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Diogene, disciple d'Antifthene, nâquit à Synope, ville de Pont, la troifieme année de la quatre-vingt-onzieme olympiade. Sa jeuneffe fut diffolue. Il fut banni pour avoir rogné les efpeces. Cette aventure fàcheufe le conduifit à Athenes où il n'eut pas de peine à goûter un genre de philofophie qui lui promettoit de la célébrité, & qui ne lui prefcrivoit d'abord que de renoncer à des richeffes qu'il n'avoit point. Antifthene peu difpofé à prendre un faux monnoyeur pour difciple, le rebuta; irrité de fon attachement opiniâtre, il se porta même jufqu'à le menacer de fon bâton. Frappe, lui dit Diogene, tu ne trouveras point de bâton affez dur pour m'éloigner de toi, tant que tu parleras. Le banni de Synope prit, en dépit d'Antifthene, le manteau, le bâton & la beface: c'étoit l'uniforme de la fecte. Sa converfion fe fit en un moment. En un moment il conçut la haine la plus forte pour le vice, & il profeffa la frugalité la plus auftere. Remarquant un jour une fouris qui ramaffoit les miettes qui fe détachoient de fon pain; & moi auffi, s'écria-t-il, je peux me contenter de ce qui tombe de leurs tables.

Il n'eut pendant quelque temps aucune demeure fixe; il vécut, repofa, enfeigna, converfa par-tout où le hafard le promena. Comme on dif féroit trop à fui bâtir une cellule qu'il avoit demandée, il fe refugia, dit-on, dans un tonneau, efpece de maifon à l'ufage des gueux, longtemps avant que Diogene les mit à la mode parmi fes difciples. La févérité avec laquelle les premiers Cénobites fe font traités par esprit de mortification, n'a rien de plus extraordinaire que ce que Diogene & fes fucceffeurs exécuterent pour s'endurcir à la philofophie. Diogene fe rouloit en été dans les fables brûlans; il embraffoit en hiver des ftatues couvertes de neige; il marchoit les pieds nuds fur la glace; pour toute nourriture il fe contentoit quelquefois de brouter la pointe des herbes. Qui ofera s'offenfer après cela de le voir dans les jeux ifthmiques fe couronner de fa propre main, & de l'entendre lui-même fe proclamer vainqueur de l'ennemi le plus redoutable de l'homme, la volupté ?

Son enjouement naturel réfifta prefque à l'austérité de fa vie. Il fut plaifant, vif, ingénieux, éloquent. Perfonne n'a dit autant de bons mots. Il faifoit pleuvoir le fel & l'ironie fur les vicieux. Les Cyniques n'ont point connu cette efpece d'abftraction de la charité chrétienne, qui confifte à diftinguer le vice de la perfonne. Les dangers qu'il courut de la part de fes ennemis, & auxquels il ne paroît point qu'Antifthene fon maître ait jamais été expofé, prouvent bien que le ridicule eft plus difficile à fupporter que l'injure. Ici on répondoit à ses plaisanteries avec des pierres; là on lui jettoit des os comme à un chien. Par-tout on le trouvoit également infenfible. Il fut pris dans le trajet d'Athenes à Egine, conduit en Crete, & mis à l'encan avec d'autres efclaves. Le crieur public lui ayant demandé ce qu'il favoit: commander aux hommes, lui répondit Diogene; & tu peux me ven

