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j'ajoutai au Confeil de l'Aréopage. Je montrai à ces chefs que l'autorité fuprême, de quelque efpece qu'elle foit, eft un mal néceffaire, pour empêcher de plus grands maux; & qu'on ne doit employer que pour réprimer les paffions des hommes. Je repréfentai au peuple les malheurs qu'il avoit foufferts en s'abandonnant à fes propres fureurs. Par-là, je difpofai les uns à commander avec modération, & les autres à obéir avec docilité.

Je fis punir févérement ceux qui enfeignoient que tous les hommes naiffent égaux, que le mérite feul doit régler les rangs, & que le plus grand mérite eft l'efprit. Je fis fentir les funeftes fuites de ces fauffes

maximes.

Je prouvai que cette égalité naturelle eft une chimere fondée fur les fables poétiques des compagnons de Cadmus & des enfans de Deucalion; qu'il n'y a jamais eu de temps où les hommes foient fortis de la terre avec toute la force d'un âge parfait; que c'étoit manquer de fens que de donner ainfi des jeux d'imagination pour des principes; que depuis le fiecle d'or, l'ordre de la génération avoit mis une dépendance & une inégalité néceffaire entre les hommes; qu'enfin l'empire paternel avoit été le premier modele de tous les Gouvernemens.

Je fis une loi, par laquelle il fut arrêté que tout homme qui n'avoit jamais donné d'autres preuves de fon efprit que les faillies vives de fon imagination, les difcours fleuris, & le talent de parler de tout fans avoir jamais rien approfondi, feroit incapable des charges publiques.

Cyrus interrompit ici Solon, & lui dit : il me femble que le mérite seul diftingue les hommes. L'efprit eft le moindre de tous les mérites, parce qu'il est toujours dangereux lorfqu'il eft feul; mais la fageffe, la vertu, & la valeur, donnent le droit naturel de gouverner. Celui-là feul doit commander aux autres, qui a plus de fageffe pour découvrir ce qui eft juste, plus de vertu pour le fuivre, & plus de courage pour le faire exécuter.

Le mérite, reprit Solon, diftingue effentiellement les hommes: il devroit feul décider des rangs; mais l'ignorance & les paffions nous empêchent fouvent de le connoître; l'amour-propre fait que chacun fe l'attribue. Ceux qui en ont le plus, font toujours modeftes, & ne cherchent point à dominer. Enfin ce qui paroît vertu, n'eft quelquefois qu'un masque

trompeur.

Les difputes, les difcordes, les illufions feroient éternelles, s'il n'y avoit point quelque moyen plus fixe, & moins équivoque pour régler les rangs, que le mérite feul.

Dans les petites Républiques ces rangs fe reglent par élection; dans les grandes Monarchies par la naiffance. J'avoue que c'eft un mal néceffaire & cette néceffité eft la fource de prefque tous les établissemens politiques : voilà la différence entre le droit naturel & le droit civil, l'un est toujours conforme à la plus parfaite juftice: l'autre souvent injufte dans les fuites qui

en résultent, devient pourtant inévitable pour prévenir la confufion & le défordre.

Les rangs & les dignités ne font que les ombres de la vraie grandeur: le refpect extérieur & les hommages qu'on leur rend, ne font auffi que les ombres de cette eftime qui n'appartient qu'à la vertu feule. N'eft-ce pas une grande fageffe dans les premiers Légiflateurs, d'avoir confervé l'ordre de la fociété, en établissant des loix, par lefquelles ceux qui n'ont que l'ombre des vertus, fe contentent de l'ombre de l'eftime?

