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quand vous prenez les apôtres pour complices des propos offensants qu'il vous plait de tenir sur mon compte? A vous entendre, on croirait que saint Paul m'a fait l'honneur de songer à moi, et de prédire ma venue comme celle de l'Antechrist. Et comment l'at-il prédite, je vous prie ? Le voici : c'est le début de votre mandement.

Saint Paul a prédit, M. T. C. F., qu'il viendrait des jours périlleux, où il y aurait des gens amateurs d'eux-mêmes, fiers, superbes, blasphėmateurs, impies, calomniateurs, enflès d'orgueil, amateurs de voluptés plutôt que de Dieu; des hommes d'un esprit corrompu, et pervertis dans la foi 1.

Je ne conteste assurément pas que cette prédiction de saint Paul ne soit très-bien accomplie; mais s'il eût prédit au contraire qu'il viendrait un temps où l'on ne verrait point de ces gens-là, j'aurais été, je l'avoue, beaucoup plus frappé de la prédiction, et surtout de l'accomplissement.

D'après une prophétie si bien appliquée, vous avez la bonté de faire de moi un portrait dans lequel la gravité épiscopale s'égaye à des antithèses, et où je me trouve un personnage fort plaisant. Cet endroit, monseigneur, m'a paru le plus joli morceau de votre mandement; on ne saurait faire une satire plus agréable, ni diffamer un homme avec plus d'esprit.

Du sein de l'erreur (il est vrai que j'ai passé ma jeunesse dans votre Église ) il s'est élevé (pas fort haut) un homme plein du langage de la philosophie ( comment prendrais-je un langage que je n'entends point?) sans être véritablement philosophe (oh ! d'accord, je n'aspirai jamais à ce titre, auquel je reconnais n'avoir aucun droit, et je n'y renonce assurément pas par modestie ); esprit doué d'une multitude de connaissances (j'ai appris à ignorer des multitudes de choses que je croyais savoir) qui ne l'ont pas éclairé (elles m'ont appris à ne pas penser l'être), et qui ont répandu des ténèbres dans les autres esprits (les ténèbres de l'ignorance valent mieux que la fausse lumière de l'erreur); caractère livré aux paradoxes d'opinions et de conduite (y a-t-il beaucoup à perdre à ne pas agir et penser comme tout le monde ?), alliant la simplicité des mœurs avec le faste des pensées (la simplicité des mœurs élève l'âme; quant

1 Mandement, § I.

au faste de mes pensées, je ne sais ce que c'est), le zèle des maximes antiques avec la fureur d'établir des nouveautés (rien de plus nouveau pour nous que des maximes antiques; il n'y a point à cela d'alliage, et je n'y ai point mis de fureur), l'obscurité de la retraite avec le désir d'être connu de tout le monde (monseigneur, vous voilà comme les faiseurs de romans, qui devinent tout ce que leur héros a dit et pensé dans sa chambre. Si c'est ce désir qui m'a mis la plume à la main, expliquez comment il m'est venu si tard, ou pourquoi j'ai tardé si longtemps à le satisfaire.) On l'a vu invectiver contre les sciences qu'il cultivait (cela prouve que je n'imite pas vos gens de lettres, et que dans mes écrits l'intérêt de la vérité marche avant le mien), préconiser l'excellence de l'Érangile (toujours et avec le plus grand zèle), dont il détruisait les dogmes (non, mais j'en préchais la charité, bien détruite par les prétres); peindre la beauté des vertus, qu'il éteignait dans l'âme de ses lecteurs. (Ames honnêtes, est-il vrai que j'éteins en vous l'amour des vertus ?)

