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ce là le fort du plus grand nombre de vos concitoyens? Leurs campagnes font-elles cultivées autant qu'elles peuvent l'être? Vos laboureurs robuftes & fains jouiffent-ils d'un bonheur qui réponde à leur utilité? Vos Provinces montrent-elles une population abondante? Leurs habitans cherchent-ils à fe multiplier? Les impôts arbitraires ne les forcent-ils pas fouvent de renoncer à l'héritage de leurs peres? Des travaux inutiles ne les détournentils point de leurs travaux néceffaires? Un commerce facile leur procuret-il toujours un débit prompt & fûr de leurs denrées? Ont-ils des habitations & des vêtemens qui les mettent à couvert de la rigueur des faifons? Des loix impartiales commandent-elles également aux grands comme aux petits? Le crédit, la faveur ne facrifient-ils jamais de victimes innocentes ?* Le pauvre obtient-il une prompte juftice contre le riche ou l'homme en crédit? Le citoyen, dans le fanctuaire de fa famille & dans le fein de l'amitié, fe trouve-t-il à couvert des inquifitions & des délations? La vengeance, le caprice ou l'intérêt d'un vifir, de fa maîtreffe, de fon valer ne peuvent-elles pas à tout moment précipiter l'homme de bien dans un cachot? Le grand lui-même eft-il complettement à l'abri des coups d'un maître fantafque & des calomnies de fa Cour? L'homme riche a-t-il la jufte confiance de tranfmettre à fes enfans les biens que fon industrie lui a procurés? Le négoce eft-il exempt des entraves de l'avidité? Enfin une heureuse tolérance permet-elle à tout citoyen de penser comme il lui plaît, pourvu qu'il agiffe conformément aux loix? Rien de tout cela, me direzvous! Eh bien, répliquerai-je, vous êtes des esclaves.

Le defpote n'eft injufte, le tyran n'eft criminel, que par ce qu'ils rendent le plus grand nombre de leurs fujets malheureux. Avec quelque rigueur qu'ils exercent leur empire, il eft toujours des hommes favorifés qui échappent à leurs fureurs ou qui profitent de leurs crimes; ce font eux qui fe croient en droit d'en faire l'apologie. Qu'ils vantent donc leur bonheur; jamais leurs difcours ne féduiront des citoyens vertueux, fenfibles aux infortunes de leurs femblables & aux maux de leur poftérité qu'ils prévoient dans l'avenir. Jamais ces prétendus avantages n'éblouiront ces ames généreufes en qui l'oppreffion & l'injuftice allument une jufte colere. Tenté fans ceffe de fe bannir d'une patrie opprimée, l'homme de bien n'y eft retenu que par les liens du fang & de l'amitié; les vertus obfcures & domeftiques font les feules qui puiffent confoler le citoyen honnête dans les malheurs de fon pays.

Les hommes font des efclaves par-tout où la volonté de l'homme eft fupérieure à la loi. Les hommes font efclaves par-tout où l'on a besoin de pouvoir, de crédit, de richeffes pour obtenir la juftice. Les hommes font efclaves par-tout où le puiffant, exempt de fe conformer à la loi peut étouffer les cris de l'innocent qu'il opprime. Les hommes font efclaves par-tout où la loi peut être interprétée, alors elle devient toujours partiale pour celui qui a du pouvoir, & deftructive pour le malheureux. Tome XV.

V v v

Sous quelque

S. X X I.X.

Il ne peut être appellé gouvernement.

afpe&t que le Defpotifme fe montre, il ne mérite point d'être qualifié de Gouvernement. Il n'eft que la licence des Souverains exercée fur des peuples malheureux. Avec les vues les plus droites, comment fe flatter qu'un feul homme, ou que plufieurs hommes, remplis de foibleffes puiffent diriger avec précifion les refforts compliqués du Gouvernement d'une nation? Que fera-ce, fi le fort des peuples eft remis entre les mains d'un maître vicieux, d'un mortel divinifé par la flatterie, dénaturé par l'éducation, énervé par la molleffe? Comment efpérer qu'un Prince entouré d'une foule d'hommes vils, intéreffés, ignorans, fe faiffe guider par les confeils de l'équité, de l'humanité & de la raifon? Il faudroit être un Dieu, un être infini dans fes perfections pour ne jamais abufer d'un pouvoir fans limites. Il n'y a que la préfomption la plus extravagante qui puiffe faire prétendre à l'autorité abfolue. Les nations n'ont pu confier fans reftrictions à un feul homme ni à plufieurs hommes, un pouvoir dont leur nature même les rendoit effentiellement incapables, dont leurs paffions ne pouvoient qu'abufer, & d'où le malheur de la fociété devoit néceffairement réfulter. Plus ce que les hommes entreprennent eft au-deffus de leurs forces, & plus ils s'en acquittent mal. On ne peut qu'abufer d'un pouvoir dont l'ufage raisonnable eft impoffible.

LE

§. X X X.

Il invite à fa propre deftruction.