Je vous conçois, dit Cyrus: la fouveraineté & les rangs font des maux néceffaires pour contenir les paffions. Les petits doivent fe contenter de mériter l'eftime intérieure des hommes par leur vertu fimple & modefte, & les grands doivent fe perfuader qu'on ne leur accordera que les hommages extérieurs, à moins qu'ils n'aient le vrai mérite. Par-là les uns ne s'aigriront pas de leur baffeffe, & les autres ne s'enorgueilliront point de leur grandeur. Les hommes fentiront qu'il faut des Rois, & les Rois n'oublieront point qu'ils font hommes, chacun fe tiendra à fa place, & l'ordre de la fociété ne fera point troublé. Je comprends la beauté de ce principe: j'ai grande impatience d'apprendre vos autres loix.

La feconde fource, dit Solon, de tous les maux d'Athenes, étoit la richeffe exceffive des uns, & la pauvreté extrême des autres. Cette inégalité affreuse dans un gouvernement populaire, caufoit des difcordes éternelles. Pour remédier à ces défordres, je ne pouvois pas établir, comme on a fait à Sparte, la communauté des biens. Le génie des Athéniens qui les porte vers le luxe & les plaifirs, n'auroit jamais fouffert cette égalité. Pour diminuer nos maux, je fis acquitter les dettes publiques; je commençai par remettre toutes les fommes qui m'étoient dues; j'affranchis mes efclaves, & je ne voulus plus qu'il fût permis d'emprunter en engageant fa liberté.

Jamais je n'ai goûté tant de plaifir qu'en foulageant les miférables: j'étois encore riche, mais je me trouvois pauvre, parce que je n'avois pas de quoi diftribuer à tous les malheureux. J'établis à Athenes cette grande maxime, que les citoyens d'une même République doivent fentir & plaindre les maux les uns des autres, comme membres d'un même corps.

La troifieme fource de nos maux étoit la multiplicité des loix, marque auffi évidente de la corruption d'un Etat, que la diverfité des remedes en eft une des maladies du corps.

C'eft encore ici où je ne pouvois pas imiter Lycurgue: la communauté des biens, & l'égalité des citoyens, avoient rendu inutile à Sparte cette foule de loix & de formes, qui font absolument néceffaires, par-tout où se trouve l'inégalité des rangs & des biens. Je me contentai de rejetter toutes les loix qui ne fervoient qu'à exercer le génie fubtil des Sophiftes, & la fcience des Jurifconfultes. Je n'en réfervai qu'un petit nombre, fimples courtes & claires. Par là j'évitai la chicane, monftre inventé par la vaine

fubtilité des hommes pour anéantir la juftice. Je fixai des temps pour finir les procès, & j'ordonnai des punitions rigoureufes & déshonorantes pour les Magiftrats qui les étendroient au-delà des bornes. J'abolis enfin les loix trop féveres de Dracon, qui puniffoient également de mort les moindres foibleffes & les plus grands crimes; je proportionnai les punitions aux fautes.

La quatrieme fource de nos maux étoit la mauvaise éducation des enfans. On ne cultivoit dans les jeunes gens qué les qualités fuperficielles, le bel efprit, l'imagination brillante, la politeffe efféminée. On négligeoit le cœur, la raison, les fentimens & les vertus folides. On mettoit le prix aux hommes & aux chofes felon les apparences, & non felon la réalité. On regardoit le frivole férieufement, & les chofes folides comme trop

abftraites.

Pour prévenir ces abus, j'ordonnai à l'Aréopage de veiller à l'éducation des enfans. Je ne voulois pas qu'ils fuffent élevés dans l'ignorance comme les Spartiates, ni qu'on le bornât, comme auparavant, à leur apprendre l'éloquence, la poélie & les fciences qui ne fervent qu'à orner l'imagination. Je voulus qu'on les appliquât à toutes les connoiffances qui fortifient la raifon, & qui accoutument l'efprit à l'attention, à la pénétration & à la jufteffe: la proportion des nombres, le calcul des mouvemens céleftes, la ftructure de l'univers; la grande fcience de remonter aux principes, de defcendre aux conféquences, & dévoiler l'enchaînement des vérités.

