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Seulement, comme les périls et les maux sont moins grands, les mœurs ne sont plus tout-à-fait aussi farouches, et il semble que le sentiment de l'indépendance individuelle ait déjà perdu quelque chose de son âpre énergie. Quelque sauvage en effet que fût la vertu de ces femmes cimbres, qui, au moment d'une déroute, s'efforçaient de soustraire par la mort leurs parents à la servitude, étouffaient leurs enfants de leurs propres mains, les foulaient aux pieds des chevaux, et finissaient par se tuer elles-mêmes (1), il y a loin de cette frénésie à la fanatique obstination de ce sauvage qui, attaché à l'épieu fatal, subit, plutôt que de s'avouer vaincu, les plus effroyables tortures; qui, pour quelque danger de la mort voisine, ne relasche aucun point de son asseurance, et qui expire, comme dit Montaigne, en faisant la moue à ses bourreaux (2).

Nous allons voir maintenaint ce que deviennent ces progrès chez les peuples sédentaires; et, procédant par ordre, nous examinerons d'abord quelle liberté comporte la manière de vivre de ces deux peuples qui se font entretenir par des hommes asservis.

(") Plutarque, Vie de Marius; et Tacite, Mours des Germ., ch. 7

et 8.

(2) ESSAIS; des Cannibales.

CHAPITRE IV.

LIBERTÉ COMPAtible avec le degré de culture des peuples sédentaires QUI SE FONT ENTRETENIR PAR DES ESCLAVES.

L'homme fait d'abord sa principale nourriture de fruits et d'animaux sauvages; puis du lait et de la chair des animaux qu'il a subjugués; puis des produits du sol qu'il fait cultiver par son esclave. Il ne passe qu'avec une extrême lenteur de l'un de ces états à l'autre; et, quelque barbare que soit encore le dernier, on est obligé de reconnaître qu'il se trouve à une longue distance de ceux qui le précèdent, et qu'il y a déjà un grand espace de parcouru dans la route de la civilisation. Le guerrier sauvage ne fait point d'esclaves: ses passions sont encore trop impétueuses; et, d'ailleurs, quel moyen aurait-il de les garder, et à quel usage les emploierait-il? Le guerrier nomade n'en fait qu'autant qu'il en peut vendre il lui en faut peu pour la garde de ses troupeaux et pour l'exploitation du peu de terres qu'il livre à la culture; mais, à mesure que les produits du sol entrent pour une plus grande part dans la nourriture de l'homme barbare, le nombre des captifs qu'il fait à la guerre devient plus considérable : le labour succédant au pâturage, il met des esclaves à la place des troupeaux, et finit par faire sa principale ressource de l'asservissement de ses semblables.

:

Je ne connais point d'expression propre à désigner l'état des peuples qui se font nourrir ainsi par des hommes vaincus et réduits en servitude. Le nom de peuples agricoles qu'on

leur a donné ne leur paraît guère applicable; ce nom appartiendrait à l'esclave qui féconde la terre plutôt qu'au barbare qui vit de ses sueurs. En général, il serait plus convenable de donner aux peuples encore barbares des noms pris de la guerre, que des noms empruntés à l'industrie. On devrait, à ce qu'il semble, réserver ceux-ci pour les nations qui ont abjuré toute violence, tout brigandage, toute sujétion forcée d'une classe à une autre, tout esprit de monopole et de domination, et fondé constitutionnellement leur existence sur le travail et les échanges.

Toutefois, pour n'avoir pas de dénomination qui lui convienne, l'état dont je parle n'en a été ni moins réel, ni moins général. Il n'est pas de nation qui, en passant de la vie errante à la vie sédentaire, n'ait été d'abord, et pendant fort longtemps, entretenue par des hommes asservis. Les peuples de l'antiquité ne connurent jamais d'autre manière de vivre. On voit dans la Genèse que, du temps des patriarches, l'esclavage existait déjà chez les Hébreux, et qu'Abraham possédait un nombre considérable d'esclaves ('): c'étaient des esclaves qui pourvoyaient à la subsistance des anciens Grecs. Rome eut des esclaves dès son origine, et le nombre chez elle, ainsi que chez les Grecs, s'en accrut, avec le temps, d'une manière presque infinie. Il y avait à Athènes, du temps de Démétrius de Phalère, quatre cent mille esclaves pour nourrir vingt mille citoyens. Rome, à la fin de la république, comptait moitié moins de citoyens que d'esclaves. César trouva l'esclavage établi chez les Gaulois. Lorsque les peuples barbares du nord de l'Europe s'établirent et se fixèrent dans le