E Defpotifme ne peut donc être regardé que comme un combat inégal entre un brigand ou des brigands armés & une fociété fans défense. Ses droits font la force du Souverain & la foibleffe des fujets; fes titres font, d'un côté l'impofture, la rufe, l'artifice; & de l'autre, l'opinion, l'aveuglement, la fottife. Ainfi ce joug odieux, dont la plupart des habitans de la terre fentent plus ou moins la pefanteur, n'eft qu'un abus révoltant contre lequel la nature & la raifon s'élevent avec force, lors même que les nations engourdies femblent s'y foumettre fans murmure. Le Despotisme eft également funefte au Souverain & aux fujets. Dès qu'un homme eft le maître de la loi, il faut qu'il devienne méchant. Dès que fes paffions l'ont dépravé, fon Empire, forcé de fuivre les impulfions qu'il lui donne, fe déprave comme lui. Alors le tyran gouverne fes peuples comme des bêtes féroces dont il craint la fureur; fans ceffe il travaille à les aigrir, à les agacer, à les rendre furieux; il les punit enfuite de leur méchanceté. Plus il les craint, plus il redouble de mauvais traitemens; ce n'eft que par

des forfaits multipliés, qu'il croit fe mettre en fureté. Un tyran n'eft jamais entouré que d'ennemis; les nations dont les chefs ne confultent jamais les défirs, n'ont rien de commun avec eux; elles ne leur doivent que de l'indifférence en font-elles opprimées ? Elles ne leur doivent que de la haine; la force eft alors la feule reffource qui refte contre la tyrannie; en fe révoltant contre la loi, les tyrans donnent à leurs fujets le fignal de la révolte contre eux-mêmes. En opprimant le peuple Romain, le Sénat fut un tyran qui provoqua juftement fa fureur. En violant les loix & la liberté des Anglois, Charles I, & fon fils, s'attirerent les cataftrophes qui les priverent l'un de la vie, l'autre du trône.

Envain, defpotes inhumains! cherchez-vous à effrayer vos peuples par vos chaînes, par vos cachots, par vos fupplices en vain la terreur de votre nom réduit-elle les nations au filence: en vain les forcez-vous à mordre en frémiffant la pouffiere de vos pieds : en vain confiez-vous aux fuppôts de votre pouvoir les forces les plus redoutables: jamais vous n'aurez d'amis finceres; jamais vous n'aurez de fujets; vous n'acheterez par vos bienfaits que des flatteurs, des complices, des traîtres, des confeillers infames, qui fous prétexte d'établir votre autorité, vous aideront à détruire les loix, la liberté, la vertu qui vous réfiftent : ils vous déroberont l'odieuse vérité; ils vous cacheront l'abîme qu'ils creufent fous vos pas; mais ils ne donneront jamais la férénité à vos ames, le fommeil à vos paupieres la tranquillité à votre Empire; jamais ils ne vous garantiront des efforts que la haine multipliée fera contre vos injuftes volontés. Le dernier fujet d'un Etat libre jouit d'une fureté plus grande que le tyran environné de toutes fes cohortes.

Toute puiffance, pour être folide, doit fe contenir dans de justes bornes. Plus les Souverains veulent avoir de force, & plus ils deviennent foibles; plus ils exercent leur pouvoir & plus leurs peuples s'engourdiffent. La vraie puiffance du Maître dépend de la profpérité de fes fujets. Le tyran est un être ifolé; il vit comme dans une terre étrangere; il n'y a de patrie que pour le Roi citoyen. L'inftabilité du gouvernement abfolu, les révolutions auxquelles il eft fans ceffe expofé, devroient en dégoûter tout être raifonnable: il eft doux de régner; mais il eft bien plus doux de régner en fureté, de régner à l'ombre des loix, de régner fur des peuples heureux, affectionnés, foumis. Le defpote difparoît, pour ainfi dire, à l'infçu de fes fujets; perfonne ne s'intéreffe à fon fort; fouvent fa mort n'eft annoncée que par le rebelle qui lui fuccede. Dans un pays defpotique, les efclaves ne combattent que pour favoir le nom du tyran qui doit les affervir. Les Monarques abfolus reffemblent à ces enfans imprudens qui s'irritent contre ceux qui les empêchent de fe bleffer eux-mêmes. Le defpote peut être comparé à un joueur, ou bien au débauché qui après avoir facrifié & fortune & fanté à des plaifirs d'un moment, confervent pendant toute la vie le regret de s'être contentés. Le tyran aveuglé ne voit jamais les fuites

:

de fes violences fouvent la tyrannie s'exerce à l'infçu du Souverain; fes Miniftres jouiffent feuls de l'abus de fon pouvoir. Il eft rare que le Prince le plus abfolu ait une volonté; il n'eft que le prête-nom des paffions de fes ferviteurs, & fouvent fon Empire eft ébranlé & l'univers en feu, pour des motifs qui le feroient rougir, s'il venoit à les démêler.

CE

§. X X X I.

Contradictions du Despotisme.