dre à celui qui a befoin d'un maître. Un Corinthien appellé Xeniade homme de jugement fans doute, l'accepta à ce titre, profita de fes leçons, & lui confia l'éducation de fes enfans. Diogene en fit autant de petits Cyniques, & en très-peu de temps ils apprirent de lui à pratiquer la vertu, à manger des oignons, à marcher les pieds nuds, à n'avoir befoin de rien, & à fe moquer de tout. Les mœurs des Grecs étoient alors très-corrompues. Libre de fon métier de précepteur, il s'appliqua de toute fa force à réformer celles des Corinthiens. Il fe montra donc dans leurs affemblées publiques; il y harangua avec fa franchise & fa véhémence ordinaires; & il réuffit prefque à en bannir les méchans, finon à les corriger. Sa plaifanterie fut plus redoutée que les loix. Perfonne n'ignore fon entretien avec Alexandre; mais ce qu'il importe d'obferver, c'eft qu'en traitant Alexandre avec la derniere hauteur, dans un temps où la Grece entiere fe profternoit à fes genoux, Diogene montra moins encore de mépris pour la grandeur prétendue de ce jeune ambitieux, que pour la lâcheté de fes compatriotes. Perfonne n'eut plus de fierté dans l'ame, ni de courage dans l'efprit, que ce philofophe. Il s'éleva au-deffus de tout événement, mit fous fes pieds toutes les terreurs, & fe joua indiftin&tement de toutes les folies. A peine eut-on publié le décret qui ordonnoit d'adorer Alexandre fous le nom de Bacchus de l'Inde, qu'il demanda lui à être adoré fous le nom de Serapis de Grece.

Cependant ces ironies perpétuelles ne refterent point fans quelque efpece de repréfaille. On le noircit de mille calomnies qu'on peut regarder comme la monnoie de fes bons mots. Il fut accufé de fon temps, & traduit chez la poftérité comme coupable de l'obfcénité la plus exceffive. Son tonneau ne se préfente encore aujourd'hui à notre imagination prévenue qu'avec un cortege d'images deshonnêtes; on n'ofe regarder au fond. Mais les bons efprits qui s'occuperont moins à chercher dans l'hiftoire ce qu'elle dit, que ce qui eft la vérité, trouveront que les foupçons qu'on a répandus fur fes mœurs n'ont eu d'autre fondement que la licence de fes principes. L'hiftoire scandaleufe de Laïs eft démentie par mille circonftances; & Diogene mena une vie fi frugale & fi laborieufe, qu'il put aifément fe paffer de femmes, fans ufer d'aucune reffource honteufe.

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Voilà ce que nous devons à la vérité, & à la mémoire de ce philofophe. De petits efprits, animés d'une jaloufie baffe contre toute vertu qui n'eft pas renfermée dans leur fecte ne s'acharneront que trop à déchirer les fages de l'antiquité, fans que nous les fecondions. Faifons plutôt ce que l'honneur de la philofophie & même de l'humanité, doit attendre de nous reclamons contre ces voix imbécilles, & tâchons de relever, s'il se peut, dans nos écrits les monumens que la reconnoiffance & la vénération avoient érigés aux philofophes anciens, que le temps a détruits, & dont la fuperftition voudroit encore abolir la mémoire.

Diogene mourut à l'âge de quatre-vingt-dix ans. On le trouva fans vie, enveloppé dans fon manteau. Le miniftere public prit foin de fa fépulture. Il fut inhumé vers la porte de Corinthe, qui conduifoit à Pifthme. On plaça fur fon tombeau une colonne de marbre de Paros avec le chien fymbole de la fecte: & fes concitoyens s'emprefferent à l'envi d'éternifer leurs regrets, & de s'honorer eux-mêmes, en enrichiffant ce monument d'un grand nombre de figures d'airain. Ce font ces figures froides & muettes qui dépofent avec force contre les calomniateurs de Diogene; & c'eft elles que j'en croirai, parce qu'elles font fans paffion.

Diogene ne forma aucun fyftême de morale; il fuivit la méthode des philofophes de fon temps. Elle confiftoit à rappeller toute leur doctrine à un petit nombre de principes fondamentaux qu'ils avoient toujours préfens à l'efprit, qui dictoient leurs réponses, & dirigeoient leur conduite. Voici ceux du philofophe Diogene.

Il y a un exercice de l'ame, & un exercice du corps. Le premier eft une fource féconde d'images fublimes qui naiffent dans l'ame, qui l'enflamment & qui l'élevent. Il ne faut pas négliger le fecond , parce que l'homme n'eft pas en santé, fi l'une des deux parties dont il eft compofé eft malade.