Il s'est fait le précepteur du genre humain pour le tromper, le moniteur public pour égarer tout le monde, l'oracle du siècle pour achever de le perdre (je viens d'examiner comment vous avez prouvé tout cela). Dans un ouvrage sur l'inégalité des conditions ( pourquoi des conditions? ce n'est là ni mon sujet ni mon titre), il avait rabaissé l'homme jusqu'au rang des bêtes (lequel de nous deux l'élève ou l'abaisse, dans l'alternative d'être bète ou méchant?). Dans une autre production plus récente, il avait insinué le poison de la volupté ( eh! que ne puis-je aux horreurs de la débauche substituer le charme de la volupté ! Mais rassurezvous, monseigneur; vos prêtres sont à l'épreuve de l'Héloïse, ils ont pour préservatif l'Aloïsia ). Dans celui-ci, il s'empare des premiers moments de l'homme afin d'établir l'empire de l'irreligion (cette imputation a déjà été examinée).

Voilà, monseigneur, comment vous me traitez, et bien plus cruellement encore, moi que vous ne connaissez point, et que vous ne jugez que sur des ouï-dire. Est-ce donc là la morale de cet Evangile dont vous vous portez pour le défenseur ? Accordons que vous voulez préserver votre troupeau du poison de mon livre : pourquoi des personnalités contre l'auteur ? J'ignore quel effet vous attendez d'une conduite si peu chrétienne; mais je sais que dé

fendre sa religion par de telles armes, c'est la rendre fort suspecte aux gens de bien.

Cependant c'est moi que vous appelez téméraire. Eh! comment ai-je mérité ce nom, en ne proposant que des doutes, et même avec tant de réserve; en n'avançant que des raisons, et même avec tant de respect; en n'attaquant personne, en ne nommant personne ? Et vous, monseigneur, comment osez-vous traiter ainsi celui dont vous parlez avec si peu de justice et de bienséance, avec si peu d'égard, avec tant de légèreté?

Vous me traitez d'impie! et de quelle impiété pouvez-vous m'accuser, moi qui jamais n'ai parlé de l'être suprême que pour lui rendre la gloire qui lui est due, ni du prochain que pour porter tout le monde à l'aimer ? Les impies sont ceux qui profanent indignement la cause de Dieu en la faisant servir aux passions des hommes. Les impies sont ceux qui, s'osant porter pour interprètes de la Divinité, pour arbitres entre elle et les hommes, exigent pour eux-mêmes les honneurs qui lui sont dus. Les impies sont ceux qui s'arrogent le droit d'exercer le pouvoir de Dieu sur la terre, et veulent ouvrir et fermer le ciel à leur gré. Les impies sont ceux qui font lire des libelles dans les églises. A cette idée horrible tout mon sang s'allume, et des larmes d'indignation coulent de mes yeux. Prêtres du Dieu de paix, vous lui rendrez compte un jour, n'en doutez pas, de l'usage que vous osez faire de sa maison.

Vous me traitez d'imposteur! et pourquoi ? Dans votre manière de penser, j'erre; mais où est mon imposture? Raisonner et se tromper, est-ce en imposer ? Un sophiste même qui trompe sans se tromper n'est pas un imposteur encore, tant qu'il se borne à l'autorité de la raison, quoiqu'il en abuse. Un imposteur veut être cru sur sa parole, il veut lui-même faire autorité. Un imposteur est un fourbe qui veut en imposer aux autres pour son profit : et où est, je vous prie, mon profit dans cette affaire? Les imposteurs sont, selon Ulpien, ceux qui font des prestiges, des imprécations, des exorcismes: or, assurément, je n'ai jamais rien fait de tout cela.

Que vous discourez à votre aise, vous autres hommes constitués en dignité! Ne reconnaissant de droits que les vôtres, ni de lois que celles que vous imposez, loin de vous faire un devoir d'ètre justes, vous ne vous croyez pas même obligés d'être humains.

