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EFFET DU DISCOURS DE NECKER.

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Mais les membres du tiers, qui avaient dans la tête la formule de l'abbé Siéyès sur leur ordre, allaient droit à l'application de cette formule.

L'effet du discours, prononcé par le ministre populaire, ne fut pas heureux. Il était évident qu'on attendait mieux de lui dans cette partie de l'assemblée sur laquelle il voulait s'appuyer. On espérait sans doute lui voir prendre un parti décisif dans la question du vote par tête et par ordre, en un mot, de la constitution même de l'Assemblée. Ce qu'il y a de certain, si nous consultons un contemporain, membre des états généraux et très-admirateur de M. Necker, qu'il s'efforce d'excuser, c'est que les paroles du ministre furent reçues par les membres du tiers état avec la plus grande froideur. « Ils n'examinaient pas, dit Rabaut Saint-Étienne, si, en se prononçant même selon les vœux des communes, c'est-à-dire en faveur du vote par tête, le ministre ne pouvait pas craindre que les deux premiers ordres ne fissent à l'instant une scission aux suites de laquelle la France n'était pas encore préparée1. >>

Ces paroles pouvent que les idées du tiers état étaient bien arrêtées, puisqu'elles n'admettaient, même dans un discours officiel, ni compromis ni lacune.

Et puis, au milieu des aspirations de M. Necker à l'idéal de la situation nouvelle, au jour éblouissant de tant de prospérités et aux premières moissons d'une terre chérie, à la terre promise des idées philosophiques et des théories du dix-huitième siècle, il y avait des paroles, des professions de foi qui manquaient, et auxquelles sans doute les membres du tiers auraient applaudi. «< Assis

1 Précis historique de la Révolution française, II, P. 116.

sur leurs bancs reculés, dit Rabaut Saint-Étienne, qui écrit trois ans seulement après la réunion des états généraux, ils attendaient à chaque moment des paroles qui répondissent aux idées élevées dont ils étaient remplis et qu'ils ont depuis exécutées. Égalité et liberté, ces deux mots étaient déjà le ralliement des Français. Le peuple et ses représentants avaient été conduits par les événements à désirer une réforme générale, que le Conseil ne leur promettait pas, et que les fautes de la cour et des deux premiers ordres accélérèrent. » Or, on sait trèsbien que le dix-huitième siècle était rempli de cette idée d'une réforme générale, et qu'il n'avait besoin d'aucune impulsion étrangère pour y travailler.

Il y a une grande franchise, d'ailleurs, dans ces explications de Rabaut Saint-Étienne, malgré une attaque obligée contre la cour et les deux premiers ordres.

Ce que la majorité du tiers état attendait de la couronne en cette circonstance solennelle, c'était donc de se prononcer, par l'organe de Nccker, en faveur du vote par tête, d'adopter la liberté et l'égalité théoriques, d'annoncer << une réforme générale. »

Les faits mêmes qui avaient précédé les états généraux auraient pu modérer le tiers état dans ses exigences, et lui inspirer une certaine confiance dans le gouverneinent du roi, si le tiers état avait suivi les règles et les inspirations d'une politique ordinaire.

Nous voulons parler de l'esprit qui avait présidé aux récentes élections, de l'extrême liberté avec laquelle elles s'étaient accomplies, et des dispositions toutes favorables que le pouvoir y avait montrées au tiers état.

On a vu que la couronne avait accordé ce doublement du tiers, auquel s'opposait le Parlement. Le roi avait

ASSEMBLÉES ÉLECTORALES.

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voulu aussi que les hommes de la campagne, fermiers et laboureurs, concourussent au vote électoral dans la proportion d'un quart. Le règlement du 24 janvier 89 avait donné une base si large aux élections, qu'il nous serait difficile de ne pas nous y arrêter ici : « Tous les nobles, tous les prêtres, tous les Français du tiers état portés sur un rôle de contribution, étaient éligibles, et non-seulement le règlement prescrivait aux nobles et aux ecclésiastiques de faire, dans chaque réunion électorale, des cahiers pour expliquer leurs vœux et leurs doléances; mais les assemblées primaires, du tiers état (car pour cet ordre il y avait deux degrés d'élection) devaient en faire autant et remettre leurs cahiers aux électeurs qui rédigeraient ensuite leurs propres cahiers pour leur député aux états généraux.