Ces fciences fpéculatives ne fervent pourtant qu'à exercer & à former l'efprit pendant la tendre jeuneffe. Dans un âge plus mûr, les Athéniens étudient les loix, la politique & l'hiftoire, pour connoître les révolutions des Empires, les caufes de leur établiffement, & les raifons de leur décadence; en un mot, ils s'inftruifent de tout ce qui peut contribuer à la connoiffance de l'homme & des hommes.

La cinquieme & derniere fource de nos maux étoit le goût effréné des plaifirs. Je favois que le génie des Athéniens demandoit un amusement & des fpectacles. Je fentis que je ne pouvois dompter ces ames républicaines & indociles, qu'en me fervant de leur penchant pour le plaifir, afin de les captiver pour les inftruire.

Je leur fis repréfenter dans ces fpectacles, les funeftes fuites de leur défunion & de tous les vices ennemis de la fociété. Les hommes affemblés dans un même lieu paffoient des heures entieres à entendre une morale fublime. Ils auroient été choqués de préceptes & de maximes ; il falloit les éclairer, les réunir & les corriger fous prétexte de les amuser ; telles étoient mes loix.

Je vois bien, dit Cyrus, que vous avez plus confulté la nature que Lycurgue. Mais n'avez-vous pas auffi trop accordé à la foibleffe humaine? Dans une République qui a toujours aimé la volupté, il me paroît dangereux de vouloir unir les hommes par le goût des plaifirs.

Je ne pouvois pas, reprit Solon, changer la nature de mes concitoyens; mes loix ne font pas parfaites, mais elles font les meilleures qu'ils puiffent fupporter. Lycurgue trouva dans fes Spartiates, un génie propre pour toutes les vertus héroïques; je trouvai dans les Athéniens un penchant pour tous les vices qui rendent efféminés. J'ofe dire que les loix de Sparte, en outrant les vertus, les transforment en défauts. Mes loix au contraire tendent à rendre les foibleffes mêmes utiles à la fociété. Voilà tout ce que peut faire la politique: elle ne change point les cœurs; elle ne fait que mettre à profit les paffions.

Je crus, continua Solon, avoir prévenu & guéri la plupart de nos maux par l'établissement de ces loix; mais l'inquiétude d'un peuple accoutumé à la licence, me caufoit tous les jours des importunités extrêmes. Les uns blåmoient mes réglemens; les autres feignoient de ne les pas entendre : quelques-uns vouloient y ajouter; d'autres vouloient en retrancher. Je fentis alors l'utilité des plus excellentes loix, quand on n'a point une autorité fixe & ftable pour les faire exécuter. Que le fort des mortels eft malheureux! En évitant les maux affreux du gouvernement populaire, on court rifque de tomber dans l'efclavage en fuyant les inconvéniens de la Royauté, on s'expofe peu à peu à l'anarchie. De tout côté le chemin politique eft bordé de précipice je vis que je n'avois encore rien fait. J'allai trouver Pififtrate, & je lui dis :

» Vous voyez tout ce que j'ai entrepris pour foulager les maux de l'E» tat. Tous mes remedes font inutiles, puifqu'il n'y a point de médecin » pour les appliquer. Ce peuple impatient du joug, craint l'Empire de la » raison même; l'autorité des loix le révolte; chacun veut les réformer » à fa mode. Je vais m'abfenter pendant dix ans de la patrie; j'éviterai » par-là les embarras où je fuis expofé tous les jours de gâter la fimpli» cité de mes loix, en les multipliant, & en y ajoutant. Tâchez pendant » mon abfence d'y accoutumer les Athéniens n'y fouffrez aucun chan»gement. Je n'ai pas voulu accepter la Royauté qui m'étoit offerte. Un » vrai Législateur doit être défintéreffé. Mais pour vous, Pifistrate » vertus militaires vous rendent propre à commander aux hommes, & » votre naturel doux vous empêchera d'abufer de votre autorité. Rendez » les Athéniens foumis, fans être efclaves, & réprimez leur licence, fans » leur ôter la liberté. Fuyez le nom de Roi, & contentez-vous de celui » d'Archonte. «

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Après avoir pris cette réfolution, je partis auffitôt & j'allai voyager en Egypte & en Afie.