Tout s'acquiert par l'exercice; il n'en faut pas même excepter la vertu. Mais les hommes ont travaillé à fe rendre malheureux, en fe livrant à des exercices qui font contraires à leur bonheur, parce qu'ils ne font pas conformes à leur nature,

L'habitude répand de la douceur jufques dans le mépris de la volupté. On doit plus à la nature qu'à la loi.

Tout eft commun entre le fage & fes amis. Il eft au milieu d'eux comme l'Etre bien-faifant & fuprême au milieu de fes créatures.

Il n'y a point de fociété fans loi. C'eft par la loi que le citoyen jouit de fa ville, & le républicain de fa république. Mais fi les loix font mauvaises, l'homme eft plus malheureux & plus méchant dans la fociété que dans la nature.

Ce qu'on appelle gloire eft l'appas de la fottife, & ce qu'on appelle nobleffe en eft le mafque.

Une république bien ordonnée feroit l'image de l'ancienne ville du monde.

Quel rapport effentiel y a-t-il entre l'aftronomie la mufique, la géométrie, & la connoiffance de fon devoir & l'amour de la vertu?

Le triomphe de foi eft la confommation de toute philosophie.

La prérogative du Philofophe eft de n'être furpris par aucun évé

nement.

Le comble de la folie eft d'enseigner la vertu, d'en faire l'éloge, & J'en négliger la pratique,

Il feroit

Il feroit à fouhaiter que le mariage fût un vain nom, & qu'on mit en commun les femmes & les enfans.

Pourquoi feroit-il permis de prendre dans la nature ce dont on a befoin, & non pas dans un temple?

L'amour eft l'occupation des défœuvrés.

L'homme dans l'état d'imbécillité reffemble beaucoup à l'animal dans fon état naturel.

Le médifant eft la plus cruelle des bêtes farouches, & le flatteur la plus dangereufe des bêtes privées.

Il faut résister à la fortune par le mépris, à la loi par la nature, aux paffions par la raison.

Aye les bons pour amis, afin qu'ils t'encouragent à faire le bien; & les méchans pour ennemis, afin qu'ils t'empêchent de faire le mal.

Tu demandes aux Dieux ce qui te femble bon, & ils t'exauceroient peut-être, s'ils n'avoient pitié de ton imbécillité.

Traite les grands comme le feu, & n'en fois jamais ni trop éloigné, ni trop près.

Quand je vois la philofophie & la médecine l'homme me paroît le plus fage des animaux, difoit encore Diogene; quand je jette les yeux fur l'aftrologie & la divination, je n'en trouve point de plus fou; & il me femble, pouvoit-il ajoûter, que la fuperftition & le defpotifme en ont fait le plus miférable.

Les fuccès du voleur Harpalus (c'étoit un des Lieutenans d'Alexandre) m'inclineroient prefque à croire, ou qu'il n'y a point de Dieux, ou qu'ils ne prennent aucun fouci de nos affaires.

Parcourons maintenant quelques-uns de fes bons mots. Il écrivit à fes compatriotes » Vous m'avez banni de votre ville, & moi je vous rele» gue dans vos maisons. Vous reftez à Synope, & je m'en vais à Athe»nes. Je m'entretiendrai tous les jours avec les plus honnêtes gens, pen»dant que vous ferez dans la plus mauvaise compagnie." On lui difoit un jour on fe moque de toi, Diogene; & il répondoit, & moi je ne me fens point moqué. Il dit à quelqu'un qui lui remontroit dans une maladie qu'au lieu de fupporter la douleur, il feroit beaucoup mieux de s'en débarraffer en fe donnant la mort, lui fur-tout qui paroiffoit tant méprifer la vie » Ceux qui favent ce qu'il faut faire & ce qu'il faut dire » dans le monde, doivent y demeurer; & c'eft à toi d'en fortir, qui » me parois ignorer l'un & l'autre. "Il difoit de ceux qui l'avoient fait prifonnier » Les lions font moins les efclaves de ceux qui les nourriffent, que ceux-ci ne font les valets des lions. "Confulté fur ce qu'on feroit de fon corps après fa mort vous le laifferez, dit-il, fur la terre. Et fur ce qu'on lui représenta qu'il demeureroit expofé aux bêtes féroces & aux oiseaux de proie: non, répliqua-t-il, vous n'aurez qu'à mettre auprès de moi mon baton. J'omets fes autres bons mots qui font affez connus. Tome XV.