Vous accablez fièrement le faible, sans répondre de vos iniquités à personne : les outrages ne vous coûtent pas plus que les violences; sur les moindres convenances d'intérêt ou d'état, vous nous balayez devant vous comme la poussière. Les uns décrètent et brûlent, les autres diffament et déshonorent, sans droit, sans raison, sans mépris, même sans colère, uniquement parce que cela les arrange, et que l'infortuné se trouve sur leur chemin. Quand vous nous insultez impunément, il ne nous est pas même permis de nous plaindre; et si nous montrons notre innocence et vos torts, on nous accuse encore de vous manquer de respect.

Monseigneur, vous m'avez insulté publiquement: je viens de vous prouver que vous m'avez calomnié. Si vous étiez un particulier comme moi, que je pusse vous citer devant un tribunal équitable, et que nous y comparussions tous deux, moi avec mon livre, et vous avec votre mandement, vous y seriez certainement déclaré coupable, et condamné à me faire une réparation aussi publique que l'offense l'a été. Mais vous tenez un rang où l'on est dispensé d'être juste; et je ne suis rien. Cependant vous, qui professez l'Évangile, vous, prélat fait pour apprendre aux autres leur devoir, vous savez le vôtre en pareil cas. Pour moi, j'ai fait le mien, je n'ai plus rien à vous dire, et je me tais.

Daignez, monseigneur, agréer mon profond respect.

Motiers, le 18 novembre 1762.

J. J. ROUSSEAU *.

* Cette lettre de Jean-Jacques à M. de Beaumont fut pour ce dernier la massue d'Hercule; et celui qui avait résisté aux rois et aux parlements fut atterré du coup qu'il avait indiscrètement provoqué. Aussi j'ai remarqué que M. de Beaumont, qui parlait volontiers de Voltaire et de ses ouvrages, qui citait même les plus beaux vers de la Henriade, ne parlait jamais de Rousseau; ou, s'il en disait quelques mots, c'était pour faire l'éloge de son caractère et de ses vertus, et par opposition avec son rival de gloire... Son âme droite, ferme, bienfaisante et vertueuse avait senti le mérite du sage de Genève : il avait du respect pour sa pauvreté volontaire, son génie et sa bonne foi. (Note de BRIZARD.)

J. J. ROUSSEAU,

CITOYEN DE GENÈVE,

A M. D'ALEMBERT,

De l'Académie française, de l'Académie royale des sciences de Paris, de celle de Prusse, de la Société royale de Londres, de l'Académie royale des belles-lettres de Suède, et de l'Institut de Bologne;

SUR SON ARTICLE GENÈVE,

DANS LE VII VOLUME DE L'ENCYCLOPÉDIE,

ET PARTICULIÈREMENT SUR LE PROJET D'ÉTABLIR UN THÉATRE DE COMÉDIE EN CETTE VILLE.

Di meliora piis, erroremque hostibus illum.

VIRG., Georg., III, v. 513.

PRÉFACE.

J'ai tort si j'ai pris en cette occasion la plume sans nécessité. Il ne peut m'être ni avantageux ni agréable de m'attaquer à M. d'Alembert. Je considère sa personne ; j'admire ses talents, j'aime ses ouvrages; je suis sensible au bien qu'il a dit de mon pays: honoré moi-même de ses éloges, un juste retour d'honnêteté m'oblige à toutes sortes d'égards envers lui; mais les égards ne l'emportent sur les devoirs que pour ceux dont toute la morale consiste en apparences. Justice et vérité, voilà les premiers devoirs de l'homme; humanité, patrie, voilà ses premières affections. Toutes les fois que des ménagements particuliers lui font changer cet ordre, il est coupable. Puis-je l'être en faisant ce que j'ai dû ? Pour me répondre il faut avoir une patrie à servir, et plus d'amour pour ses devoirs que de crainte de déplaire aux hommes.

Comme tout le monde n'a pas sous les yeux l'Encyclopédie, je vais transcrire ici de l'article Genève le passage qui m'a mis la plume à la main. Il aurait dù l'en faire tomber, si j'aspirais à l'hon

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