi

1 Voyez Louis Blanc, Histoire de la Révolution, t. II, p. 223. * Formule du Contrat social de Rousseau.

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son subdélégué seulement. » Des brochures concises, énergiques, ajoute M. L. Blanc, des proclamations pittoresques passaient de boutique en boutique, couraient de rue en rue, parvenaient au village, et, malgré des alarmes vigilantes, pénétraient jusqu'au foyer du pauvre: - Avis aux Parisiens, Avis au public, Avis aux bonnes gens, Manière de s'assembler. Au moment où les états généraux se trouvèrent réunis, le ton de la presse avait pris tant de violence qu'il parut nécessaire au gouvernement d'y mettre un terme en rétablissant la censure. Déjà les excitations au désordre, les attaques les plus audacieuses contre la reine étaient devenues les armes ordinaires d'une partie de cette presse; la mesure prise par le pouvoir, surtout lorsque l'assemblée n'avait pu encore régler la législation en matière de publicité, n'avait donc rien d'extraordinaire: Mirabeau qui venait de faire paraitre le premier numéro d'une feuille nouvelle sous ce titre : Le Journal des états généraux, vit cette feuille supprimée par le même édit royal qui rétablissait la censure, mais il déclara, dans une Lettre à ses commettants, qu'il n'obéirait pas à l'édit et continua son journal; le gouvernement, en présence de la popularité qui entourait déjà Mirabeau, céda et, par le fait, laissa à la presse la liberté la plus complète de sorte qu'en face d'une assemblée élue par le suffrage universel, où la discussion ne devait pas connaitre de limites, où l'on pourrait tout dire, la liberté de tout écrire n'était pas moins absolue.

C'est au milieu de ces circonstances que le tiers état auquel ce système de concession ne paraissait pas suffisant, blessé et inquiet des lacunes qu'il trouva dans le

Louis Blanc, Hist. de la Révol., t. II, p. 223.

discours de Necker, le jour de la séance royale qui ouvrait les états généraux, de son silence surtout à l'égard de la question du vote par ordre ou par tête, se concerta, dès le soir même, par province, et décida qu'il se réunirait dans la salle des états généraux, qu'il la considérait « comme la salle nationale, et qu'il y attendrait les autres ordres pour délibérer en commun1. » La lutte commença ainsi par la question de la vérification des pouvoirs.

On a dit que le roi aurait pu empêcher cette première scission en décidant que cette vérification aurait lieu en sa présence; mais l'historien que nous avons déjà cité, Rabaut Saint-Étienne, avoue avec beaucoup de franchise que cette mesure n'eût rien empêché, et que si la querelle n'eût pas éclaté sur la vérification des pouvoirs, elle aurait commencé sur la question de la séparation des Chambres. Elle se serait terminée de même, ajoutet-il, par la victoire du tiers état, qui ne pouvait jamais entendre à n'avoir qu'un tiers des suffrages3.

Rien n'est plus clair. Celui qui parle ainsi était un des acteurs.

En effet, la lutte s'engage dès le lendemain. Assemblé dans la salle des états généraux, le tiers adresse plusieurs fois aux deux autres ordres, l'invitation de se rendre dans la salle nationale, pour y vérifier en com

1 Précis de la Révolution française, par Rabaut Saint-Étienne, p. 117.

* Rabaut Saint-Étienne. Précis de la Révolution, p. 119. 3 Ibidem.

4 Rabaut Saint-Étienne, Précis de la Révolution française, p. 120. Rabaut Saint-Étienne se sert de l'expression que nous avons soulignée.

UNE CHAMBRE UNIQUE.

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mun les pouvoirs de tous les députés. Suivant le tiers, tous les ordres sont également intéressés à la régularité des opérations qui vont former les états généraux, et ont droit à un contrôle mutuel. Après avoir signifié au clergé et à la noblesse la résolution qu'il a prise, le tiers attend, il compte sur l'état des esprits et il y trouve évidemment sa force.

D'ailleurs, comme les faits le prouvèrent, il y avait de nombreux dissidents dans les deux ordres du clergé et de la noblesse; le gouvernement lui-même avait donné, de son propre mouvement, la double représentation au tiers état. Comment celui-ci n'aurait-il pas attendu au moins quelques jours? L'oeuvre qu'il entreprenait était immense, toutes les opinions sont d'accord à cet égard: changer complétement l'organisation de la monarchie en réduisant à l'unité, c'est-à-dire à l'égalité, mais égalité qui faisait dominer la classe la plus nombreuse, toutes les classes de la société française, par le seul fait de la création d'une Chambre unique; il y avait là une entreprise qui aurait pu demander plus d'un siècle. On avait vu Pierre le Grand transformer la Russie et y introduire la civilisation de l'Europe, mais avec la puissance d'une volonté unique, il avait fallu pour cela un long règne et une autorité établie. On ne s'étonnera pas qu'une assemblée toute nouvelle qui avait à créer sa propre autorité, et qui était elle-même la première de ses innovations, ait mis quelques jours à compléter son œuvre ces jours, quand on considère l'action exercée et les résultats accomplis, étaient des minutes.

Les états généraux étaient réunis depuis le 6 mai 89; dès le 13 les évêques offraient leur médiation entre la noblesse et le tiers. Il y eut des conférences qui durèrent

jusqu'au 27 mai. La noblesse qui craignait d'être absorbée et annihilée dans une seule Chambre où elle serait entrée en complète minorité, refusa de traiter. Le tiers, dont le parti était pris, résolu à se déclarer «assemblée de la nation', » s'adresse alors au clergé qu'il s'efforce de séparer de la noblesse, et lui demande, au nom du Dieu de paix et de l'intérêt public, de ne faire plus qu'une même chambre avec le tiers.

Le roi intervient alors, et, par son message du 28 mai, demande que les conférences soient reprises en présence du garde des sceaux; il offre ainsi sa médiation après celle des évêques, mais il ne réussit pas mieux à concilier un différend qui ne pouvait se terminer, au point de vue du tiers, qu'en cédant à sa volonté les nouvelles conférences étaient rompues le 9 juin.

Après cinq semaines de ces conférences qui avaient servi les idées du tiers en donnant à l'opinion si agitée, au moment des élections, une agitation plus grande encore, il les rompit par un acte solennel; il devait les rompre puisqu'il était décidé à ne faire aucune concession et qu'il voulait avoir la majorité dans les états géné

raux.

L'abbé Sieyès, l'auteur du célèbre pamphlet sur le tiers état, l'écrivain qui avait déclaré que le tiers état était tout, intervint avec Mirabeau dans cette grave circonstance. Mirabeau fut comme l'introducteur du théoricien hardi qui éprouvait quelque timidité en présence d'une assemblée, et il prit la parole pour annoncer la motion d'un député de Paris. Cette motion qui résumait, sur la nécessité de la vérification en commun, les idées mêmes de la

1 Mignet, Histoire de la Révolution française, I vol., p. 84.

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