Cette discussion autorisée dans les assemblées primaires était assurément la plus grande liberté de parole qu'un gouvernement eût jamais donnée dans un pays.

A côté de l'impulsion énorme qu'une telle discussion devait imprimer à l'opinion, à côté de cette multitude des assemblées du tiers où se trouvaient noyées, pour ainsi dire, celles du clergé et de la noblesse, rappelons encore ici que dans le clergé même il y avait une puissante majorité sortie du tiers état, et qu'elle pouvait nommer peu d'évêques et d'ecclésiastiques nobles, ce qui arriva en effet.

Lorsqu'on se reporte à l'esprit de l'époque, on reconnaît bientôt que la composition même du clergé doublait presque les forces du tiers état; en outre, « tous les curés, qui appartenaient généralement à cet ordre, étaient électeurs de droit, tandis que les chanoines ne l'étaient

pas et devaient nommer un électeur pour dix chanoines 1. >>

Il ne faut pas perdre de vue non plus un fait d'une très-grande importance, c'est que si les électeurs ruraux pouvaient choisir comme représentants des propriétaires nobles ou possesseurs de fiefs, il n'était guère probable qu'ils usassent beaucoup de cette faculté, et qu'il en devait résulter, pour l'élection de députés bourgeois, la prépondérance des villes sur les campagnes à une immense majorité, car les petits propriétaires des cam pagnes n'offraient point, sous le rapport de l'instruction, assez de garanties pour fixer les suffrages. C'est ainsi qu'un si grand nombre de magistrats inférieurs et d'avocats domina dans le tiers état et dans l'Assemblée constituante.

Cette influence même de l'esprit citadin était une force de plus pour le tiers état, car dans une chambre où l'intérêt agricole eût compté plus de représentants, où la grande propriété l'aurait peut-être groupé autour d'elle, il y aurait eu moins de tendance aux innovations et aux théories qui avaient pour but de changer, non pas seulement le système du gouvernement, son principe, mais la société, et le tiers état, dans cette voie où il marchait, eût rencontré plus d'obstacles de la part des campagnes que des villes. On sait que là le passé a plus d'empire, et que les vieilles coutumes, les antiques traditions, sont comme enracinées dans le sol.

Il n'est pas inutile aussi de compléter ce que nous avons déjà dit dans le premier volume de cet ouvrage, à l'égard des cahiers des trois ordres.

1

De la France avant la Révolution, par M. Raudot, p. 358.

LA NOBLESSE. LE CLERGÉ

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Ces cahiers, avant toute discussion, semblaient demander assez de réformes pour satisfaire l'esprit d'innovation le plus exigeant. La noblesse réclamait la périodicité des états généraux, la responsabilité des ministres, la suppression des lettres de cachet et de la Bastille, ce qui était pour cet ordre comme une question personnelle, l'abolition des dimes; elle voulait qu'on mît des limites à l'accroissement des biens du clergé; il y avait même des cahiers de la noblesse où l'esprit philosophique demandait la suppression des ordres religieux. La noblesse, d'ailleurs, se soumettait elle-même à l'impôt, et consentait à l'abolition des droits féodaux.

Dans quelques-uns de ses cahiers on trouvait aussi l'expression d'un vou remarquable, celui de la création d'un quatrième ordre, d'un ordre des paysans: c'était la campagne opposée à l'esprit citadin de la bourgeoisie, la campagne avec ses intérêts positifs et distincts.

Le clergé faisait tous les sacrifices qu'on pouvait lui demander, il consentait d'avance à l'égalité de l'impôt pour tous les ordres, il adoptait, en économie politique, la liberté de l'industrie et du commerce, il voulait que le tiers état pût exercer toutes les charges, même d'épée, qui appartenaient à la noblesse.

Or, si l'on compare les vœux différents des deux premiers ordres, les réformes que la noblesse demandait à l'égard du clergé et l'esprit qui animait ce corps lorsqu'il s'agissait de la noblesse, il est facile d'en conclure que le tiers état pouvait compter tantôt sur l'appui de la noblesse dans les réformes qu'il croirait utile de demander au clergé, tantôt sur le concours du clergé, quand il aurait à en réclamer de la noblesse.

Il est vrai que, dans les cahiers du tiers état, l'esprit

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