́ (') Quod cùm audisset Abram, captum videlicet Lot, fratrem suum, numeravit expeditos vernaculos suos trecentos decem et octo, et persecutus est usque Dan. (Genes., cap. 19, vers. 14.)

midi, ils eurent partout des esclaves pour travailler à la terre et produire les choses nécessaires à leurs besoins. Dans toutes les parties du monde où les Européens ont pénétré : en Afrique, en Amérique, dans les îles de la mer du Sud, partout où ils ont trouvé un commencement de culture, ils ont vu ce qui s'opérait de travail utile exécuté par des hommes plus ou moins asservis. Je ne sache pas finalement que l'histoire ancienne nous fasse connaître, ni qu'on ait découvert dans les temps modernes de société ayant un commencement d'industrie et d'agriculture, chez qui le travail fût exécuté par des hommes libres, ou chez qui les hommes libres eussent commencé par chercher dans le travail les moyens de pourvoir à leurs besoins. Partout la première disposition des forts a été de se faire servir par les faibles, et l'esclavage des professions utiles a été, si je ne me trompe, le régime économique de toute société nouvellement fixée (1).

Il semble dérisoire de demander si la liberté est compa

(1) M. Charles Comte, dans son Traité de législation, publié postérieurement à la première édition de ce volume, paraît n'avoir pas adopté cette idée. Il pose en fait que la civilisation s'est d'abord développée dans les pays les plus favorables à la culture, et il semble supposer qu'elle s'y est développée librement, qu'il n'y a point eu d'abord d'esclaves, que tous les hommes s'y sont livrés spontanément au travail; mais que l'industrie ayant fait naître chez eux des qualités différentes de celles qu'il faut pour se livrer à la guerre, ils n'ont pu se défendre ensuite contre des peuples placés dans des circonstances moins favorables et qui avaient conservé les habitudes et les talents de la barbarie. De là, suivant M. Comte, l'origine de l'esclavage. Il a été d'abord l'œuvre indirecte de la civilisation, qui ensuite a réagi contre lui, et peu à peu est devenue assez puissante pour le détruire.

Que la culture ait commencé dans les pays qui lui étaient le plus favorables, je n'ai nulle peine à en convenir; que la population de ces pays ait ensuite été subjuguée par des peuples demeurés barbares, je le reconnais de même sans difficulté. Mais il ne me paraît pas, à beaucoup près, aussi certain que les premiers travaux de la civilisation aient été

tible avec un état social où la moitié, les trois quarts, et quelquefois une portion beaucoup plus considérable de la population se trouve ainsi la propriété de l'autre : aussi la question n'est-elle pas de savoir si cette portion de la population est libre, mais si celle qui a fondé sa subsistance sur son asservissement peut jouir de la liberté; si la liberté est compatible avec la manière de vivre des peuples qui se font entretenir par des esclaves.

Bien des gens peut-être décideraient encore cette question affirmativement. Qui n'a considéré les peuples de l'antiquité comme des peuples essentiellement libres? Qui n'a entendu parler de la liberté des Grecs et des Romains? Combien de temps, en fait de liberté, n'avons-nous pas puisé chez eux nos autorités et nos exemples? Rousseau appelle quelque part les Romains le modèle de tous les peuples libres. Il dit, en parlant des Grecs: « Des esclaves faisaient leurs travaux; leur grande affaire, c'était la liberté ('). » Il est si loin

faits par des mains libres, et que, chez les premiers peuples un peu civilisés qui ont été subjugués par des barbares, tout le monde jouft de la liberté. Les peuples les premiers asservis n'avaient-ils pas euxmêmes des esclaves? Existe-t-il quelque coin de la terre où l'industrie se soit d'abord librement développée, et où les hommes assez forts pour en contraindre d'autres au travail aient consenti à travailler euxmêmes ? Je ne le pense point. Il me paraîtrait, au contraire, que l'industrie est née partout sous l'influence de la contrainte; que dans les premières sociétés civilisés il n'y a eu de travailleurs que les hommes faibles, tandis que les hommes forts se sont maintenus en armes audessus de la société, et que les premiers conquérants n'ont subjugué que des populations qui avaient déjà des maîtres. Il y avait très prabablement des esclaves chez les petits peuples d'Italie que subjuguèrent d'abord les Romains; ils en trouvèrent chez les Gaulois; il y en avait chez les Germains; ils en trouvèrent chez les Grecs je demande s'il a jamais existé de société nouvellement fixée au sol, de société naissante qui ait spontanément exercé les arts et fait de l'agriculture sans esclaves ?

(") Contrat social, liv. 3, 15.

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