Page images
PDF
EPUB

AUTRE réponse à la même lettre.

J'IGNORE, Monfieur, ce que l'efprit décidera fur la question propofée, page 17 du Mercure de ce mois: files malheurs d'autrui font un motif de confolation pour les malheureux ? mais je puis vous affurer que cette question n'en eft pas une pour

mon cœur.

Quelques faits vrais & fimples, & ma façon de penfer rapprochée de ces faite déterminent mon jugement fur la thèfe dont il s'agit.

J'ai été, Monfieur, pendant fix ans un des plus heureux de tous les hommes. Je vivois au milieu d'une famille qui m'étoit bien chère, & dont j'étois tendrement aimé.

Mon père, vieillard aimable, & qui fembloit ne defirer la vie que pour faire notre bonheur, eft mort entre mes bras au moment où j'efpérois fa convalefcence. Ses dernières paroles furent des expreffions de fa tendreffe pour moi.

Il y avoit alors cinq ans que j'avois époufé une jeune perfonne que j'aimois depuis long-temps; elle étoit ma pre

mière & mon unique inclination : mon amour pour elle, loin de s'affoiblir par la jouiffance, fembloit s'accroître de jour en jour. Mon père étoit pour cette jeune & aimable femme, l'objet du plus vif attachement; fa douleur fut extrême, & je n'étois pas en fituation de la calmer.

Elle prit fur elle; & m'abandonnant pour ainfi dire à la force de mon fexe de mon âge & de mon tempérament, elle ellaya de me conferver ma mère, qui étoie inconfolable, & qui exigeoit les foins les plus tendres & les plus affidus.

J'ai été affez malheureux pour perdre ma femme avant que le deuil de mon père fût fini. Mes regrets ne font point l'objet de cette lettre, je l'aimois, Monfieur, ce mot dit tout. Il y a fix ans que je la regrette, & que l'idée de tout autre engagement m'eft odieufe & fa réalité impoffible.

Ma mère me reftoit; elle n'a pu furvivre à cette feconde perte: les foins de fes enfans, leur tendreffe, rien n'a pu foulager fa douleur ; & nous avons eu celle de ne pouvoir nous diffimuler à nous-mêmes, quoiqu'elle nous le cachât foigneufement, que le chagrin étoit le poifon qui terminoit les jours de la meil leure & de la plus aimée des mères.

[ocr errors]

En moins de trois ans j'ai effuyé tous ces malheurs. Je les regarde comme les plus réels, & parce qu'ils touchent directement le cœur, & parce qu'ils font fans remèdes.

Voilà, Monfieur, ce que j'ai éprouvé. Voici ce que j'ai senti.

Lorfque depuis ces événemens j'ai vu de mes amis perdre des parens dont ils étoient chéris, des époufes dignes de leur tendreffe, loin d'éprouver de la confolation, j'ai frémi, mes plaies ont faigné, mon cœur a été déchiré.

Lorfqu'au contraire je vois un père inftruire avec tendresse fon enfant ; lorfque fa mère vient le preffer contre fon fein; lorfque je vois des époux heureux fe regarder avec une tendreffe naïve; quand je vois dans leurs yeux humides cette douce langueur qui annonce l'amourhonnête & fatisfait, je me rappelle les momens de mon bonheur... Ah, Mon fieur! ce fouvenir et une jouiffance précieufe aux malheureux.

Voilà ce que mon cœur me dicte. Jé finis pour aller féliciter un jeune parent qui eft fur le point de fe marier avec uné Demoiselle aimable. Je ne lui fouhaiterai autre chofe que d'être auffi heureux que

je l'ai été moi-même, & de l'être plus long-temps.

Če fouhait, Monfieur, vous annonce ma façon de penfer fur la queftion propofée Je ne fuis point auteur, je n'ai pas les talens néceffaires pour tenter avec fuccès de le devenir.

Les faits dont je viens d'avoir l'honneur de vous rendre compte font fi exactement vrais que, quoique je garde l'anonyme, fi vous trouvez ma lettre digne d'être inférée dans le Mercure, je ferai vraisemblablement reconnu par toutes les perfonnes de ma connoiffance qui le liront.

Au refte, Monfieur, je vous prie de ne la rendre publique qu'autant que vous la croirez capable de faire revenir du préjugé peu honorable pour l'humanité, que c'est une confolation pour les malheureux d'avoir des femblables. Je crois ce proverbe aufli peu fondé en françois qu'en latin; & je ne pense pas que fon ancienneté foit un titre affez refpectable pour le mettre à l'abri de la cenfure des âmes honnêtes & des cœurs fenfibles.

J'ai l'honneur d'être avec les fentimens les plus diftingués, Monfieur, votre, &c.

Paris, 27 avril 1768.

D.

AUTRE réponse à la queftion propofée dans le premier Mercure d'avril: Les malheurs d'autrui font-ils un motif de confolation pour les malheureux ?

[ocr errors]

L ne falloit pas moins d'efprit que vous en montrez, Monfieur, pour avancer, & paroître prouver la négative, que vous avez embraffée fur la queftion préfente. Ce qui ne m'étonne pas moins que votre paradoxe, c'eft qu'avec tant d'humanité de fenfibilité, de tendreffe, de bonté d'âme, de charité, vous enleviez cruellement à ceux qui en ont le plus befoin, l'unique confolation, l'unique foutien qui leur refte dans leur état déplorable, & que vous les taxiez encore de dureté, de cruauté, de barbarie d'en faire ufage.

Si quelque chofe peut mitiger & rendre aux malheureux leurs maux plus fupportables, ce n'eft affurément pas la contemplation du bonheur des autres. Ce n'eft pas à la vue d'un homme riche & opulent que le pauvre fupportera plus facilement. fa mifère. Ce n'eft pas à la vue d'un homme fain, robufte, & en pleine fanté qu'un Bw

« PreviousContinue »