Cependant Pififtrate fait voir à Cyrus les forces maritimes des Athéniens, & lui raconte comment il avoit été détrôné & rétabli diverfes fois à Athenes. Il lui fait voir encore les fpectacles publics, & lui explique la nature & les regles de la Tragédie. J'ai cherché, lui dit-il, à rendre le théâtre une école de philofophie pour les jeunes Athéniens, & de

faire fervir les fpectacles à leur éducation. C'eft méconnoître la nature humaine, que de vouloir la conduire tout d'un coup à la fageffe par la contrainte & la févérité. Dans une jeuneffe vive & bouillante, on ne peut fixer l'attention de l'efprit qu'en l'amufant. Cet âge eft toujours en garde contre les préceptes. Il faut, pour les faire goûter, les déguifer fous la forme du plaisir.

Cyrus admira les grandes vues politiques & morales du Poëme dramatique, & fentit en même temps que les principales regles de la Tragédie ne font point arbitraires, mais doivent être puifées dans la nature. Il crut ne pouvoir mieux remercier Solon de fes inftructions, qu'en lui marquant l'impreffion qu'elles avoient faite fur lui.

Je vois à préfent, dit-il, que les Egyptiens ont grand tort de mépriser les Grecs & fur-tout vos Athéniens. Ils regardent vos graces, vos délicateffes, & vos tours ingénieux comme des pensées frivoles, des ornemens fuperflus, des gentilleffes qui marquent toujours l'enfance de votre efprit, & la foibleffe de votre génie qui ne fait pas s'élever plus haut. Je vois que vous fentez plus finement que les autres nations, que vous connoiffez plus parfaitement la nature humaine, & que vous favez tourner tous les plaifirs en inftructions. On ne peut intéreffer les autres peuples que par les pensées fortes, les mouvemens violens, & les catastrophes fanglantes. C'eft par défaut de fenfibilité que nous ne diftinguons pas comme vous, les nuances fines des penfées & des paffions humaines, & que nous ne connoiffons point ces plaifirs doux & tendres qui naiffent des fentimens délicats. Cyrus quitte Athenes & s'embarque pour l'ifle de Crete. Il arrive à Gnoffus, capitale de l'ifle. Il y trouve Pythagore qui lui fait voir les loix de Minos que l'on confervoit dans un coffre d'or.

Le Prince y lut tout ce qui regardoit la religion, la morale, & la politique, & tout ce qui pouvoit fervir à la connoiffance des Dieux, de foimême, & des autres hommes. Il trouva dans ce livre facré ce qu'il y avoit de meilleur dans les loix d'Egypte, de Sparte & d'Athenes, & fentit par-là que, comme Minos avoit profité des lumieres des Egyptiens, de même Lycurgue & Solon devoient au Légiflateur de Crete ce qu'il y avoit de plus excellent dans leurs inftitutions. C'eft auffi fur ce modele que Cyrus forma les loix admirables qu'il établit dans fon Empire après avoir conquis l'Afie.

Pythagore lui expliqua enfuite la forme du gouvernement de l'ancienne Crete, & après lui avoir montré comment elle prévenoit également le defpotisme & l'anarchie, il lui dit on croiroit qu'un gouvernement fi parfait dans toutes fes parties auroit dû fubfifter toujours; mais on n'en voit prefque plus aucun veftige. Les fucceffeurs de Minos régnerent pendant quelques fiecles en dignes enfans d'un tel pere; leurs defcendans dégénérerent peu-à-peu ils ne fe crurent pas affez grands pendant qu'ils n'étoient que confervateurs des loix ; ils voulurent fubftituer à la place de

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