E feroit une erreur de croire que les Souverains abfolus, ou ceux qui préfident à leurs confeils euffent toujours un projet fuivi, une volonté permanente de nuire & de perdre l'Etat. Le Defpotifme eft communément plus étourdi que cruel, plus ftupide que méchant. Quelquefois même il est tenté pour fon propre intérêt de s'occuper du bien public : il est réduit fouvent à chercher des remedes aux maux qu'il s'eft faits; il s'apperçoit, mais prefque toujours trop tard, que le Prince ne peut être riche files fujets font miférables; que fes armées ne peuvent être nombreuses, i fes Provinces font dépeuplées; que fon commerce ne peut fleurir, s'il n'eft protégé & fecouru; que fes peuples ne pourront le feconder, fi leur courage & leurs forces font abattus. Mais le defpote accoutumé à ne jamais trouver de réfiftance, voudroit, pour ainsi dire, renverfer à fon gré les loix de la nature & triompher de la néceffité. Il veut que fes Provinces foient cultivées, mais il ne confent point à foulager le cultivateur. Il veut que fon Empire foit peuplé, mais la dureté de fon gouvernement force fes fujets aux émigrations. Il veut du commerce, mais fon avidité ne ceffe de le gêner; il veut du crédit, mais il viole à tout moment fes engagemens les plus folemnels; il veut des guerriers habiles & magnanimes, mais la cabale & l'intrigue font nommer fes généraux & leur tienneat lieu de talens & de mérite. Il veut des ames fenfibles à l'honneur, tandis qu'il ne fouffre autour de lui que des ames ferviles. Il veut des fujets attachés, tandis que tout ce qu'il fait ne tend qu'à lui susciter des ennemis. Il voudroit quelquefois connoître la vérité, mais toujours il punit ceux qui l'annoncent; il veut des talens; mais il ne récompenfe que l'ignorance ou la médiocrité; il veut de l'induftrie, mais il profcrit la liberté. En un mot, le defpote voudroit jouir de tous les avantages dont les vices de fon adminiftration doivent néceffairement le priver. Les efforts que le pouvoir abfolu fait pour améliorer fon fort, font prefque toujours infructueux; les fecouffes & les changemens fubits que fon imprudence produit, ne fervent fouvent qu'à accélérer la ruine de l'Empire qu'il avoit

énervé.

§. X X XII.

Les peuples n'y peuvent jamais confentir fincérement.

CESSONS donc de fuppofer que des êtres raisonnables aient jamais pu

confentir à un pouvoir arbitraire; ne croyons point que de plein gré ils aient compté fe mettre dans les fers; ne fuppofons point que le plus grand nombre des habitans de notre globe aient voulu ne vivre, ne travailler, n'arrofer la terre de leur fueur, que pour rendre heureux quelques-uns de leurs femblables qui en échange de leurs peines ne leur procuraffent aucuns des avantages qu'ils ont droit de prétendre.

Croirons-nous de bonne foi que les peuples aient jamais pu dire à ceux qu'ils avoient choifis pour Souverains » gouvernez-nous comme il vous » conviendra; difpofez, fuivant vos fantaisies, de nous, de nos femmes, » de nos enfans, de nos biens, de notre liberté; nous confentons à ne » travailler que pour vous & pour ceux que votre faveur diftinguera des >> autres; quels que foient les excès auxquels la dépravation de votre cœur » ou le délire de votre efprit vous porteront, nous y foufcrivons d'avance » & nous renonçons pour jamais au droit de nous plaindre & de réprimer >> vos fureurs. » Ils ont dû dire: » nous avons confiance en vous comme » nos ancêtres l'ont eu dans les vôtres vous régnez parce que nous le » voulons; nous vous avons rendu dépofitaires d'un pouvoir dont nous au»rions pu abufer; vous vous en fervirez pour notre bien; mais nous ne » confentirons jamais au mal que vous voudriez nous faire. Si vous de» venez des oppreffeurs, nous deviendrons vos ennemis. «<

Si l'on affure que c'eft du ciel que la puiffance des Rois eft émanée aura-t-on le front de prétendre qu'une Divinité bonne & jufte, telle qu'on devroit la fuppofer, ait dit à tous les habitans de la terre. » Peuples! je » ne vous ai créés, que pour être les jouets d'un homme privilégié ; je ne >> vous ai raffemblés en fociété, que pour que vous fuffiez des esclaves » plus malheureux que les fauvages répandus dans les déferts. Votre vie » votre champ, votre travail, votre liberté appartiendront exclufivement à > l'un d'entre vous, & jamais vous n'aurez le droit de réfifter à fa mé>> chanceté. << Avec quelle infolence n'outrage-t-on pas fon Dieu, quand on en fait l'auteur, le défenfeur & l'appui des tyrans qui défolent la terre! Quels que foient les principes fublimes fur lefquels le pouvoir abfolu fe fonde quels que foient ces prétendus droits divins que le menfonge a fait defcendre du Ciel; quels que foient ces Dieux injuftes que l'on fuppofe les fauteurs des tyrans, jamais ni la force, ni l'impofture, ni le temps ne pourront étouffer totalement le cri de la nature. Elle réclame à tout moment dans le fein de l'esclave malheureux; c'eft elle qui dit aux enfans de la terre que le Monarque le plus puiffant n'eft qu'un foible mortel comme eux; c'est elle qui montre à tout homme raisonnable, que l'autorité da

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