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Ceux-ci fuffifent pour montrer que Diogene avoit le caractere tourné à P'enjouement, & qu'il y avoit plus de tempérament encore que de philofophie dans cette infenfibilité tranquille & gaie, qu'il a pouffée auffi loin qu'il eft poffible à la nature humaine de la porter. » C'étoit, dit Montaigne dans fon ftyle énergique & original qui plaît aux perfonnes du meilleur goût, lors même qu'il paroît bas & trivial, » une efpece de ladrerie fpirituelle, qui a un air de fanté, que la philofophie ne méprife pas. " Il ajoute dans un autre endroit : » Ce Cynique qui baguenaudoit à part » foi & hochoit du nez le grand Alexandre nous eftimant des mouches » ou des veffies pleines de vent, étoit bien juge plus aigre & plus poignant » que Timon, qui fut furnommé le haiffeur des hommes; car ce qu'on » hair, on le prend à cœur celui-ci nous fouhaitoit du mal, étoit paf» fionné du défir de notre ruine, fuyoit notre conversation comme dange> reufe; l'autre nous eftimoit fi peu, que nous ne pouvions ni le trou» bler, ni l'altérer par notre contagion; s'il nous laiffoit de compagnie » c'étoit pour le dédain de notre commerce, & non pour la crainte qu'il en avoit; il ne nous tenoit capables ni de lui bien, ni de lui mal > faire. "

Cette philofophie reparut quelques années avant la naiffance de JefusChrift mais dégradée. Il manquoit aux Cyniques de l'école moderne, les ames fortes, & les qualités fingulieres d'Antifthene, de Cratès & de Diogene. Les maximes hardies que ces philofophes avoient avancées, & qui avoient été pour eux la fource de tant d'actions vertueuses; outrées, mal entendues par leurs derniers fucceffeurs, les précipiterent dans la débauche & le mépris. Les noms de Carnéade, de Mufonius, de Demonax de Démétrius, d'Oenomais, de Crefcence, de Pérégrin, & de Sallufte, font toutefois parvenus jufqu'à nous; mais ils n'y font pas tous parvenus fans reproche & fans tache.

Nous ne favons rien de Carnéade le Cynique. Nous ne favons que peu de chose de Mufonius. Julien a loué la patience de ce dernier. Il fut l'ami d'Apollonius de Thyane, & de Démétrius; il ofa affronter le monftre à figure d'homme & à téte couronnée, & lui reprocher fes crimes. Néron le fit jetter dans les fers & conduire aux travaux publics de l'ifthme, où il acheva fa vie à creufer la terre & à faire des ironies. La vie & les actions de Démétrius ne nous font guere mieux connues que celles des deux philofophes précédens; on voit feulement que le fort de Mufonius ne rendit pas Démétrius plus réfervé. Il vécut fous quatre Empereurs, devant lefquels il conferva toute l'aigreur Cynique, & qu'il fit quelquefois pâlir fur le trône. Il affifta aux derniers momens du vertueux Thrafea. Il mourut fur la paille, craint des méchans, respecté des bons, & admiré de Séneque. Oenomaüs fut l'ennemi déclaré des Prêtres & des faux Cyniques. Il fe chargea de la fonction de dévoiler la fauffeté des oracles, & de démasquer l'hypocrifie des prétendus philofophes de fon temps; fonc

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